La nouvelle stratégie terroriste d’Al-Qaida
Dr Marcin Styszynski
Le Dr Marcin Styszynski est professeur assistant à l’université Adam Mickiewicz de Poznan (Department des Etudes arabes et islamiques). Il est également membre du corps diplomatique de la République de Pologne et de l’Association polonaise de rhétorique.
L’assassinat d’Oussama Ben Laden, l’élimination des cadres dirigeants d’Al-Qaida, et les attaques contre la structure même de l’organisation ont provoqué un changement de stratégie du mouvement terroriste. Ses méthodes sont devenues plus originales et sophistiquées. L’analyse des dernières attaques conduites par Al-Qaida dans différents pays arabo-musulmans illustre la nouvelle approche opérationnelle des djihadistes, lesquels ont su s’adapter et sont donc plus dangereux. Deux facteurs principaux fondent cette nouvelle tactique : le camouflage et l’immersion dans la société locale.
Camouflage et dissimulation
Al-Qaida essaie actuellement de réagir en cachant ses motivations et ses buts, dans le but d’endormir la vigilance de services de sécurité et de la société. Le camouflage semble d’être une technique efficace dans ce contexte.
En mars 2012 Le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) a revendiqué l’attentat-suicide à la voiture piégée perpétré contre un groupement de gendarmerie à Tamanrasset, dans le sud de l’Algérie, qui a fait 24 blessés. L’attaque a été conduite en utiliant un véhicule de boulanger qui n’a pas été soupçonné par les forces de sécurité car il livrait chaque jour le pain à la gendarmerie
Un scénario similaire a été utilisé lors de l’attaque contre le site d’exploitation gazière de Tiguentourine (In Amenas), au sud-est de l’Algérie. La phase principale de la préparation de l’attaque a concerné le vol des vans et fourgonnettes des entreprises pétrolières, qui ont passé plus tard sans problème les checkpoints de la gendarmerie. Le succès de l’opération est aussi du à l’infiltration d’éléments d’Al-Qaida sur le site, qui se sont fait embaucher localement par les entreprises; ils ont pu ainsi fournir un plan des lieux et les informations sur la sécurité aux chefs de l’organisation.
Le camouflage a été utilisé aussi par des groupes qui opèrent dans la corne de l’Afrique (Somalie, Kenya). Par exemple, trois mois avant l’assaut contre le centre commercial Westgate à Nairobi, en septembre 2013, l’organisation Al-Chabab al-Moudjahideen avait loué une boutique dans le centre commercial, s’en servant pour introduire et entreposer des armes, puis de base de départ pour les terroristes. La vigilance des forces de sécurité a été endormie encore une fois par le recours à une activité qui ne se distinguait pas de celles ayant traditionellement lieu dans le centre.
La tactique du camouflage semble provenir de l’expérience des djihadistes algériens des années 90. En effet, ces terroristes utilisaient souvent des faux-barrages policiers, trompant les automobilistes sur les routes. L’idée avait auparavant été reprise par les groupes djihadistes au Sahel qui s’occupent de contrebande afin de réunir les moyens financiers et les armes nécessaires afin de continuer leur combat contre les autorités et la société dans la région. L’un des anciens adjoints de Mokhtar Belmokhtar – le leader d’al-Mourabitoune – raconte dans le journal El-Watan du 25 octobre 2013 que Belmokhtar, après sa fuite dans le sud de l’Algérie, a noué des liens avec des trafiquants locaux de drogue et d’armes. Ainsi, l’ancien dirigeant d’AQMI, a multiplié les vols de voitures et de camions appartenant aux entreprises pétrolières de la région. Les véhicules étaient ensuite utilisés pour le transport des produits de contrebande et des explosifs, ou vendus.
L’immersion dans la société locale
La connaissance et l’exploitation des spécificités locales, notamment de la situation politique et sociale compliquée des pays arabo-musulmans, jouent également un rôle important dans la nouvelle tactique d’Al-Qaida.
L’organisation profite tout d’abord de l’instabilité des institutions et de l’insécurité interne des Etats dans lesquels elle opère. C’est le cas depuis des années dans des pays comme l’Afghanistan, l’Irak ou la Somalie, et cela le devient en Libye et en Egypte. Toutefois, Al-Qaida prend aussi en considération d’autres éléments sociaux, politiques et idéologiques afin de recruter des militants pour conduire des opérations violentes.
Parmi les conditions qu’étudie et exploite Al-Qaida, la vie quotidienne, le climat social et le caractère ethnique d’une région particulière sont importants. Le cas de Tiguentourine illustre cette démarche. Abd al-Rahman al-Nigeri, le chef des 40 terroristes qui ont participé à l’attaque, avait loué, quelques semaines avant l’opération, un kiosque près du site gazier. Cela lui a permis d’observer l’endroit, le comportement des services de sécurité et l’activité des entreprises. Al-Nigeri n’a jamais été soupçonné, il s’est intégré facilement parmi les autres habitants et marchands de la région.
L’immersion dans la société et le paysage local est aussi un trait majeur de la tactique de Mokhtar Belmokhtar (MBM) qui s’est installé au Sahel à partir de 2003. Son mariage avec une représentante de la tribu barabiche a été la première action de MBM dès son arrivée au Nord-Mali. Cette alliance matrimoniale lui a permis d’entrer en bonnes relations avec les communautés locales et de poursuivre le jihad contre les autorités locales et les Occidentaux.
La même méthode a été également appliquée en Libye ou plusieurs groupes jihadistes se sont implantés auprès de clans et tribus locaux, en collaborant avec eux tant pour la contrebande que pour lancer des attaques contre le pouvoir central de Tripoli. On la retrouve également dans le Sinaï, en Égypte, où les Bédouins, réclamant leur autonomie, sont en conflit avec les autorités au Caire.
En Algérie, grâce à des contacts avec des trafiquants du Sahara, les activistes du nord du pays ont pu commencer une coopération avec les structures locales des jihadistes, comme par exemple le mouvement des Fils du Sahara pour la justice islamique (crée en 2007 et dirigée par Abou al-Baraa et Lamine Bencheneb). Ce groupe exigeait la mise en œuvre la loi islamique – charia – et combattait les autorités d’Alger en réclamant l’indépendance des régions du Sahara. Le mouvement est devenu célèbre grâce à l’attaque contre l’aéroport militaire de Djanet, en 2007. Le groupe d’Abou al-Baraa et Lamine Bencheneb a joué un rôle essentiel pendant l’attaque de Tiguentourine grâce à l’appui logistique et militaire qu’il a fourni. Mokhtar Belmokhtar et son groupe d’alors (Les signataires par le sang) ont certes revendiqué l’attaque, mais il semblerait que leur rôle se soit limité à coordonner la mission, à lui donner une dimension idéologique et à diffuser les revendications dans les médias.
L’importance du soutien local est essentielle pour les jihadistes ; sans lui, leur existence même peut se trouver mise en cause. Début 2013, les Fils du Sahara pour la justice islamique ont été détruits par les forces spéciales algériennes après l’attaque de Tiguentourine. Puis, à l’occasion de l’intervention militaire française au Mali (opération Serval), plusieurs groupes jihadistes ont été obligés de quitter les régions de Kidal, Gao et Tombouctou, pour s’enfuir vers les montagnes désertiques et abandonnées de l’Adrar des Ifoghas, au nord du Mali. L’absence d’une aide des habitants a gravement fait défaut à l’organisation militaire et logistique des jihadistes.
Al-Qaida s’attache par ailleurs à prendre fait et cause pour les aspirations et les revendications des divers groupes sociaux et ethniques de la région. Les djihadistes ont ainsi exprimé leur soutien au Printemps Arabe, et leur solidarité avec le révolutionnaires démocrates et libéraux exigeant la chute du régime en Tunisie, en Libye, en Égypte et au Yémen. Pour les islamistes radicaux, les dictateurs symbolisaient la persécution, l’apostasie et une politique défavorable à l’islam. Tout au long des « révolutions », l’idéologie religieuse d’Al-Qaida est restée dissimulée, l’organisation ne prônant que des idées réclamées par les sociétés, telles que la liberté, la démocratie ou les droits d’hommes.
Récemment, Al-Qaida s’est référé au conflit entre l’Algérie et le Maroc sur le Sahara occidental. La situation tragique des Saharouis a été rappelée et comparée avec la richesse de la monarchie marocaine et la corruption des autorités algériennes. Pour les djihadistes, la confrontation entre les deux pays devient une occasion de propagande et de recrutement de militants potentiels, lesquels sont encouragés à combattre les autorités sur la base d’idées patriotiques associées au jihad et à la charia.
L’activité d’Al-Qaida s’appuie enfin sur l’exploitation des conflits ethniques et religieux régionaux, par exemple en Irak où la confrontation entre chiites et sunnites fait rage. Les chiites dominent actuellement le pays, après la longue dictature de Saddam Hussein qui favorisa la minorité sunnite de son clan. Les jihadistes essaient d’exploiter cette situation en exposant l’hérésie et l’apostasie des chiites, qui reconnaissent l’imam Ali comme le vrai successeur du prophète Mohammed. Une approche similaire est adoptée actuellement en Syrie contre le pouvoir de Bachar al-Assad, issu du clan alaouite lié avec la doctrine chiite. Les clivages religieux sont une des clés du conflit syrien.
La nouvelle tactique d’Al-Qaida se fonde astucieusement sur deux facteurs essentiels : le camouflage et l’immersion dans la société locale. Le camouflage relève d’une approche technique et logistique qui permet aux terroristes de dissimuler leurs intentions et leurs buts. Les exemples de l’Algérie ou Kenya montrent que cette méthode est très efficace et dangereuse. L’immersion dans la société locale – via l’adhésion aux revendications ethniques et sociales, la prise en compte des problèmes ethniques, religieux, économiques et sécuritaires ou la participation aux activités criminelles (trafics, contrebande) – est une démarche psychologique, qui permet à Al-Qaida de propager son idéologie du jihad et de recruter des combattants.