Un « pivot » en matière de R&D pour le renseignement : changer de modèle (part 1)
Général Michel MASSON
Général de Corps Aérien (2e section), ancien directeur du renseignement militaire (2005-2008).
« Une politique nouvelle et efficace reste à trouver. Mais on aurait tort de confondre insécurité et défaitisme, perplexité et manque de confiance en soi, désillusion et cynisme. Le dynamisme de ce pays reste immense. Pour le moment, il est comme suspendu entre un sentiment nouveau, déplaisant, inquiétant, de sa dépendance ou de sa puissance diminuée, et une sorte de confiance inentamée de ses valeurs et en son type de société … »
Stanley Hoffmann, 1980 (dans sa préface pour le livre de Jacqueline Grapin, Radioscopie des Etats-Unis, Calmann-Lévy, 1980)
Dans le combat immémorial qui oppose le glaive et la cuirasse, celui des deux qui a au préalable été pensé puis conçu pour vaincre en connaissant les caractéristiques de l’autre et de son utilisateur permet d’anticiper sur le risque. Celui des deux guerriers qui s’est le mieux informé sur la force et les intentions de l’adversaire, potentiel ou déclaré, sur sa culture politique et militaire a déjà pris un avantage par la connaissance. S’il a entretenu et mis à jour en permanence, avec méthode et abnégation, cette action d’information, toujours avec le souci de prévenir le risque plutôt que d’être réduit à panser la blessure une fois la menace survenue et concrétisée, alors ce guerrier peut penser serein à la bataille qui vient. C’est son entraînement, sa détermination et son instinct, son inspiration qui feront le reste. Car comme Sun Zi, nous pensons que « celui qui connait son ennemi et se connait lui-même mènera cent combats sans danger[1] ».
Bien entendu, nous nous inscrivons par là partiellement (seulement) en faux contre ce que déclarait le commandant de Gaulle dans l’une de ses trois conférences (qui fonderont Le fil de l’épée[2]) devant l’Ecole de guerre, en avril 1927, à Paris, dans l’amphi Louis de l’Ecole Militaire: « L’action de guerre revêt essentiellement le caractère de la contingence … l’ennemi peut se présenter d’une infinité de manières ; il dispose de moyens dont on ignore la force exacte ; ses intentions sont susceptibles de suivre bien des voies ».
Charles de Gaulle – qui a l’intelligence de la dialectique, de l’honnêteté intellectuelle et la maîtrise du raisonnement militaire – concède néanmoins un peu plus loin (il cite d’autres exemples) que le haut commandement français connaissait tout ou presque des moyens, des intentions et de la force réelle de l’ennemi lors de la fameuse contre-offensive de Villers-Cotterêts du 18 juillet 1918, toujours à l’honneur dans l’enseignement des académies d’officiers et des écoles de guerre.
Il faut dire qu’avec la Grande Guerre on avait assisté à l’avènement – concomitamment à la modernisation des conflits armés – de méthodes nouvelles de recherche et de récolte de l’information qui donnèrent véritablement jour à ce que l’on appelle aujourd’hui le renseignement technique; inflexion déterminante qui faisait entrer de plain pied le renseignement (militaire ou autre) dans la modernité : utilisation de technologies et techniques nouvelles, manœuvre des capteurs, croisement des sources, emploi du chiffrement qui se généralisait.
Quand bien même, la défiance du haut commandement envers le renseignement restera en France de mise : car le chef ne décide que sur son « inspiration » dont il tire sa grandeur et pour partie sa légitimité! Vision très clausewitzienne, comme le resteront longtemps encore les chefs militaires français, et à laquelle Charles de Gaulle n’échappe pas dans Le fil de l’épée.
Une irrésistible pression du temps
Plus près de nous, dans une tribune parue dans la Revue de Défense Nationale[3], l’ambassadeur Bernard Bajolet, actuel Directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) et ancien coordonateur du renseignement[4], nous rappelle que « Le renseignement est nécessaire à la décision pour l’anticipation et l’appréciation des risques, crises et conflits internationaux. Il est devenu pour notre pays une priorité stratégique parmi les plus hautes parce que l’identification même des menaces, qui réduit d’une certaine façon l’incertitude du monde, est devenue cruciale ».
Le Livre blanc de 2013 pour sa part dispose que « La fonction connaissance et anticipation a une importance particulière parce qu’une capacité d’appréciation autonome des situations est la condition de décisions libres et souveraines. Cette fonction recouvre notamment le renseignement et la prospective. Elle permet l’anticipation stratégique qui éclaire l’action. Elle est également une condition de l’efficacité opérationnelle des forces et contribue à l’économie des moyens que celles-ci utilisent pour remplir leurs missions »[5].
Mais à l’heure de l’immédiateté (pardon pour cet épouvantable néologisme), du superficiel et souvent du superflu, la recherche des éléments déterminants pour cette identification des risques et menaces ne s’en trouve pas simplifiée. Alors que par le passé la difficulté était de trouver – rarement sous contrainte temporelle – une information (l’étape suivante étant de déterminer sa pertinence), aujourd’hui elle est plutôt de trouver rapidement celle susceptible de nous intéresser dans un fouillis au demeurant inextricable et surabondant. Pour faire court, disons schématiquement qu’on est passés de la rareté à un trop plein particulièrement bruité, qui se déverse à une cadence folle.
Autrefois le monde était prévisible, tout au moins à l’échelle-temps d’une vie humaine. Lorsqu’en 499 avant J.-C. les cités grecques d’Athènes et d’Erétrie interviennent en faveur de Milet qui se rebelle contre la tutelle perse, elles savent que Darius ne laissera pas cet affront impuni. Elles ont le temps de se prémunir contre ce risque et préparer la riposte qui aura lieu à Marathon … la menace s’étant concrétisée neuf ans plus tard. Il ne s’agit pas de faire entrer l’Histoire dans nos préoccupations contemporaines, mais le passé est riche d’enseignements. Comme le souligne Umberto Eco[6], « le dialogue entre ce qui s’est passé et ce qui se passe est fondamental… ». Ainsi, Démosthène dans sa 3° « philippique », s’adressait ainsi à ses compatriotes face à la menace que représentait Philippe de Macédoine pour sa cité: « Il ne faut à aucun prix laisser venir la guerre jusque chez nous … d’aussi loin que possible, prévenez l’attaque par votre activité et vos préparatifs … nous avons beaucoup d’avantages, Athéniens, si nous nous décidons à faire ce qu’il faut …».
Mais aujourd’hui l’échéance est de quelques clics sur une souris ou une console, une touche sur un écran tactile,… et le cataclysme peut ne pas être loin … La prise en compte (tardive) des menaces dans le cyberespace est en ce sens révélatrice.
Les services de renseignement ont compris cette nécessité d’anticipation et d’adaptation, mais la faire accepter par les décideurs parait plus difficile, pris qu’ils sont entre la pression de l’instantané et l’obsession de l’image que leur renvoient les médias, aux dépens de la réflexion, laquelle induit un insoutenable besoin de temps.
Dans ce monde qui s’écarte chaque jour un peu plus des schémas et modèles traditionnellement bâtis au fil du temps sur un enseignement ancré dans la sagesse et l’expérience, la recherche des signes, données et informations précoces caractéristiques des évolutions – même minimes – capables de générer changements, crises et menaces est la préoccupation des services au quotidien. Elle se doit d’être autant intuitive qu’analytique, mais dans tous les cas des plus réactives. Surtout lorsque l’urgence opérationnelle commande.
Elle doit l’être tout autant lorsqu’il s’agit – à un horizon en principe plus lointain – d’alimenter la connaissance sur l’évolution globale du monde. Elle est alors encadrée par les directives gouvernementales : il s’agit de ce que l’on peut désigner par l’expression « veille stratégique ».
L’échelle de temps est donc très large, comme l’est celle des volumes d’informations à traiter.
Il en va ainsi également pour les équipements de sécurité : systèmes d’armes, de traitement de l’information, systèmes de systèmes, …
Ces contraintes supposent des outils performants et eux-mêmes évolutifs, pensés souvent selon des processus très adaptatifs, selon des modes d’ingénierie puis de fabrication « agiles », ou en rupture, donc innovants.
Ces cycles et déroulements d’opérations peuvent se révéler très courts dans le secteur industriel non étatique. Mais ils sont dans ce cas également très ouverts, ce qui ne sied guère aux activités strictement contraintes par la confidentialité.
Ils sont par contre le plus souvent très longs au sein du système étatique, car alors très spécifiés et encadrés par des règlements, procédures, séquences d’élaboration puis de contrôle mis en place par l’autorité publique pour bien structurer et rationnaliser le processus séparant l’expression d’un besoin de sa réalisation.
On comprend que dans ce dernier cas ces dispositions répondent à la préoccupation de mieux gérer, suivre et surveiller l’emploi des deniers publics, mais sont aussi pensées pour des acquisitions de systèmes et armements de souveraineté, la plupart du temps très spécifiques, lourds et échappant aux lois traditionnelles du marché.
Or le quotidien des services se doit de coller et d’anticiper sur les réalités d’un monde très imprévisible, que ce soit dans le cadre de l’activité opérationnelle elle-même ou de la veille stratégique, bien entendu, mais aussi de tout ce qui concourt à leur préparation, à leurs modes et outils de réalisation et d’exploitation.
Le défi de la R&D pour les services
S’il fallait caractériser rapidement selon trois grandes tendances ce qui structure l’évolution de notre monde et du contexte international contemporain, on pourrait évoquer tout à la fois la fin de la domination occidentale et une globalisation de plus en plus pressante et ressentie maintenant comme préoccupante – paradoxe – par ces Occidentaux qui l’ont pourtant encouragée ; enfin, une instabilité et une volatilité croissante du paysage stratégique et sécuritaire, tel que le constate en particulier notre Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale.
L’un des risques dans cette perspective est de devenir « aveugle[7] » sur ce qui se passe à l’étranger dans ce mouvement global et autiste. Aveugle en même temps qu’autiste : une intolérable descente aux enfers pour les services de renseignement.
L’autre risque est de ne pas pouvoir disposer à temps des outils qui leur permettront de faire face aux défis qui se présentent : il leur faut donc en amont s’intéresser à la recherche et aux développements scientifiques et techniques (recherche et développement/R&D), en national comme à l’étranger, mais en tout état de cause être en mesure d’avoir accès à une R&D en propre performante.
Avec en tête deux soucis : comment les Etats et plus généralement les groupes d’intérêt évoluent-ils en matière scientifique et technique ? Comment ne pas se faire dépasser et conserver l’avantage dans certains domaines clefs ?
La R&D. Avant tout, de quoi s’agit-il ? Un tout petit peu de leçons de choses : « Les travaux de recherche et développement (R&D) ont été définis et codifiés par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), chargée d’assurer la comparabilité des informations entre les pays membres de l’organisation. Ils englobent les travaux de création entrepris de façon systématique en vue d’accroître la somme des connaissances, y compris la connaissance de l’homme, de la culture et de la société, ainsi que l’utilisation de cette somme de connaissances pour de nouvelles applications.
Ils regroupent de façon exclusive les activités suivantes :
– la recherche fondamentale (ces travaux sont entrepris soit par pur intérêt scientifique – recherche fondamentale libre – soit pour apporter une contribution théorique à la résolution de problèmes techniques – recherche fondamentale orientée);
– la recherche appliquée (qui vise à discerner les applications possibles des résultats d’une recherche fondamentale ou à trouver des solutions nouvelles permettant d’atteindre un objectif déterminé choisi à l’avance);
– le développement expérimental (fondé sur des connaissances obtenues par la recherche ou l’expérience pratique est effectué – au moyen de prototypes ou d’installations pilotes – en vue de lancer de nouveaux produits, d’établir de nouveaux procédés ou d’améliorer substantiellement ceux qui existent déjà) »[8].
La bible en la matière est constituée en Occident par le Manuel de Frascati[9], dans sa sixième et dernière édition de 2002.
Aux Etats-Unis, un constat sévère
Avec la loi Intelligence Reform and Terrorism Prevention Act (IRTPA)[10] – les dispositions légales prenant acte des Lessons Learned (retours d’expérience) après la faillite du renseignement qui présida aux attentats du 11 septembre 2001 – les Etats-Unis d’Amérique ont procédé à un examen approfondi et une réforme de l’organisation de leur communauté nationale du renseignement (USIC[11] dans la suite de notre texte) et de son fonctionnement. Si cet aggiornamento ne toucha pas in fine à la distribution des rôles entre les 16 services qui composent cette communauté, un poste de directeur national du renseignement (Director for National Intelligence – DNI) fut créé, disposant d’une administration nouvelle mise à sa disposition (Office of the DNI – ODNI). Le directeur se voyait ainsi chargé, pour le principal, de veiller à la cohérence d’ensemble du fonctionnement administratif, budgétaire et opérationnel de la mécanique, de la bonne coordination entre les entités et d’une information améliorée au profit des plus hautes autorités de l’Etat, dépassant les bornages traditionnels interservices.
Ainsi que nous l’avons déjà écrit[12], le positionnement du DNI dans l’administration[13] aux Etats-Unis reste tout sauf facile et évident, depuis la création du poste en 2004. La rivalité entre ce nouveau « Czar » du renseignement et le directeur de la CIA d’une part (qui portait auparavant la responsabilité de directeur central du renseignement américain), le ministère de la Défense d’autre part (qui gère dans ce pays la plus grande part du budget du renseignement), et enfin avec l’administration présidentielle (en particulier l’Executive Office du Président, un gouvernement à lui tout seul) est porteuse de dysfonctionnements.
Pour l’ensemble de ces acteurs, l’ODNI n’est en effet vu depuis 2004 que comme une nouvelle couche de bureaucratie se superposant au dispositif existant. Cette institution novice a du chercher à se frayer une voie pas facile, alors qu’elle était sensée s’imposer, au sein d’une impressionnante collection de bureaucraties individuellement imposantes : au bilan, près de 660 agents installés dans un immeuble construit spécialement pour eux se devaient de coordonner ex-abrupto une communauté de près de 110 000 personnes (sans doute plus ; tout dépend du périmètre) réparties au sein
de 16 agences fédérales et services. Une gageure. La faiblesse du dispositif est en fait structurelle. Si l’ODNI est statutairement une administration à part entière dans le dispositif fédéral, plusieurs études et rapports ont conclu ces dernières années que la réforme de 2004 n’avait pas été menée à son terme, le DNI ne disposant pas in fine de l’autorité nécessaire (budgets[14], contrôle des activités des services, gestion de la ressource humaine) pour mener à bien ses tâches.
La Commission
Dans ce contexte, une « Commission nationale d’examen des programmes de R&D de la communauté du renseignement des USA »[15], fut instituée et définie par la loi (titre 50 du US Code). Placée sous une coprésidence bipartisane, elle est composée de douze personnalités issues de la communauté du renseignement[16], de membres (bipartisans également) des commissions compétentes pour le renseignement du Sénat et de la Chambre des Représentants, ainsi que d’autres membres du Congrès non spécifiquement associés à ces affaires.
Elle est fondée à se faire présenter tous les programmes et budgets relatifs à son mandat, auditionner toute personnalité ou membre de la communauté qu’elle juge utile, et est susceptible de se faire aider par les autorités de l’USIC en tout ce qu’elle demande pour ce faire. Elle peut requérir en assignation pour tout témoignage relatif à son mandat. Le DNI est responsable de la mise à disposition des informations demandées par la Commission. Elle peut avoir recours à tout expert ou consultant faisant référence en la matière. Enfin, son rapport final est soumis aux commissions idoines du Congrès en matière de renseignement.
La Commission doit procéder à une revue de l’état des programmes et activités de R&D au sein de l’USIC. Cet examen doit s’attacher à apprécier l’opportunité de modifier l’étendue du domaine de cette R&D, s’intéresser aux activités – dans ce domaine et relevant de tels programmes – particulières à chacun des services, évaluer l’adéquation des ressources dédiées, et au besoin proposer des modifications aux objectifs; la commission doit en outre s’attacher à identifier les domaines scientifiques et techniques jugés d’importance stratégique pour l’USIC et apprécier les relations entre les programmes et activités de cette R&D avec celles des autres ministères et agences fédérales, comme avec celles du secteur privé.
Le constat
Dans son rapport de novembre 2013, la Commission s’inquiète de l’extension de la propagation de la connaissance scientifique et technique résultant de la mondialisation, considérant qu’il y a là un véritable défi en puissance pour la sécurité nationale aux Etats-Unis.
En effet, il s’agit pour elle d’une véritable menace vis-à-vis à la fois des capacités essentielles de l’USIC comme de la crédibilité de l’ensemble de la base de R&D des Etats-Unis d’Amérique. Pour ce qui est de la communauté du renseignement, cette appropriation par les « adversaires » des USA de capacités scientifiques et technologiques avancées représente un défi dans nombre de domaines. En citant notamment: la cryptologie, le spatial, la cybernétique (offensive et défensive), la technologie nucléaire et sa prolifération, la criminalistique, la sécurisation des chaines globales d’approvisionnement, l’analyse des données de masse.
Eu égard à l’extension du champ étendu comme du rythme accéléré de l’ensemble des activités de R&D dans ce monde globalisé, l’USIC doit donc modifier et élargir sa stratégie de recherche et d’innovation. En premier lieu, pour les domaines dans lesquels il est essentiel que les US maintiennent une supériorité (par exemple la crypto), l’USIC doit avant tout maintenir sa crédibilité et assurer des avancées de sa base propre de R&D.
En second lieu, des innovations doivent être obtenues quand nécessaire en prenant en compte une base de R&D élargie à l’ensemble des Etats-Unis; pour ce faire, l’USIC doit encourager et s’associer d’autres partenaires, en particulier les petites sociétés innovantes. Ces dernières sont souvent contraintes ou découragées de contribuer à de tels programmes en raison des délais et des coûts imposés par le système étatique d’acquisition lui-même conjointement aux exigences de sécurité, sans parler des mesquineries qui leur sont imposées lorsqu’elles sont sous-traitantes de grands intégrateurs déjà titulaires de tels contrats. Une nouvelle approche permettant des contractualisations directes au profit de ces petites entreprises dans une base de R&D élargie doit être favorisée.
Enfin, s’agissant des domaines de la recherche non classifiée, l’USIC se doit d’être plus agressive vis-à-vis de la population de chercheurs de talent.
La commission considère que l’USIC doit également s’efforcer de détecter les menaces globales de façon plus exhaustive et à un stade plus précoce, être plus réactive (agile dirait-on dans le monde de la recherche industrielle aujourd’hui), plus agressive aussi dans le développement de nouvelles capacités et de l’innovation en général.
La commission définit ainsi quatre défis : élargir le domaine du renseignement scientifique et technique, améliorer la fusion du le renseignement, rechercher le leadership en matière de R&D, et être plus agressive dans le recrutement de chercheurs de talent.
Une analyse plus détaillée de la version non classifiée du rapport de cette commission figure en annexe. Bien que très allusif – quoi de plus compréhensif – ce texte est riche d’enseignements. Que faut-il en retenir ? Des risques et des menaces se profilent vis-à-vis de la sécurité des Etats-Unis et de la crédibilité scientifique et technique de sa communauté du renseignement (USIC).
Les risques
Les Etats-Unis font le constat amer qu’ils sont entrés dans le «vieux monde », et que certains risques émanent du nouveau « nouveau monde », de la part des puissances dites émergentes et plus généralement de celles qui veulent se faire rapidement une place dans le panorama stratégique. Ils contemplent avec amertume leurs capacités passées en matière de recherche et d’innovation et se disent qu’ils sont en voie d’être dépassés. L’évocation du programme Corona[17] par la commission citée supra est exemplaire et fleure un parfum de nostalgie, mais ce retour sur le passé met surtout en relief le cri d’alarme qui sous-tend l’ensemble du rapport : on ne sera plus les premiers et les meilleurs. Donc il y a péril !
Un tel défi se fit déjà jour dans les années 90, et l’on se sent ici un peu en « miroir » de cette période. Le débat stratégique de cette décennie s’inscrivait pourtant alors dans un contexte sécuritaire mondial et économique aux États-Unis plus favorable : fin de la Guerre froide, forte croissance économique (près de 6 % sur une base annuelle), inflation faible, quasi plein emploi. Ce qui poussait les Américains à la fois à une vision très optimiste de l’avenir (qui générera en particulier la « bulle Internet »), grâce à l’accumulation des richesses, mais en même temps à la crainte que la Nation ne soit de ce fait la cible d’États prédateurs.
Pourtant, les principaux compétiteurs, concurrents ou adversaires putatifs de l’époque ne représentaient guère de danger : le Japon s’enfonçait alors dans l’une des pires crises financières de son histoire ; l’Allemagne allait consacrer l’essentiel de ses efforts et moyens à sa réunification. L’Union européenne quant à elle subissait – déjà – un ralentissement économique qui la déclassait. L’URSS était jetée aux poubelles de l’Histoire et l’«ours» russe ne faisait plus peur.
Les esprits étaient donc prêts aux Etats-Unis pour se pencher sur la sauvegarde de ce positionnement stratégique : il n’était pas raisonnable de se satisfaire de « récolter les dividendes de la paix ». Il ne fallait pas baisser la garde, en particulier au plan militaire : il parut cohérent de tirer profit de la victoire par défaut de la Guerre froide, et en même temps de s’intégrer dans l’essor fulgurant des – alors « nouvelles » – technologies de l’information et de la communication (TIC). S’inspirant de réflexions soviétiques antérieures à la chute du Mur[18], les esprits étaient disponibles pour une Révolution dans les affaires militaires (Revolution in Military Affairs – RMA), non seulement en tant que débat destiné à susciter une rénovation des concepts stratégiques et doctrines d’emploi, mais aussi à consacrer la domination technologique américaine en tant que vecteur d’une supériorité globale. Les « peer competitors » à venir n’avaient qu’à bien se tenir.
Cet objectif de suprématie et d’influence reste aujourd’hui d’actualité aux Etats-Unis : « Our national security strategy is, therefore, focused on renewing American leadership so that we can more effectively advance our interests in the 21st century[19] » … et ainsi que le Président Obama le souligne dans son propos liminaire de la stratégie nationale : « Our strategy starts by recognizing that our strength and influence abroad begins with the steps that we take at home ».
Ce questionnement tourne à l’obsession depuis la Guerre froide : les Américains resteront-ils « on top » au plan sécuritaire ? Encore aujourd’hui, au plan militaire notamment, la course à cette suprématie et les angoisses qui l’accompagnent se retrouvent dans de nombreux articles[20], études et rapports.
Pour ce qui la concerne, au premier chef, l’USIC doit prendre sa part de ce constat, et donc s’alarmer de ses déficiences dans la préparation de l’avenir et de l’intérêt qu’elle doit porter aux développements de la R&D chez les adversaires potentiels. Elle doit aussi mieux préparer, coordonner et gérer sa propre R&D. Ce n’est pas une nouvelle RMA que suggère la Commission (« L’USIC a passé ces 10 dernières années à soutenir les besoins militaires immédiats exigeant une R&D et des améliorations capacitaires à court terme, plutôt que de poursuivre des objectifs entrant dans une vision plus stratégique[21] »), mais plutôt une RIA (Revolution in Intelligence Affairs), s’agissant des efforts en la matière.
La menace
Si la mondialisation fut toujours défendue comme une chance pour l’Amérique, au travers de l’ouverture des marchés et de la libéralisation des échanges, elle est aujourd’hui tout autant vécue outre-Atlantique comme un défi préoccupant. Comme le soulignait Hubert Védrine[22] dans son rapport, la France n’est pas vraiment la seule à s’en inquiéter. Aux Etats-Unis aussi, on commence à se poser des questions à son propos.
Pourtant cette globalisation/mondialisation a été portée, dans ses débuts au moins, par les Etats-Unis d’Amérique eux-mêmes. Dans le prolongement quasi-logique de leur « destinée manifeste », depuis Georges Washington[23] jusqu’à nos jours, en passant par Woodrow Wilson, et plus tard de la politique dite de « la porte ouverte », qui leur fit croire (Ronald Regan) qu’elles les mèneraient à influencer – voire modifier – la vie politique et économique dans toutes les régions du monde dignes d’intérêt, c’est-à-dire … partout, ou presque. L’ouverture, la libéralisation des échanges et la promotion des valeurs « universelles » ayant inspiré les Pères Fondateurs ne pouvaient donc que bénéficier à la fois à l’ensemble de l’humanité et à la suprématie américaine.
Mais toutes les civilisations et tous les Etats du monde ne sont pas prêts à se laisser influencer ou dicter une ligne de conduite. Ainsi, dans le village planétaire global (en anglais Global Village) qui étend son spectre d’influence au-delà des réflexions de son premier penseur (Marshall Mac Luhan), et dont avant lui Paul Otlet eut la prescience, il apparait évident que la Chine devient, sans doute plus vite que pressenti, le principal compétiteur, concurrent, adversaire (« peer competitor ») dans la course à la suprématie mondiale, qui reste la préoccupation première de la stratégie nationale de sécurité américaine. C’est avant tout l’Empire du milieu qui se cache derrière le terme « adversaries » cité douze fois (en 38 pages) dans le rapport précité (incluant les annexes, notes, remerciements, …). Il est aujourd’hui considéré comme une menace, et se positionne de fait au cœur de ce rapport, même si la Chine n’est nommément citée que deux fois, et encore dans des notes de bas de page[24], et à titre d’exemple seulement.
C’est une constante des relations internationales. Sitôt un ennemi disparu (ou presque), un autre apparait. Quitte à l’inventer, car c’est un grand jeu à somme nulle. Hier l’Union Soviétique et ses affidés communistes de par le monde, aujourd’hui – demain plus encore – la Chine. Les frictions clausewitziennes de la puissance en devenir vis-à-vis de celle sur la défensive nourrissent la conceptualisation d’une menace qui se profile.
Ainsi, depuis une vingtaine d’années, la Chine en est venue à orienter et façonner la politique extérieure et les relations internationales des Etats-Unis. Il est vrai que le monde nouveau est en Asie, ce qui explique le « pivot » de l’Amérique d’Obama : à la fois un rééquilibrage vers ce continent de sa politique extérieure et une tentative de « containment » de l’expansion régionale de Pékin[25], affectés toutefois par le déclin de ses moyens financiers[26]. Une stratégie de puissance exige des moyens considérables, aujourd’hui plus encore qu’à l’ère du programme Corona.
Les manifestations de cette méfiance ne manquent pas. A titre d’exemple, le Congrès créa en 2000 une commission spécialement chargée de surveiller, rechercher et caractériser aux plans économique et des échanges en général avec la Chine ce qui pourrait représenter une menace vis-à-vis de la sécurité globale des Etats-Unis. Cette commission rend un rapport annuel sur ses travaux.
Si l’on se penche sur la R&D en particulier, sujet qui nous concerne ici, selon les mesures opérées par l’OCDE[27], la Chine investit effectivement une part croissante de son revenu intérieur brut à la R&D. En 2012, ces dépenses ont ainsi compté pour 1,98% du PIB dans ce pays (contre 1,96% en Europe). Ce taux a presque triplé entre 1998 et 2012. Si elle poursuit sa politique ambitieuse et volontariste tant en termes de budgets que de ressources humaines, avec ces efforts de recherche la Chine pourrait se positionner au niveau des États-Unis d’ici une dizaine d’années.
Pour sa part, dans la droite ligne des « Soviet Military Power » d’avant la dissolution du Pacte de Varsovie, le Pentagone émet un « Annual report to Congress. Military power of the People’s Republic of China »[28].
Enfin, la révolution dans les affaires militaires américaine des années 90 n’avait pas pour simples buts de « percer le brouillard de la guerre », de s’assurer la suprématie informationnelle (« information dominance »), ou simplement d’effectuer le saut technologique décisif dans les armements. Si une définition stratégique claire a toujours fait défaut, dans une acception plus visionnaire la RMA était la réflexion militaire américaine face aux défis asymétriques déjà perceptibles et prévisibles, d’une part, mais aussi et surtout révélait l’exigence de faire face à un « peer competitor », concurrent, adversaire majeur en devenir, la Chine.
Il est d’ailleurs significatif que c’est de Chine que viendra en 1996 la réponse critique la plus globalisante à ce concept, dans La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui[29]. A son tour, la Chine veut se faire adouber par Washington comme le seul et unique « peer competitor » : c’est le fondement du « rêve chinois », perspective offerte et présentée par le nouveau régime à Pékin, tant pour des considérations de politique intérieure que de perspectives stratégiques. L’alunissage d’un module spatial par la Chine le 14 décembre 2013 est parfaitement symbolique en ce sens !
Pour leur part, les Russes contemplent leur grandeur passée à l’aune de l’URSS et de la Guerre froide, contraignent l’Ukraine – après la Géorgie – à passer sous leurs fourches caudines, montrent leurs muscles dans un bras-de-fer incertain avec un Occident frileux et décontenancé. C’est au travers de ce prisme qu’il faut aujourd’hui analyser la politique internationale du Kremlin. L’écroulement de l’Empire soviétique, l’héritage d’Eltsine, tout cela a été vécu par les Russes essentiellement comme une « énorme humiliation »[30].
Il faut avoir vécu de près les relations internationales après la chute du Mur – tentant de bâtir un nouvel ordre mondial ou plus modestement construire un partenariat de confiance au travers de rencontres crispées – avec les représentants russes pour comprendre ou au moins entrevoir ce désarroi : seuls les Etats-Unis avaient alors pour eux valeur de repère et d’étalon dans tous les échanges, même et peut-être surtout bilatéraux, quel que soit le partenaire/interlocuteur. Tous leurs efforts en matière de politique internationale tendent donc aujourd’hui à retrouver cette « parité » perdue, alors que le « peer competitor » des stratèges américains depuis le début des années 90 est devenu la Chine. Et c’est également l’ombre portée de cet Empire du milieu qui est insupportable à Moscou[31].
Quand à l’Europe, elle se cherche encore.
Mais la Chine n’est bien entendu pas la seule menace. Curieusement, pour cette fois, l’antienne habituelle sur le terrorisme semble ici laissée de côté. Elle reste toutefois présente[32], comme en « sourdine », en particulier lorsque la Commission met l’accent sur le traitement fusionné et le partage des données multi-sources. On sait que c’est là l’un des défis majeurs lié à l’éclatement de l’USIC en 16 services, avec un fusionnement par le DNI qui n’a pas encore vraiment donné satisfaction.
Les défis majeurs à relever par les services de renseignement peuvent se lire en filigrane des trois dynamiques qui structurent l’évolution du contexte international : une domination occidentale en fin de course, une accélération de la mondialisation, une période de transition caractérisée par la volatilité et l’instabilité. Le risque est de se faire dépasser, de devenir aveugles, autistes.
La question technique s’invite aussi en géopolitique. Soulignons que d’ici à 2030, l’Asie – la Chine surtout – devrait devenir le principal foyer de création de richesses comme d’innovations scientifiques et technologiques.
Le rapport en novembre 2013 de la Commission nationale d’examen des programmes de R&D de la communauté du renseignement des Etats-Unis d’Amérique (USIC) s’inscrit dans ces perspectives. C’est un cri d’alarme porté tant vis-à-vis du déclassement dans le monde des Etats-Unis – donc de l’USIC – en termes de R&D, que du positionnement réel du DNI et de son administration dans cette nébuleuse du renseignement américain. Le fait du législateur de confier à cette autorité la supervision et la gouvernance de la R&D de l’USIC était pourtant à l’origine porteuse de cohérence. Mais les rivalités entre le nouveau « Czar » du renseignement et le directeur de la CIA d’une part, le ministre de la Défense d’autre part n’ont pas cessé[33], jamais arbitrées par la Présidence.
D’où l’incohérence qui faisait titrer au Washington Post le 6 novembre 2013 : «Panel: U.S. spy agencies hampered by poor collaboration, … The scientific research efforts of the U.S. intelligence community are poorly coordinated …»[34].
En France, le travail de renforcement et de mise en cohérence de la gouvernance des services entériné avec le Livre blanc de 2008 autour de la création d’un Conseil National du Renseignement sous l’autorité du Président de la République, et de celle du poste de coordonnateur placé auprès de lui allait aussi dans le bon sens. C’était attendu et ce fut salué par la communauté nationale du renseignement. La lettre de mandat confiée par le Président d’alors à l’ambassadeur Bernard Bajolet, premier titulaire de cette fonction, semblait prometteuse en matière de préparation de l’avenir et d’acquisition des systèmes techniques pour les services. Cet espoir a-t-il été suivi d’effets ? C’est ce que nous tenterons d’analyser dans une prochaine tribune.
Général Michel Masson
Mars 2014
ANNEXE 1
Sommaire des constats et recommandations
Elargir le champ du renseignement scientifique et technique.
. Constatation 1 : la commission note un effort limité de la part de l’USIC pour discerner et exploiter les intentions et capacités en matière de R&D stratégique – spécialement non militaires – des adversaires des USA, et pour contrer le vol ou l’acquisition de leur part de technologies nationales.
. Recommandation 1 : conduire un renseignement global vis-à-vis des sciences et technologies stratégiques ; s’en servir pour la planification et l’attribution des ressources de la R&D au sein de l’USIC.
Améliorer la fusion du renseignement.
. Constatation 2 : la commission considère que – les procédures et moyens traditionnels de recherche et d’analyse du renseignement restant toutefois utiles et nécessaires – les menaces émergentes et à venir ne peuvent pas être traitées sans une amélioration des capacités de fusion du renseignement permettant un accès et un partage des données aux fins d’analyse, et un meilleur accès et partage des informations au profit des décideurs.
. Recommandation 2 : cibler la R&D de pointe de l’USIC sur des approches d’amélioration de la fusion du renseignement – des méthodes qui intègrent des sources diversifiées et qui utilisent des moyens automatisés pour caractériser, découvrir, accéder puis agréger à la fois l’information brute et l’information traitée.
Favoriser le leadership en matière de R&D
. Constatation 3 : la commission note que la planification stratégique en matière de R&D et que la prise de décisions en matière de plans d’investissement et de programmes dans ce domaine de l’USIC est inadéquate
. Recommandation 3 : favoriser le leadership en matière de R&D de l’USIC pour développer une stratégie de R&D globale et superviser/surveiller/contrôler l’allocation des ressources.
Etre plus agressif dans la recherche et l’utilisation de chercheurs de talent
. Constatation 4 : la commission a rencontré un intérêt marqué au sein de l’USIC pour tirer profit à la fois des talents et de l’innovation dans le secteur privé – national comme international – tout autant qu’au sein de l’USIC elle-même, mais celle-ci doit faire évoluer ses pratiques en matière de gestion des ressources humaines et de contractualisation pour exploiter et mieux tirer profit de la ressource RH STEM[35] qu’offre le marché
. Recommandation 4 : accéder à une ressource humaine de qualité sur le long terme nécessite de développer d’autres procédures permettant de recruter et fidéliser les talents nécessaires à l’intérieur d’un secteur privé devenu plus compétitif et d’un marché plus globalisé. Elargir la palette des talents en matière de R&D de l’USIC en mettant l’accent sur le partage de l’innovation avec les secteurs privé et public, l’université, les laboratoires de recherche nationaux,
et en développant une approche et une stratégie de l’USIC destinée à offrir des opportunités dans le domaine de la R&D au profit de non nationaux US.
Elargir le domaine du renseignement scientifique et technique
Le constat : l’effort de l’USIC pour détecter et exploiter les intentions stratégiques en R&D des adversaires est limité. La croissance rapide de la R&D globale dépasse ses capacités de comprendre, avoir accès et développer des technologies défensives, de savoir, comprendre et évaluer l’étendue de la R&D globale et ses effets sur la sécurité économique et plus globalement de la nation aux USA. Au milieu du XXe siècle. les Etats-Unis d’Amérique s’appuyaient sur une R&D révolutionnaire pour faire face à une menace grave. Le développement puis le déploiement du programme de satellites de reconnaissance et surveillance CORONA donna ainsi aux USA la possibilité, pour la première fois, de voir de façon régulière « de l’autre côté », non pas de la colline, mais du Rideau de fer, et sur une grande échelle. CORONA fut ensuite à l’origine de presque toutes les technologies de cartographie de la planète dans les cinquante années qui suivirent. Rien de tout cela n’aurait été possible sans une base R&D solide, une orientation stratégique, et un esprit visionnaire. Les USA ne seront plus capables de développer le « CORONA » du futur sans efforts consacrant la R&D, ainsi que les hommes et femmes qui oeuvrent à son profit [dans ses nombreuses branches ou disciplines].
Or, actuellement, le DNI attribue les responsabilités en matière de recherche et d’exploitation via quinze directeurs au sein du Renseignement national aux US, chacun d’entre eux produisant sa propre stratégie dans ce domaine. Le bureau du Directeur de la S&T (sciences et technologies) du Renseignement National (NIM-S&T) a pour mission d’évaluer/estimer l’étendue des développements scientifiques dans le monde, mais ne porte pas suffisamment son attention sur le secteur industriel privé dans sa globalité, alors qu’on y enregistre la plupart des avancées significatives. Les limites de cette évaluation globale des S&T résultent grandement d’une la mondialisation rapide, mais aussi d’un intérêt insuffisant porté par le NIM-S&T à ces différentes activités à l’étranger.
Or l’expertise et la maîtrise croissantes à l’étranger dans nombre de technologies et capacités industrielles émergentes et potentiellement révolutionnaires – obtenues soit par des progrès nationaux soit par des pratiques clandestines, prenant avantage à la fois d’une érosion des capacités US et d’un contrôle insuffisant sur les chaînes d’approvisionnement critiques – peuvent être à l’origine de graves préjudices à la sécurité des USA et de leurs alliés. Dans le même temps, des Nations étrangères peuvent faire l’acquisition de technologies prometteuses et de sociétés « jeunes pousses » au travers de co-entreprises, de participations au capital ou d’acquisitions dans des secteurs dont la sensibilité dans le futur tant en termes de sécurité que d’implications économiques n’a pas été correctement et pleinement appréhendée. Les politiques actuelles aux Etas-Unis relatives au suivi et à l’encadrement des prises de participation ou de contrôle de sociétés nationales ou ayant des implications dans les intérêts nationaux n’ont pas suivi l’évolution des pratiques internationales des affaires au sein du marché des hautes technologies.
En conséquence la Commission recommande de conduire un renseignement stratégique S&T global, de l’exploiter ensuite aux fins de planifier les actions de R&D ainsi que les ressources associées dans l’ensemble de l’USIC.
Pour cela il est indispensable d’améliorer l’assimilation/compréhension des stratégies étrangères concernant les développements de la S&T au travers du renseignement S&T, au profit de l’USIC.
Produire des efforts en matière de fusion du renseignement
Le constat: il est indispensable d’améliorer la fusion du renseignement nécessaire à l’évaluation des menaces nouvelles et futures. L’environnement global dans lequel l’USIC doit opérer et conserver une suprématie est changeant. Les menaces difficilement perceptibles, du fait d’indices d’alerte peu détectables, ou caractérisées par une croissance rapide, incluant les actions individuelles et l’espionnage économique qui deviennent la norme en même temps que surgissent ou arrivent à maturité de nouveaux concurrents étatiques et de puissants acteurs non-étatiques. L’USIC doit répartir et coordonner les responsabilités, puis agréger et faire du traitement fusionné et du partage des données multi-sources une priorité : elle doit ainsi être en mesure de fournir une situation des intentions hostiles qui ne seraient pas perçus si le traitement des sources était effectué séparément.
Pour répondre à un tel défi, c’est-à-dire étendre et renforcer la fusion du renseignement, l’USIC doit, par exemple, développer et généraliser des capacités favorisant une répartition synchronisée et agile des tâches en matière de recherche et d’exploitation dans tous les domaines de recherche du renseignement (SIGINT, HUMINT, etc…) et tous les milieux (espace infra et exo-atmosphérique, au sol, sous-marin, etc..). A ce titre, le manque d’approche stratégique en matière de R&D au sein de l’USIC limite l’investissement dans la recherche avancée capable de telles innovations dans les processus liés aux phases de recherche, d’exploitation et de diffusion du renseignement.
En conséquence la Commission recommande de focaliser la R&D avancée de l’USIC sur un renforcement de la fusion du renseignement, le développement à la fois des méthodes d’intégration multi-sources et d’expertises utilisant des systèmes automatisés permettant de découvrir, identifier, caractériser, accéder et agréger les données brutes avec l’information traitée.
Pour cela, il revient à l’ODNI de mettre en place un programme commun entre le Directeur S&T et l’adjoint au DNI pour la fusion du renseignement (DDII), destiné à fixer, suivre les priorités et coordonner la R&D en matière de renforcement du fusionnement du renseignement, au sein de l’USIC, s’agissant du renseignement multi-disciplinaire et multi-sources.
De même, l’ODNI devra porter l’effort sur les méthodes d’analyse destinées à émettre des alertes à partir des améliorations produites en termes d’agrégation, d’analyse, de traitement de données de masse et d’analyse prédictive. Ici aussi, l’ODNI doit veiller à élargir le champ actuel d’investigation de la R&D de l’USIC.
Favoriser le leadership en matière de R&D
Le constat : un leadership assuré et affirmé en matière de R&D est nécessaire si l’on veut se donner la faculté d’innover en termes de coordination, de planification et de surveillance du marché de la R&D. La Commission constate plusieurs facteurs qui entravent les efforts au sein du dispositif actuel de R&D de l’USIC en faveur d’un plan unique, et parmi ceux-ci une diversité de schémas budgétaires et de priorités entre les agences. Il en résulte que la DS&T de l’ODNI doit être l’organisme exécutif de la R&D de l’USIC afin de définir une orientation et une coordination stratégiques au dispositif/système de R&D, et en même temps évaluer les capacités de chacun des services pour développer et poursuivre leurs propres initiatives innovantes.
Or l’USIC a passé ces 10 dernières années à soutenir les besoins militaires immédiats exigeant une R&D et des améliorations capacitaires à court terme, plutôt que de poursuivre des efforts avec une vision sur le long terme. Les buts stratégiques en matière de R&D au profit du dispositif de l’USIC ne sont ni fixés ni adoptés de manière collective, sans une véritable mutualisation dans ce domaine. Et ainsi, à de rares exceptions près, la R&D de l’USIC ne s’adapte pas rapidement aux changements dans l’environnement technologique.
Sans compter que les services compétents au sein de l’USIC ont éprouvé des difficultés pour fournir à la Commission des comptes sur la planification et la budgétisation de leurs projets actuels en matière de R&D. Or il apparait indispensable que le Directeur S&T ait une vue globale sur le dispositif R&D de l’USIC, dans son intégralité.
En conséquence la Commission recommande de renforcer le leadership en matière de R&D au sein de l’USIC pour développer une stratégie globale et avoir une vue globale sur les allocations des ressources dans ce domaine.
Pour cela la Commission considère qu’il faut consolider les positionnements de l’adjoint au sous-directeur en charge de la S&T (ADDNI/S&T) et du Directeur S&T (DS&T)[36] au sein de la DS&T. Pour sa part, le DNI devrait établir un budget à un niveau défini par le Congrès qui serait confié au contrôle de son Directeur S&T pour faciliter l’investissement dans des projets émergeants et en rupture, ainsi que dans des projets communs en particulier visant à renforcer le fusionnement du renseignement. Pour cela, elle recommande de renforcer l’autorité du DNI pour lui permettre de reprogrammer en cours d’exercice le financement des projets de R&D, à hauteur du mandat donné par le Congrès, au profit de nouveaux projets sans avoir besoin d’un nouveau feu vert de sa part.
Tirer un meilleur profit de la ressource humaine/La recherche des talents
Conforter l’USIC dans ses succès dépend d’une ressource humaine en quantité et qualité dans les disciplines scientifiques et techniques. Elle doit donc faire preuve d’approches innovantes pour s’assurer l’accès aux expertises individuelles dans les catégories concernées en quantité suffisante.
Le constat : l’effet de levier offert par la ressource humaine STEM (scientifique, technique, ingénierie, mathématiques) du marché au profit des besoins de l’USIC est actuellement insuffisant. Malgré son besoin de se reposer sur des chercheurs oeuvrant au sein même de la Communauté comme sur une recherche extérieure, la capacité de l’USIC à mieux tirer profit de la ressource existante, en attirant et retenant les talents mondiaux les plus brillants en matière de R&D continue d’être obérée par certains obstacles. Il s’agit principalement des exigences liées aux procédures de contractualisation, du besoin de détenir la nationalité américaine pour obtenir les habilitations de sécurité, des difficultés pour obtenir les visas US adéquats, mais aussi de la concurrence résultant des opportunités qui s’offrent aujourd’hui à l’étranger aux talents américains.
La Commission recommande donc de rehausser et d’augmenter le potentiel de talents en matière de R&D au profit de l’USIC. Accéder à une ressource humaine de qualité en quantité suffisante sur le long terme dans le contexte d’un secteur privé plus compétitif et d’un marché de plus en plus globalisé nécessite de développer des procédures pour recruter plus facilement et retenir les talents dont a besoin l’USIC. Elle doit mettre l’accent sur les approches de partage de l’innovation entre les secteurs public et privé, avec les universités, les laboratoires nationaux de recherche, et développer une stratégie et une approche permettant de créer des opportunités ciblant des étrangers et à même de les attirer. Dans le même esprit, il faut augmenter les possibilités d’allers et retours dans l’industrie au profit des personnels de talent de la R&D de l’USIC, ciblant une large gamme de types et de tailles d’entreprises et un éventail étendu de domaines présentant un intérêt particulier pout l’USIC.
Le DNI doit pour ce faire identifier les catégories représentant un intérêt pour l’USIC et aider les scientifiques, les chercheurs, les ingénieurs, les techniciens et entrepreneurs à obtenir rapidement des visas pour les USA.
Importance de la R&D – Bâtir le futur
Face aux défis et opportunités présentés par la mondialisation, les directions du Congrès et de l’USIC doivent s’assurer que la R&D est reconnue comme une composante critique et stratégique des missions de l’USIC – et doivent donner au dispositif de R&D de l’USIC le pouvoir d’agir en conséquence.
Le panorama de la R&D qui doit être pris en compte pour s’assurer que les capacités de l’USIC continuent de prévaloir :
- Traitement de l’information quantique
- Progrès dans le calcul haute performance
- Fusion en temps réel des données issues des capteurs
- Analyse prévisionnelle basée sur les données de masse
- Maintien de la compétence en matière d’analyse des systèmes nucléaires
- Fabrications de pointe
- Création, maintenance et détection des systèmes de protection
- Capacités clés, durables, agiles et résilientes
- Intelligence artificielle pour systèmes autonomes et robotisés
- Communications sûres et fiables
- Détection et défense contre l’influence des media étrangers
- Compréhension des dynamiques humaines et des systèmes adaptatifs complexes
Législation instituant un Directeur pour la Science et la Technologie au sein de l’ODNI (titre 50 du US Code – §403-3e)
§403-3e. Directeur pour la Science et la technologie.
(a) Directeur pour la Science et la technologie (DST)
Il existe un DST au sein de l’ODNI qui est désigné par le DNI
(b) Exigences relatives à la désignation
La personne nommée en tant que Directeur ST doit posséder un passé et une expérience professionnels appropriés aux tâches associées à ce poste
(c) Tâches
Le DST doit:
(1) agir en tant que représentant en chef du DNI pour la S et T
(2) présider le comité de la S&T du DNI conformément au sous-paragraphe (d) de ce
paragraphe;
(3) assister le DNI pour formuler une stratégie à long terme concernant les avancées
scientifiques dans le domaine du renseignement;
(4) assister le DNI concernant les éléments S&T du budget de l’ODNI et, …
(5) effectuer toutes tâches qui peuvent être prescrites par le DNI ou conformes à la loi.
(d) Le Comité S&T du DNI
(1) Ce comité est situé au sein de l’ODNI.
(2) Il est composé des principaux officiers scientifiques du Programme national du
renseignement (PNR).
(3) Le Comité doit :
(A) coordonner les progrès en R&D relatifs au renseignement ; et
(B) exécuter toutes les fonctions que lui assigne le Directeur S&T.
ANNEXE 2
Organigramme du DNI
Les noms propres correspondent aux personnes en place à la création du poste de DNI.
On remarquera le positionnement de l’ADNI for S&T
- [1] Sun Zi, L’art de la guerre, Economica, trad. de Valérie Niquet. Art. 3 « De la combinaison d’une offensive » (p.114)
- [2] Perrin, 2010 pour la nouvelle édition
- [3] Revue de défense nationale n°766, janvier 2014. « La DGSE, outil de réduction de l’incertitude ? », p.27
- [4] De juillet 2008 à février 2011 (créateur du poste) ; depuis avril 2013, Directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) ; entre les deux, ambassadeur de France en Afghanistan
- [5] Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale, chap.6, § A « La connaissance et l’anticipation », p.70
- [6] Umberto Eco, France Culture, « La Grande table » (2° partie), jeudi 13 mars 2014
- [7] Sur l’«aveuglement » au sens stratégique, voir l’excellent hors série (n°1) de la revue Sécurité Globale confié à Xavier Raufer : « Temps, Espace : Horizon Stratégique » (édit. ESKA)
- [8] Source : INSEE
- [9] http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/manuel-frascati.htm
- [10] Qui amende le National Security Act de 1947, lequel fondait de facto le renseignement américain
- [11] United States Intelligence Community
- [12] cf. à ce sujet la « tribune libre n°38 » du CF2R, « Les relations internationales et le renseignement sont-ils miscibles ? », nov. 2013 [https://cf2r.org/fr/tribune-libre/les-relations-internationales-et-le-renseignement-sont-ils-miscibles.php]
- [13] On notera que l’IRTPA du 20 juillet 2004 précise d’emblée que le DNI ne fait pas partie de l’administration présidentielle, ce qui en vertu de l’équilibre des pouvoirs aux Etats-Unis lui confère certaines responsabilités devant le Congrès : «The Director of National Intelligence shall not be located within the Executive Office of the President»
- [14] Le projet de budget américain pour 2015 demandé par l’administration se monte à 45,6 milliards de dollars pour les agences de renseignement et 13,3 milliards pour le renseignement militaire. Car le budget (non classifié) de l’USIC est publié depuis 2007 et organisé en deux programmes : le National Intelligence Program (NIP) et le Military Intelligence Program (MIP). Les documents fournis par Edward Snowden à la presse (révélés par le Washington Post) donnaient en octobre 2013 pour les services les mieux dotés : dans l’ordre CIA (14,7 milliards de dollars) ; suivie de la NSA (10,8 milliards) ; puis National Reconnaissance Office (NRO, 10,3 milliards). On notera qu’en septembre 2009, l’ancien DNI, l’Amiral D. Blair annonçait pour sa part un budget global de 75 milliards! Tout est une question de périmètre.
- [15] National Commission for the Review of the Research and Development Programs of the United States Intelligence Community; www.fas.org/irp/eprint/ncrdic.pdf
- [16] Que nous appellerons USIC dans la suite du texte (United States Intelligence Community)
- [17] Le programme Corona fut initié sous l’autorité du Président Eisenhower. Il mit en œuvre les premiers satellites d’observation des Etats-Unis d’Amérique, orientés principalement – mais pas uniquement – sur la surveillance du bloc de l’Est. Il compta plus de 140 satellites de la famille Key Hole entre 1959 et 1972
- [18] Sans entrer dans le débat, on notera que les véritables initiateurs de la RMA furent les Soviétiques avec une réflexion déjà aboutie sur la « révolution militaro-technologique », initiée en particulier par le maréchal Nicolaï Ogarkov dès les années 80. Il fut visionnaire en soulignant les avantages stratégiques et tactiques pouvant être tirés des nouvelles technologies de l’information. L’initiateur de la RMA américaine, Andrew Marshall, s‘appuiera à partir de 1993 sur les réflexions soviétiques et les enseignements de la guerre du Golfe.
- [19] US National Security Strategy ; mai 2010 [Overview of NSS, p.1]
- [20] Voir par exemple : « War game predicts Army loses high tech edge », de Sydney J. Freedberg Jr. dans Breaking Defense [http://breakingdefense.com/2013/09/wargame-predicts-army-loses-high-tech-edge/ ]; 20 sept. 2013
- [21] Ndr : ou si l’on préfère, plus « globale »
- [22] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/074000535/index.shtml
- [23] Qui voyait les Etats-Unis tels une « nouvelle Jérusalem », « … désignée par la Providence comme le théâtre où l’homme doit atteindre sa véritable stature, où la science, la liberté, le bonheur et la gloire doivent s’épanouir en paix » (Jacqueline Grapin, Forteresse América, Grasset, 1984)
- [24] Respectivement en pages 6 et 7
- [25] Les quatre volets initiaux du « pivot »: partenariats, présence, projection de puissance et liberté de navigation sur les mers
- [26] On peut mieux comprendre les difficultés budgétaires américaines au travers du rapport du service de recherche du Congrès, le Budget Control Act of 2011 du 19 août 2011 : www.fas.org/sgp/crs/misc/R41965.pdf
- [27] OCDE, « Dépenses de recherche et développement », dans Panorama des statistiques de l’OCDE 2013 : Economie, environnement et société, 2013. http://dx.doi.org/10.1787/factbook-2013-60-fr
- [28] Dans le seul domaine de la guerre cybernétique, on se reportera à l’excellent article « Le rapport Mandiant et la perception américaine de la menace chinoise » de Daniel Ventre, paru dans la revue Sécurité Globale n°23/printemps 2013 [p.53] ; (« Dossier cyber : la guerre a commencé », 1ère partie).
- [29] Edité en français chez Payot et Rivages, 2003 ; 2006 en poche. Traduit du chinois par Hervé Denès ; préface de Michel Jan.
- [30] Zbignew Brzezinski dans L’Amérique face au monde – Quelle politique étrangère pour les Etats-Unis, entretien avec Brent Scowcroft dirigé par David Ignatius, Pearson Education France, 2008
- [31] Z. Brzezinski pour sa part évoque un risque de « satellisation » de la Russie par la Chine!
- [32] « Our intelligence capabilities must continuously evolve to identify and characterize conventional and asymmetric threats and provide timely insight» (p. 14).
- [33] La commission note en pages 15/16 de son rapport plus haut visé : « We are working to better integrate the Intelligence Community… »
- [34] Débat : les agences d’espionnage américaines entravées par manque de coopération … Les efforts de la communauté du renseignement des Etats-Unis en matière de recherche sont peu coordonnés …
- [35] Ressource humaine scientifique, technique, ingénierie, mathématiques
- [36] Cf. plus bas.