L’impact des développements technologiques sur les services de renseignement
Olivier DUJARDIN
La technologie et le renseignement sont étroitement liés. D’une part, le renseignement doit s’adapter en permanence à l’arrivée de nouvelles technologies. D’autre part, la recherche du renseignement a une influence sur la technologie lorsque celle-ci doit évoluer pour s’adapter à un nouveau besoin. Par exemple, le développement des IMSI catchers a été motivé par la généralisation de la téléphonie mobile. En conséquence très souvent, une nouvelle technologie engendre un nouveau domaine de renseignement ou, au moins, un élargissement d’un ou plusieurs domaines existants. Ceux-ci nécessitent de nouvelles compétences, de nouveaux équipements et tout cela a un coût qui, mécaniquement, va croissant à mesure que des nouvelles technologies apparaissent.
Les défis liés à l’intégration de nouvelles technologies
Les services de renseignement doivent sans cesse intégrer de nouvelles disciplines et les empiler sans pour autant abandonner les autres. La CIA a un temps pensé que le renseignement technique pouvait, dans certains cas, avantageusement remplacer le renseignement humain en étant à la fois moins dangereux, moins compliqué et globalement moins cher à mettre en œuvre. Ce fut une erreur qu’elle a corrigée aujourd’hui. La lutte contre le terrorisme a montré que nos adversaires savent à la fois maîtriser les nouvelles technologies (téléphonie mobile, messageries cryptées, emails, réseaux sociaux etc.), mais aussi revenir à des techniques plus « rustiques » si le besoin s’en fait sentir. Ainsi, au début de l’intervention au Sahel, il était assez facile d’écouter et de localiser les différents groupes armés à partir des émissions de leurs téléphones satellites ou de leur radio V/UHF. Après avoir subi un certain nombre de pertes, ils se sont adaptés et utilisent, maintenant, également des messagers à moto pour communiquer. C’est certes beaucoup moins rapide mais beaucoup plus sûr. De la même manière, dans les milieux du terrorisme ou du grand banditisme, de plus en plus de précautions sont prises vis à vis des téléphones mobiles et des objets connectés. On peut voir ainsi réapparaître des techniques dignes des années 1960 pour transmettre des messages (petites annonces, boîtes aux lettres, etc.). Les services de renseignement doivent donc aussi s’adapter à leur tour et réutiliser les « bonnes vieilles techniques » de surveillance (filatures, pose de micros, etc.).
Aucune technique de renseignement ne peut être abandonnée car chaque nouvelle technologie n’est qu’un moyen de plus, qui ne se substituera pas nécessairement aux autres. Il est possible de faire une analogie avec les systèmes d’armes et les armements. Certains observateurs ont pensé, pendant un temps, que les missiles antichars rendaient les chars de combat inutiles car trop vulnérables à un armement beaucoup moins coûteux. Les derniers conflits ont montré au contraire toute la pertinence du char de combat quand il est bien employé. Le même débat existe par rapport aux porte-avions et aux missiles antinavires ; on a aussi vu la réapparition du canon sans recul, du mortier de 60 mm etc. Même le cheval a fait sa réapparition en Afghanistan auprès des forces spéciales américaines pour le transport de leur équipement sur les étroits sentiers montagneux. Comme pour le renseignement, tout nouvel armement qui apparaît ne signifie pas la disparition d’un autre, même si ce dernier n’est plus forcément utilisé comme cela était prévu à l’origine. De ce fait, les services de renseignement sont condamnés à une croissance continue de leurs moyens humains et matériels et à une accumulation de compétences de plus en plus variées. Il est donc très difficile de planifier leur évolution sur la durée.
Ce constat est vrai aussi pour les matériels et les équipements de recueil du renseignement. Entre la définition d’un besoin qui est exprimé en fonction des connaissances que l’on a à un instant T, le délai des appels d’offres respectant le code des marchés publics et la livraison du matériel, il peut se passer plusieurs années – quelques cas dépassent même largement la décennie – et il y a toutes les chances que le matériel livré ne corresponde plus exactement – voire plus du tout – au besoin actualisé. Ce phénomène est aggravé par la vitesse à laquelle la technologie évolue. Aujourd’hui la rigidité des conditions d’acquisition des équipements n’est plus compatible avec l’évolution des technologies et l’environnement international. Il conviendrait donc de s’interroger quant à la pertinence de continuer à projeter les besoins sur plusieurs années. Ces projections se montrent souvent sous-dimensionnées ou mal ciblées, seule la croissance constante des besoins peut être mécaniquement anticipée. Laisser plus de liberté et de souplesse aux services de renseignement pour l’acquisition de matériel en privilégiant l’achat sur étagère quand c’est possible (il est évident que l’on ne peut pas acheter un satellite sur étagère), cela pourrait éviter les dépenses inutiles pour des équipements devenus inadaptés et éviter la présence de matériel neuf dormant dans des entrepôts, comme cela arrive parfois. Cette démarche favoriserait aussi les développements sur fonds propres, permettant ainsi aux sociétés de stimuler leur propre innovation sans attendre une expression de besoin étatique et de les rendre, ainsi, plus compétitives sur le marché international.
L’innovation technologique, porteuse de défis humains
Le recours aux techniques de traitement Big Data ou à l’intelligence artificielle ne peut que marginalement limiter la croissance des effectifs. D’autant plus qu’en réalité, personne ne sait quand l’intelligence artificielle et/ou les traitements Big Data seront réellement opérationnels et s’ils tiendront toutes leurs promesses… De toute façon, il faudra toujours des humains spécialistes de chaque domaine pour guider, piloter et exploiter les résultats issus de ces systèmes. Or, les projections des effectifs se font généralement sur un état de la connaissance et de la technologie qui est, en réalité, déjà périmé au moment de la prise de décision. Ainsi il est prévu d’augmenter les effectifs des services de renseignement français de 3 000 personnes sur la période 2019-2025 mais le problème est que cette projection est basée sur les besoins actuels et non sur ce qu’ils seront réellement en 2025. Ainsi les besoins sont systématiquement sous-dimensionnés, ce qui fait que les services doivent dépenser beaucoup d’énergie pour expliquer, en permanence, leurs besoins toujours croissants.
Les services de renseignement sont ainsi aspirés dans une logique de croissance continue de leurs moyens humains et matériels sans qu’il soit réellement possible de totalement abandonner certaines compétences. Un informaticien ne remplacera jamais un serrurier ni un agent de terrain. Cela pose nécessairement problème, étant donné que les ressources humaines et financières ne sont pas extensibles à l’infini. Certaines compétences sont particulièrement difficiles à maintenir en raison d’un besoin somme toute limité, quoiqu’indispensable. Si l’Etat et les armées savent mettre en place des formations, le système ne fonctionne que s’il y a un minimum de personnes à former chaque année pour justifier les instructeurs et les infrastructures de cours. Pour les spécialités nécessitant plusieurs dizaines de nouveaux spécialistes chaque année, il n’y a pas trop de problèmes, le système interne arrive à assurer un flux de spécialistes suffisant pour combler les départs ou l‘accroissement des besoins. Par contre, dès qu’il s’agit de compétences rares, ne nécessitant que quelques spécialistes, cela devient plus compliqué, surtout s’il n’existe pas d’offre de formation dans le civil. En effet, il n’est pas toujours possible de trouver des instructeurs, voire des volontaires pour suivre de tels cours. En effet, soit l’avancement éloigne rapidement les spécialistes de leur cœur de métier soit, au contraire, la filière ne le favorise pas au détriment du déroulement de carrière.
L’externalisation un appui viable ?
Dans ces cas, le recours à des structures privées peut s’avérer pertinent. Une société privée, même pour un très petit nombre de spécialistes, peut plus facilement fidéliser son personnel par des rémunérations attractives et pérenniser plus aisément les compétences en maintenant les spécialistes dans leur cœur de métier. Le recours à des structures privées donnerait également à l’Etat une plus grande souplesse d’emploi, en faisant appel à ces spécialistes en fonction des besoins, sans avoir à soutenir une structure de formation permanente consommatrice de personnel, d’infrastructures et forcément coûteuse. Favoriser ce type de sociétés pourrait éviter certaines externalisations subies, comme ce fut le cas pour la DGSI qui a dû faire appel, faute de solution nationale, à la société américaine PALANTIR pour le traitement de ses données sensibles. Si le recours à des prestataires privés peut sembler risqué compte tenu de la sensibilité de certains sujets, être obligé d’avoir recours à une société étrangère (financée par la CIA dans le cas de PALANTIR) est bien pire. Au global, même si le prix des prestations de ces sociétés peut paraître, dans certains cas, élevé, il faudrait le comparer avec ce que coûte réellement le même travail réalisé en interne (structures de formation, personnel, infrastructures etc.).
Si ce type de solution n’est pas idéal, il est à considérer dans une conjoncture où les moyens humains sont comptés. Ce type de sociétés existe déjà en France mais elles ont parfois du mal à gagner la confiance de l’Etat alors même qu’il devrait les encourager et les soutenir, car elles peuvent lui être d’une aide précieuse en cas de besoin.
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Les liens entre la technologie et le renseignement sont étroits mais ne se limitent pas seulement au matériel. La technologie impacte également l’organisation, les ressources humaines et les compétences.
Face à l’augmentation continue du volume de données et à la proportion décroissante des informations traitées par les services (à peine 20% des images collectées seraient analysées), le risque existe, pour contenir les moyens humains et financiers, de voir se multiplier les « trous » capacitaires avec les conséquences sécuritaires que cela peut avoir. Or, toute perte de compétence sera immanquablement mise à profit par nos adversaires et perdre une capacité est toujours plus rapide que de la construire ou de la reconstruire. Cet aspect apparaît mal évalué aujourd’hui.
Une réflexion de fond doit être engagée sur l’organisation du recueil et du traitement des données afin de contrôler leur inflation. La « solution » ne peut reposer sur le seul espoir que l’intelligence artificielle et le Big Data règlent les problèmes. Il n’est pas possible de faire reposer toute la stratégie de renseignement d’un Etat sur les espoirs portés par une technologie qui n’est pas encore mature et qui n’a pas encore prouvé qu’elle tiendrait toutes ses promesses.