Renseignement : quand les idées reçues font débat
Bernard SNOECK
Ancien membre du Service Général du Renseignement de Sécurité (SGRS), spécialiste du contre-espionnage opérationnel (fin de la Guerre froide) et du contre-terrorisme (années 2000).
Les attentats du 13 novembres 2015 à Paris, leur violence et l’incapacité des services de renseignement belges et français à les empêcher, et même à les prévoir, a relancé un questionnement quasi existentiel : comment faire pour prévenir de tels événements sur le sol européen ?
Comme souvent l’efficacité des services est remise en cause par la presse ou des politiques oubliant souvent que le renseignement n’est pas une science exacte et que, faute de moyens humain, techniques, législatifs, financiers… le renseignement restera dans l’incapacité de prévenir les attentats, tout en sachant que jamais on ne pourra tous les prévenir.
Et parce que le renseignement n’est pas compris, pas ou peu étudié par les journalistes, que les médias ont assez peu l’habitude de rapporter de manière extensive les pratiques et fonctionnement des services, les analystes leur font avaler des couleuvres, consciemment ou non… et ça passe ! Quand en plus les gouvernants en font en enjeu politique plutôt qu’un défi sécuritaire, les déclarations fracassantes et contre-productives envahissent nos plateaux TV et nos studios radio. Quand les idées reçues font le show médiatique…
La marche lente de l’antiterrorisme
Ainsi, lors d’une intervention sur France Info début février, Alain Bauer criminologue français avançait l’idée qu’il nous fallait passer de l’ère du contre-espionnage à celle de l’anti-terrorisme. Pour Alain Bauer, il faudrait comprendre que ces deux matières ne sont pas séquencées de la même manière. L’une, le contre-espionnage, travaillerait sur un temps long et l’autre, l’anti-terrorisme, sur un temps court. Une réflexion particulièrement contre-productive si on pense en terme de résultats.
Les services de renseignement dont les missions se retrouvent au sein de l’acronyme anglophone TESSOC – pour Terrorism, Espionage, Sabotage, Subversion & Organized Crime – doivent travailler dans la durée. Que ce soit dans le cadre du contre-espionnage ou du terrorisme, le travail des services est basé sur la collecte du renseignement et son analyse. Or la collecte de renseignement s’inscrit dans le long terme.
Un exemple: l’utilisation de sources pour collecter de l’information sur les groupes radicaux. En recrutant et en implantant une source travaillant pour les services, on peut s’assurer une information fiable et qui pourra se révéler particulièrement déterminante, y compris pour lutter contre la menace terroriste. Mais recruter une source prend du temps. Il faut l’identifier, faire une enquête de sécurité, l’approcher, la convaincre, la tester, l’aider à s’infiltrer dans le groupe cible et, enfin, attendre parfois des mois, si ce n’est plus, que la source atteigne le cœur de la cible et arrive à être alimentée par des informations utiles. Que ce soit en contre-espionnage ou en contre-terrorisme, nous sommes là dans la gestion longue du temps.
L’antiterrorisme n’est pas du renseignement policier
Le temps court tel que le décrit Alain Bauer appartient plus au renseignement policier, dont la collecte a pour but immédiat l’arrestation préventive à une action délictueuse voire, si le renseignement arrive trop tard, conduit à des arrestations post attentats. Mais nous sommes là dans l’action policière dont le but est l’arrestation d’individus avant qu’ils ne commetent un attentat.
Un service de renseignement n’a pas, lui, pour mission d’arrêter des individus mais bien de collecter les informations devant, dans un second temps, conduire aux arrestations par les services de police. La différence est d’importance. Le temps court qu’appelle de ses vœux Alain Bauer est le temps policier et n’est possible que grâce au travail de collecte à long terme des services de renseignement.
Il ne s’agit pas seulement de perturber les cellules djihadistes ou d’en arrêter les membres préventivement avant de (trop souvent) les relâcher faute d’éléments à charge suffisants. Ce fut malheureusement le cas en Belgique après les attentats de Paris. Au contraire, il est nécessaire, non seulement de comprendre le phénomène djihadiste pourquoi les jeunes se radicalisent ? Comment ils le font ? Quels sont leurs parcours éventuels en Syrie, Libye ou Irak ?) mais également de savoir comment se structurent les réseaux en Europe, dans une vision globale, et chacun dans son pays, dans une vision locale. C’est le « glocal ».
Les attentats de Paris sont là pour nous rappeler qu’il est extrêmement compliqué d’arriver à prévenir les actes terroristes. Pour y parvenir, nous avons besoin de renseignements en amont et d’un travail policier en aval. Mais ces enjeux demandent du temps et des moyens.
Il ne s’agit donc pas d’opposer temps court et temps long mais bien de trouver la complémentarité entre le travail policier et le travail des services de renseignement. C’est à ce prix que l’on arrivera progressivement à réduire la menace terroriste.
Le renseignement, un travail de l’ombre
Si le travail des services de renseignement doit être mieux expliqué et surtout mieux compris pour qu’il ne soit pas confondu avec le travail policier, il est également vrai que les attentats de Paris ont mis en lumière le cloisonnement des services de renseignement européens et plus largement occidentaux. Les problèmes et incidents liés à la faiblesse des échanges du renseignement opérationnel ont été, parfois à raison – mais sans en comprendre les impératifs -, largement relayés par les médias.
Il n’aura pas fallu longtemps pour que des Spin Doctors du monde politique sautent sur l’occasion et proposent des solutions clé en main, telle la création d’une « CIA européenne », éternelle arlésienne.
Ainsi, dans l’émotion qui a succédé aux attentats de Paris et à l’instauration du niveau 4 à Bruxelles – sur fond de « molenbeekisation du débat politique » et batailles politicardes franco-belges par voie d’éditoriaux -, Charles Michel, le Premier ministre belge, proposait via la presse la création d’une « CIA européenne ». Une structure supposée éviter que des erreurs telles que celles commises avant, pendant et après les attaques de Paris ne se reproduisent. Une bien belle idée qui aura malheureusement fait un flop en moins de 48h, jetée en pâture aux médias avant même d’avoir pu prouver sa valeur… Dommage, car le momentum était bien là !
Il était inévitable que cela soit refusé d’emblée par plusieurs pays européens, en premier lieu la France et l’Allemagne qui ont fait savoir sans délai qu’elles n’étaient pas intéressées. Tout simplement, parce que le renseignement se fait dans la discrétion et dans la solitude des États – c’est le b-a.ba de la profession – et qu’aucun pays ne souhaite partager ses informations complètement et en toute transparence. Les objectifs des États membres de l’UE divergent sur la scène internationale : leurs objectifs de renseignement divergent donc également. Un service de renseignement supranational suppose l’existence d’un gouvernement européen, ou à tout le moins d’une politique de défense et étrangère commune. Un projet qui existe depuis les premières années de l’Europe sans être jamais parvenu à dépasser le stade des idées.
Quand bien même… l’Europe a-t-elle réellement besoin d’une CIA ? Une CIA avec tout le fantasme d’omniprésence et d’omnipotence qu’elle véhicule ? Le choix des termes n’est pas innocent et présenter le projet d’une telle façon n’est certainement pas la manière la plus appropriée de la faire accepter. L’annoncer via les médias plutôt que d’engager un débat politique non plus ! Car une fois encore, le renseignement se discute dans la discrétion, derrière des portes fermées et dans l’intimité de salles de réunions capitonnées. Un projet d’échange d’informations à l’échelon européen ne peut se décréter via les médias. Alors, effet d’annonce ou erreur de débutant ? En tout cas, occasion très certainement manquée pour la Belgique de tirer son épingle du jeu, de redorer son blason auprès de son grand voisin et d’offrir une opportunité à l’Europe d’avancer dans la bonne direction.
Entre le « chacun pour soi » et la « CIA européenne »
Je suis convaincu que nous avons besoin d’un modèle européen, c’est-à-dire un modèle pensé par les Européens pour les Européens, pas d’une vague reproduction d’un modèle à l’américaine qui ne serait adapté ni à notre champ d’action, ni à nos contraintes politiques. Il est urgent de renforcer la lutte anti-terroriste à l’échelle de l’Europe mais pourquoi ne pas commencer par renforcer ce qui existe, c’est à dire les services de Gilles De Kerchove, le Monsieur anti-terroriste de l’Union européenne?
Pourquoi ne pas également mettre en œuvre une plate-forme d’échanges entre les services de renseignement ? Non d’échanges d’informations opérationnelles mais bien d’analyse des risques et menaces afin de tenter d’y apporter des réponses, sinon communes, à tout le moins coordonnées. Un premier pas vers cette structure européenne que M. Michel appelle de ses vœux, quitte à ce que les informations opérationnelles continuent à s’échanger comme aujourd’hui, en bilatéral. En attendant un projet politique de l’Europe, une vision partagée de la Défense et une politique étrangère commune.
S’il y a un temps long et un temps court à opposer comme le suggérait Alain Bauer, c’est sans doute celui des médias et celui des solutions pragmatiques (à défaut d’être politiques). Au-delà des inévitables petites phrases médiatiques, il y a clairement urgence à expliquer le renseignement et avec lui le projet européen de renseignement, hors de l’émotion du 13 novembre, dans la nuance, la précision et la négociation. Il y a urgence…