Le soufisme, de l’amour mystique au djihad défensif
Julie DESCARPENTRIE
Chargée de recherches au CF2R1.
A l’heure de la menace djihadiste et de l’instrumentalisation de l’islam par les fondamentalistes, nombre de responsables politiques tels que Mohammed VI, A. Bouteflika ou le Premier ministre indien Narendra Modi, tentent de promouvoir le soufisme afin de présenter une alternative au salafo-wahhabisme qui, depuis la création de la Ligue islamique mondiale, ne cesse de faire des adeptes dans le monde. Ainsi, alors que les salafistes contemporains appellent au meurtre des mécréants (kuffar) et se réclament d’Ibn Tammiyya, d’Abd el-Wahhab ou de Sayyid Qutb, les soufis quant à eux, constituent une minorité discrète qui tend à véhiculer des valeurs de paix et d’amour à travers les écrits d’auteurs tels qu’Ibn Arabi. Considéré comme l’un des principaux fondateurs de l’ésotérisme islamique, ce gnostique arabo-andalous du XIIe siècle est l’auteur de nombreux poèmes qui prônent l’amour de Dieu et de l’humanité toute entière. C’est ainsi que, considérant que les êtres humains sont des âmes divines et que chaque religion constitue l’une des facettes de l’Unicité divine, les soufis en appellent à la tolérance religieuse, si l’on en juge par les vers suivants : « Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction Que prenne sa monture, l’Amour est ma religion et ma foi. »2 « Que ton âme soit la substance de toutes les croyances, car Dieu est trop vaste et trop immense pour être enfermé dans un credo à l’exclusion des autres. » 3
Malheureusement, l’appel des dirigeants à favoriser cette branche de l’islam est loin de faire l’unanimité et les soufis constituent l’une des cibles privilégiées des sunnites orthodoxes et des djihadistes takfiristes car, bien que sunnites, leurs pratiques hétérodoxes de l’islam sont accusées d’être des innovations (bid’ah). A ce titre, on constate qu’ils pratiquent un islam qui, par certains égards, s’apparente au ritualisme hindou car le soufisme ne se cantonne pas à la lecture des textes fondateurs ; il se pratique auprès d’un maître dont les enseignements visent à faire ressentir l’amour du Prophète et à se fondre en Lui ; dans l’Un.4 Ainsi la vie du pratiquant se distingue-t-elle de la simple observance des cinq piliers de l’islam. Outre l’aspect ésotérique et transcendantal, le dévot respecte également le culte des saints, a recours à des chants et danses quasi extatiques, effectue des pèlerinages sur la tombe de saints soufis et voue un amour certain à son maître qui a le titre de cheikh. Ce dernier étant considéré comme un intercesseur entre le Prophète et ses disciples, il est cependant voué aux gémonies par les sunnites orthodoxes et notamment par les wahhabites qui voient en lui – mais aussi dans les Imams chiites – un usurpateur et un associateur (shirk).5
A cela s’ajoute que la lecture ésotérique des versets du Coran qui est faite par les soufis, entre en contradiction avec une vision exclusivement basée sur l’exotérisme et l’interprétation juridique des textes sacrés prônée par les théologiens. Aussi faut-il indiquer que la théorie selon laquelle il existe deux lectures possibles du Coran, l’une ésotérique et l’autre exotérique, relève majoritairement de la tradition persane car selon les chiites, c’est au futur calife Abu Bakr et à son beau-fils Ali, que le Prophète a transmis les clés de compréhension de ce qui relève du caché et du mystique (bâtin). Les sunnites orthodoxes quant à eux, tendent à minimiser cet aspect au profit d’une approche plus littéraliste et juridique. Qualifiée d’exotérique, celle-ci est particulièrement décriée par les soufis qui ne la jugent pas à même de promouvoir l’amour du divin puisque selon eux, faire primer le fiqh sur les élans mystiques ne permet pas de se réaliser spirituellement et ne peut mener qu’à l’idolâtrie ou à l’intolérance.
D’autre part, en raison de leur pratique de l’ascétisme, les soufis sont accusés d’être les héritiers du monisme judéo-chrétien, pourtant interdit par l’islam. A cet égard, l’on note que le terme « sufi » signifie selon certains « habit de laine », faisant ainsi référence au vêtement porté par les premiers compagnons du Prophète mais aussi par le Christ, ce qui peut porter à confusion. La laine étant le symbole du dénuement et de la simplicité, il n’est pas étonnant que les deux termes « fakir/faqr » et « derviche » employés pour désigner les ascètes soufis, fassent référence au dénuement et à la pauvreté. Néanmoins, cette trop grande proximité sémantique entre le dénuement prôné par les premiers chrétiens et par les soufis n‘est pas sans créer de vives tensions, même si dans les faits les soufis ne sont pas des ascètes car le renoncement (zuhd) est un courant qui a historiquement précédé le soufisme. En effet, le tasawwuf (autre nom du soufisme) est régi depuis les XIe et XIIe siècles par un corps doctrinal dont Ghazali est l’un des maîtres à penser et dont l’œuvre philosophique tend à concilier l’héritage néo-platonicien d’Al-Ma’mun et d’Averroès, avec une pratique soufie incorporée au sein de l’orthodoxie sunnite6. Depuis lors, les soufis ne contestent donc pas le principe de la charia et ont pour obligation de concilier à la fois ce qui relève du quiétisme et ce qui relève de la vie politique – même s’il est vrai que nombre d’entre eux considèrent que faire le grand djihad (lutter contre son ego/naf) est bien plus important que faire le petit djihad (déclarer la guerre à ses ennemis). Néanmoins, il faut insister sur le fait que contrairement à une idée largement répandue en Occident, la branche mystique de l’islam sunnite s’est maintes fois illustrée dans la pratique guerrière du djihad.
Des contemplatifs engagés dans le monde
Originellement né vers le IXe siècle après JC, le soufisme a participé à la propagation de l’islam à travers le monde, que ce soit par le biais de la dawa (prosélytisme religieux) ou du djihad armé. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que vers le XIe siècle, date à laquelle le chiisme a commencé à représenter un danger pour l’islam sunnite, la plupart des ordres soufis se sont coalisés afin d’aider les régimes sunnites à lutter contre leurs ennemis chiites. Aujourd’hui, bien que fréquemment conspués à la fois par ces deux branches de l’islam, les soufis n’en demeurent pas moins une force politique alternative très intéressante car leur refus de s’intégrer pleinement dans un système partisan leur a parfois valu d’être appelés en renfort lorsque les partis au pouvoir étaient renversés. L’on constate par exemple que la chute de Bagdad en 1258, qui a été suivie par l’anéantissement de l’empire abbasside par les Mongols, ne fit que renforcer l’autorité des cheikhs soufis au détriment des structures sunnites traditionnelles. Ainsi en a-t-il été de même lorsque les membres de la confrérie naqshbandi se donnèrent pour mission de combler le vide politique laissé par les Timourides après que ces derniers se soient fait renverser par les descendants de Gengis Khan, au XVI e siècle. Ceci explique que la dynastie séfévide qui lui a succédé était principalement composée de militants soufis d’origine kurde.7
On note néanmoins que la grande autonomie accordée par les instances politiques aux soufis et à leurs structures religieuses appelées zawiyas relève en réalité d’une sorte de mépris envers ceux-ci car l’on pensait alors que le soufisme, jugé rétrograde et obscurantiste, s’éteindrait de lui-même au fil des siècles. Ainsi on constate qu’en dehors du Maroc et de l’Egypte, peu de pays ont accepté de donner une certaine visibilité institutionnelle aux différentes confréries (tariqa) par le biais de la centralisation des établissements militaires et religieux soufis (ribat) ou l’intégration des acteurs religieux dans les partis politiques au pouvoir. Cet état de fait résulte notamment de la volonté des soufis eux-mêmes de rester détachés du pouvoir et du monde matériel, ce qui leur a maintes fois valu d’être accusés par les islamistes tels que le Frère musulman indien, Sayyid Abul Ala Maududi, d’être la cause du déclin de l’islam dans le monde. Considérant que les soufis prônent la non-violence et promeuvent une pratique contemplative de l’islam qui s’oppose en tous points aux valeurs viriles de la religion, nombre de fondamentalistes sont ainsi parvenus à véhiculer l’idée selon laquelle les mystiques sont des traîtres. D’autant que, selon eux, l’ascétisme, associé au refus de certains soufis de procréer, freinent l’expansion de l’umma.
Pourtant, force est de constater que la modernité n’est pas parvenue à faire disparaître la branche mystique de l’islam sunnite et que le néo-soufisme8 a lui aussi joué un rôle majeur dans la lutte contre la colonisation et la sécularisation des Etats. Ainsi en a-t-il été le cas avec les théocraties telles que la Mauritanie, le califat de Sokoto (aujourd’hui le Nigeria du Nord) et l’empire islamique Toucouleur (aujourd’hui la Guinée, le Sénégal et le Mali), fondés par des leaders soufis soucieux de préserver l’Afrique de l’Ouest du sécularisme. En Algérie et en Libye, l’émir Abd el-Kader (issu de la branche qadiriyya) ainsi que les membres de la famille royale Senoussi constituent des figures majeures du soufisme et du nationalisme arabe. L’on remarque par ailleurs que face aux incursions françaises en Algérie entre 1832 et 1847, Abd el-Kader alla jusqu’à transmuer le djihad mineur en djihad majeur, en une sorte de « conquête mystique » qui lui aurait été révélée lors de ses nombreux états de ravissement. Selon le maréchal Bugeaud, c’est notamment au cours de sa captivité qu’il prit conscience qu’il était investi d’une mission, à savoir distiller la spiritualité islamique en France tout en faisant bénéficier à l’Algérie des savoir-faire français en matière technologique. De ce compromis naquit ainsi son intérêt à l’égard de la modernité et de la France. Les Senoussi, quant à eux, font figure de héros du nationalisme libyen puisque suite à leurs succès militaires face aux troupes françaises au Tchad (vers 1900), c’est à eux que les tribus de Cyrénaïque ont fait appel afin de repousser les Italiens et unifier la Libye. Mieux organisés et coordonnés que les tribus locales, les soufis Senoussi se sont érigés en garants de l’unité nationale, ce qui valut à cette confrérie de diriger le pays jusqu’au coup d’Etat de Muhammar Kadhafi en 1969.
Toutefois, bien qu’ils se soient distingués dans la lutte menée envers les colonisateurs européens, on remarque que le djihad mené par les soufis a rarement relevé du djihad offensif car il s’agissait avant tout pour eux de préserver leur territoire et leur identité, sans faire du djihad mineur et de la brutalité guerrière un but en soi. De ce fait, leur djihad s’apparente plus à un djihad défensif au sein duquel règnent ce que l’on pourrait appeler le jus in bello et le jus ad bellum9.Ceci explique qu’au XIXe siècle, suite à leur refus d’exterminer les colonisateurs, nombre d’entre eux aient été taxés de pacifistes et que les théocraties soufies qui s’étaient vu incorporées dans les régimes coloniaux, l’aient été sans que les membres soufis leur aient opposé une réelle résistance. Pourtant, le compromis qui peut exister entre ce qui relève de l’attaque offensive et défensive, ne doit pas occulter le fait que paradoxalement, les fondamentalistes d’aujourd’hui sont en partie les héritiers des premiers islamistes soufis indiens dont l’acte de naissance remonte au XVIe siècle.
Aux origines des premiers mouvements revivalistes : les fondamentalistes Ahmad Sirhindi et Shah Waliullah
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la défense du territoire national n’est pas seule responsable de l’implication des soufis dans le djihad défensif, car bien qu’il soit communément admis que la colonisation européenne a constitué l’une des causes majeures de la radicalisation des musulmans, il convient de nuancer ce propos. En effet, on remarque que c’est en réaction à la trop grande tolérance prônée par l’empereur moghol Akbar qu’émergèrent dans l’Inde du XVIesiècle les premiers fondamentalistes soufis tels qu’Ahmad Sirhindi et Shah Walihulla ; deux sources d’inspiration majeures pour les islamistes sud-asiatiques. Considéré comme l’empereur ayant le plus contribué au dialogue interreligieux, Akbar le Grand a toujours été loué pour la grande tolérance qu’il a témoignée envers les diverses confessions qui constituaient alors la société moghole. Souhaitant rompre avec l’idée que l’islam était une religion supérieure aux autres et qu’il fallait donner le statut de dhimmi aux non-musulmans, il encouragea les croyants à ne pas suivre aveuglément les préceptes religieux qui leur avaient été inculqués à la naissance afin que leur libre arbitre prime sur le déterminisme religieux. Une telle ouverture d’esprit explique qu’Akbar ait choisi d’étudier les textes d’Ibn Arabi et ait opté pour le soufisme, au lieu de suivre l’islam hanafite de ses parents. Sa tolérance était telle qu’il se maria avec une musulmane, une hindoue et une chrétienne afin de promouvoir le syncrétisme religieux. Cependant, alors qu’il appelait à abolir la jizya10 et tentait de réconcilier sunnites et chiites, apparurent des réactionnaires particulièrement virulents qui eux, virent dans tant de tolérance, une preuve du déclin de l’islam. Ceci alors qu’à cette époque, l’empire n’était pas menacé puisque l’empereur était parvenu à nouer des alliances avec la plupart de ses voisins. Ainsi est-il étonnant de constater que c’est lorsqu’apparurent les premiers islamistes tels Aurangzeb11, Sarhindi et Waliullah, que l’empire commença à décliner et que les Anglais, tirant profit de sa déliquescence, envahirent le pays.
Par conséquent, la théorie selon laquelle le djihad n’est mené que lorsqu’un ennemi menace l’umma peut être fausse, sauf si l’on considère que l’ennemi vient de l’intérieur et qu’il émane d’un trop grand laxisme intercommunautaire qui ne rend pas possible l’instauration de la charia – ce que dénonçaient effectivement les religieux précités qui voyaient dans les chiites, les hindous et les soufis, des hérétiques infréquentables.
Etant pourtant eux-mêmes des soufis de la branche naqshbandi, c’est notamment dans les écrits d’Ibn Taymiyya, puis dans ceux d’Abd el Wahhab, que ces premiers revivalistes puisèrent leurs source. C’est alors que fut scellé un premier mariage de principe entre les soufis naqshbandi et les wahhabites ; les deux courants étant paradoxalement réconciliables sur certains points. En effet, de par leur engagement en politique, les naqshbandi ont toujours œuvré en faveur de la purification de la religion ; l’objectif étant d’instaurer un islam rigoureux qui serait dominé par la charia et serait épuré de tout chant ou danse traditionnellement employés par les derviches tourneurs ainsi que par les membres de la confrérie chishti, via le qawwali12 notamment. De cet étonnant mariage naquit ensuite le mouvement deobandi. Il s’agit d’une école de pensée revivaliste qui vit le jour en Inde du Nord en 1857, en réaction à la colonisation britannique et qui, dans un premier temps, combattit les Britanniques au nom de l’établissement d’une umma déterritorialisée purgée de tout contact avec l’ennemi, qu’il soit britannique ou hindou. Puis, dans un second temps, c’est-à-dire lors de l’islamisation de la société pakistanaise par Zia-ul-Haq13 en 1977, ces mêmes deobandi furent responsables de l’endoctrinement et de la « wahhabisation » des Pakistanais car leur accointance avec le wahhabisme leur valut de recevoir des fonds en provenance du Golfe afin de lutter contre les Soviétiques, et d’être ensuite une source d’inspiration majeure pour les taliban afghans ainsi que pour les membres du Tablighi-Jamaat14.
Un autre exemple témoignant des valeurs guerrières de la branche soufie naqshbandi est celui de l’imam Chamil qui, au XIXe siècle, combattit farouchement les troupes russes lors de leurs incursions dans le Daghestan. Mais, si au Pakistan les naqshbandi se sont volontairement alliés aux salafistes, il apparait que partout ailleurs, le wahhabisme s’est imposé par la force, que ce soit au Mali, en Somalie, au Cachemire ou en Tchétchénie. Le problème étant que comparés aux autres branches de l’islam, les soufis disposent de peu de moyens financiers et peinent à s’imposer. A cela s’ajoute qu’en raison de leur statut de minorité religieuse, les dirigeants qui tentent de les soutenir sont suspectés par les populations locales de faire preuve de clientélisme. Ceci explique que la tentative d’intégration des soufis dans la vie politique marocaine, algérienne ou syrienne observée depuis les années 90, soit considérée comme relevant de la simple instrumentalisation et de l’opportunisme, suscitant ainsi méfiance et jalousie.
Les soufis au cœur du chaos syrien et irakien
Peu de pays musulmans comme le Maroc peuvent se prévaloir d’un roi qui détient le titre d’Amir al-Muminin, c’est-à-dire, de « commandeur des croyants ». Pourtant il semble qu’une telle prérogative soit facteur de stabilité et permette de parer au fait que l’islam n’est régi par aucune autorité cléricale définie. A une époque où règne la confusion entre un islam wahhabite sensé être le reflet de l’islam des origines, et la réalité politique qui veut que la légitimité de la famille des Saoud est de plus en plus contestée par les forces d’opposition telles que le Qatar, les Frères musulmans, ou même Ramzan Kadyrov15 qui se verrait bien en guide suprême concurrençant l’autorité de La Mecque, il semble que le titre conféré à Mohammed VI soit opportun. De fait, la pratique modérée de l’islam au Maroc se réfère à ce qu’il convient d’appeler la « voie moyenne » ; à un islam tolérant, ouvert au dialogue interconfessionnel et dont le roi se porte garant. Ceci explique que la confrérie soufie qadiryyia boutchichiyya aide la monarchie à consolider le régime et à lutter contre l’islamisme en promouvant un islam tolérant à l’égard de tous, et à l’égard des femmes qui ne souhaitent pas se voiler. C’est à ce titre que suite à l’attentat de Casablanca qui fit de nombreuses victimes en 2003, le roi appela les soufis à s’allier avec l’Union socialiste des forces populaires afin d’endiguer le terrorisme et proposer une alternative aux populations défavorisées. Malheureusement un tel procédé n’est pas sans créer quelques tensions car certains y voient là un simple calcul politique, d’autant que le Maroc et l’Algérie se livrent une lutte d’influence dans l’Afrique sahélienne et font tous deux du soufisme une arme au service de leur soft-power régional. Par conséquent, cette immixtion du politique fait que les jeunes se méfient grandement du soufisme et qu’en Algérie, ils voient d’un mauvais œil le fait que le président Bouteflika ait fait le tour des zawiyas afin d’obtenir le soutien de ces religieux lors des dernières élections.
Au Proche-Orient, alors que les musulmans qui pratiquent l’ésotérisme mystique ne sont pas particulièrement enclins à promouvoir la laïcité et à porter aux nues les gouvernements baathistes irakiens et syriens, force est de constater que face à la déliquescence des régimes de Saddam Hussein et de la famille Assad, les soufis en viennent à présent à s’impliquer activement en politique afin de défendre leur pays contre l’Etat islamique ainsi que contre les Frères musulmans. En conséquence, il ressort du chaos actuel une sorte de nostalgie envers les régimes baathistes. En Syrie, bien que la famille Assad ait toujours veillé à placer les Alaouites à tous les postes clé du pouvoir et à faire de Damas et Alep des places fortes pro-régime, il n’en demeure pas moins que suite au massacre de Hama occasionné par le soulèvement des Frères musulmans et des soufis contre le régime en 1982, ces derniers comprirent que l’islamisation de la société ne pourrait jamais se faire par le biais d’un Califat islamique et que sans la pratique individuelle de la religion, l’activisme politique n’avait pas de sens. De ce constat naquit le dialogue interreligieux entre les modérés et Hafez el-Assad, lequel s’abstint de leur imposer une laïcisation brutale afin de ne pas aboutir à l’effet inverse et à leur radicalisation. A ce jour, un certain nombre de soufis se sont néanmoins tournés vers l’Armée syrienne libre (ASL), tels les membres du mouvement Zayd. Quant au cheikh Yacoubi, figure majeure du soufisme en Syrie, il a préféré s’exiler au Maroc afin de fuir le régime qu’il accuse d’avoir libéré de prison des cadres du Front Al Nosra, alors que nombre d’opposants démocrates sont toujours emprisonnés. Mais de par son rejet de la barbarie de Daech et de l’islamisation des lois syriennes, Mohamed al Yacoubi fait figure de force modérée puisqu’il demeure opposé à la violence et à l’appel au meurtre des Alaouites. Enfin, il s’agit d’indiquer que si les soufis n’ont pas vraiment participé à la lutte armée lors des premiers soulèvements anti-Bachar el-Assad, c’est principalement parce qu’en raison des alliances qu’ils ont su nouer au fil des années avec les classes bourgeoises et marchandes de Damas et d’Alep, ils font figurent de classe sociale aisée. Les premières rébellions ayant été à l’initiative des classes rurales pauvres, ils n’ont donc pas été directement impliqués.
En revanche, en Irak, l’implication des soufis dans la guerre de 2003 a été telle que l’une des organisations militantes qu’ils ont créée afin de lutter à la fois contre les Américains, le gouvernement chiite de Nouri al-Maliki, Al-Qaeda et enfin Daech, a été placée en 2009 par le département d’Etat américain sur la liste des groupes terroristes. Désignée sous le nom d’Armée des hommes de la naqshbandiyya (JRTN), cette organisation oscillant entre le nationalisme panarabe et l’islamisme a officiellement émergé en 2006 en réaction à l’exécution de Saddam Hussein et à l’invasion américaine. Elle se compose principalement d’anciens membres du parti Baath ainsi que de militaires proches du gouvernement, tel que le général Izzat Ibrahim al-Douri, homme d’État irakien qui a été le chef de l’insurrection baathiste après l’invasion américaine de l’Irak. Ainsi que son nom l’indique, la particularité de ce groupe est qu’il est principalement composé de soufis de l’ordre naqshbandi car en définitive, la théorie américaine du « chaos constructeur » n’aura eu d’autre effet que de favoriser l’émergence d’Al-Qaeda et Daech et de faire des soufis l’une de leurs nombreuses cibles, d’où leur regroupement au sein de cette entité. Paradoxalement, nombre de spécialistes s’accordent à dire que des alliances de circonstances entre le JRTN et Al-Qaeda ont pu être observées, notamment lorsqu’en 2004, lors de la bataille de Fallujah, le cheikh soufi Abdullah al-Janabi prit le commandement des forces en présence afin de chasser conjointement les Américains. Après cet événement, l’alliance ne dura pas mais elle fit place à une coordination toute aussi étonnante entre cette même branche militante des naqshbandi, et Daech. En effet, il semblerait que le JRTN ait utilisé les capacités opérationnelles de l’Etat islamique afin de commettre des attentats à la bombe envers leurs opposants politiques. Bien que l’on ne puisse pas en conclure qu’il s’agit là d’une forme d’allégeance étant donné qu’en 2016, l’armée soufie a pris part à la bataille de Mossoul contre l’Etat islamique, le fait que le JRTN ait été en 2014 le deuxième groupe armé le plus important du pays, montre à quel point il est un acteur majeur du conflit, même si ses membres refusent officiellement toute participation au processus politique du pays.
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En conclusion, on constate que soufis réformistes et réformistes salafis ont de tout temps lutté contre l’envahisseur, quel qu’il soit. En rejetant systématiquement les pratiques soufies, les salafistes contemporains semblent donc oublier que nombre de leurs maîtres à penser étaient issus de puissantes confréries qui, face à la pénétration occidentale, appelèrent à l’unité mohammadienne et à l’application de la charia. De fait, le soufisme ésotérique n’est pas opposable aux activistes néo-soufis car ces réformistes ont su puiser leur inspiration à la fois dans les écrits de penseurs tels qu’ Ibn Arabi, et dans ceux d’Ibn Taymiyya. Contrairement à une idée largement répandue, l’ésotérisme n’a donc jamais été un frein à l’activisme socio-politique et à la doctrine de l’ijtihad16. Ainsi, face à l’affaiblissement des grands empires musulmans (moghol, séfévide puis ottoman) nombre de soufis réformistes du XVIIIe siècle ont, de concert avec les wahhabites, appelé à lutter contre le déclin de l’islam, ce qui devait se traduire par le retour au modèle de la première communauté de Médine et à la condamnation de certaines pratiques confrériques jugées immorales en raison de leur culte des saints. Cependant la comparaison s’arrête là puisque les wahhabites sont encore aujourd’hui réfractaires à toute dimension mystique de l’islam. De fait, Ibn Abd al-Wahhab a été l’un des seuls à désavouer l’héritage rendu aux musulmans réformistes, comme en témoigne son appel à profaner les tombes des Compagnons et des saints enterrés en Arabie. Ceci explique que de par leur « wahhabisation », les terroristes actuels s’acharnent sur les soufis et détruisent systématiquement leurs lieux saints. Enfin il s’agit d’indiquer que même si certaines tariqa telles que les naqshbandi, ont tantôt versé dans l’idéologie islamiste, tantôt dans le sectarisme messianique, cette dimension ne doit pas occulter le fait que soufisme et confrérisme sont deux réalités différentes. En conséquence, si le confrérisme peut mener à des alliances politiques plus ou moins douteuses, la pratique individuelle du soufisme, elle, ne le permet pas ; la suprématie étant donnée à la voie mystique.
- Bibliographie : GEOFFROY Eric, Le Soufisme : voie intérieure de l’islam. Fayard, 2003 / RIDGEON Lloyd, Sufis and Salafis in the Contemporary Age, Bloomsbury, 2015 / SEDGWICK J. Mark, Sufism: the Essentials, The American University of Cairo Press, 2003 / ZAHID Farhan, « Roots of radical islamist ideologies in South Asia » Centre Français de Recherche sur le Renseignement, Tribune libre n°40, décembre 2013. ↩
- Ibn Arabi, L’Interprète des désirs, Albin Michel, 2012. ↩
- Ibn Arabi, Le livre des chatons des sagesses, Al-bouraq, 1999. ↩
- Il s’agit de principes que l’on retrouve également chez les hindous à travers les termes de darshan et de brahman. Le darshan correspond au besoin pour le dévot d’être au plus près de la divinité en étant en contact direct avec une représentation de son dieu ou d’un maître spirituel qui l’incarne. Le brahman désigne l’Absolu ; la conscience cosmique présente en toute chose. Les soufis parlent quant à eux de Tawhid. ↩
- L’associationnisme consiste à associer d’autres dieux ou d’autres êtres à Dieu, en leur accordant l’adoration qui ne devrait être due qu’à Dieu seul. L’anathème porté envers les diverses formes d’adoration de Dieu font notamment référence au VIIe siècle, date de l’émergence de l’islam qui est né en réaction à l’immoralité de la société préislamique polythéiste qualifiée de jahiliyya ou « âge de l’ignorance ». Ceux qui associent des créatures au Créateur sont appelés mouchrikoun ou polythéistes. ↩
- Au cours de la première partie de sa vie, alors qu’il est affilié au pouvoir seldjoukide, Ghazali tenta de démontrer les dangers de la philosophie pour la foi et la religion, et reprocha aux néoplatoniciens tels Averroès et Al-Ma’mum, d’accorder trop d’importance à la métaphysique dans la question de la connaissance de Dieu, de l’âme et du monde, celle-ci étant sensée favoriser l’incroyance. Néanmoins, dans la seconde partie de sa vie, Ghazali traversa une crise mystique qui le conduisit à rejeter son approche légaliste de la religion. De son enseignement naquit la conciliation entre la théologie, la mystique et le droit. ↩
- A cet égard, la confrérie naqshbandi fait figure de « modèle » en terme d’interpénétration du politique dans le religieux car en en faisant du khalwat dar anjuman (« la solitude parmi la foule ») sa devise, ses membres ont veillé de tout temps à allier ésotérisme, charia et activisme politique. Ceci explique qu’aujourd’hui, certains de ses membres n’hésitent pas à opérer des alliances de circonstances avec les islamistes et que lors du djihad afghan en 1979, ils aient collaboré avec l’Arabie saoudite afin de repousser les Soviétiques. ↩
- Le néo-soufisme est un terme qui est apparu au XVIIIe siècle afin de désigner les mouvements soufis qui sont parvenus à s’adapter à la modernité. ↩
- Ces termes employés pour désigner le droit de la guerre (jus ad bellum) et le droit dans la guerre (jus in bello) font référence à la légitimité d’un conflit et à l’ensemble des règles juridiques applicables à la conduite des hostilités. ↩
- Il s’agissait d’un impôt imposé aux non-musulmans. ↩
- Il s’agit du fils de l’empereur moghol Shah Jahan qui fit construire le Taj Mahal. Lorsqu’il fut empereur à son tour, Aurangzeb ne cessa de guerroyer et étendit les territoires de l’Empire de l’Assam à l’Afghanistan. Mais, en raison de son intransigeance religieuse, il restaura la jizya, bannit à la fois les soufis, l’art de la miniature, les traditions culturelles liées aux chants et à la danse, et pilla nombre de temples hindous en raison des sculptures qui y figuraient. ↩
- Le qawwali est un genre musical populaire tant en Inde qu’au Pakistan, qui exprime la dévotion islamique soufie. Nusrat Fateh Ali Khan, un chanteur de qawwali très populaire en Asie du Sud, est lui-même issu de la confrérie Chishti. ↩
- Nommé le 11 octobre 1976 chef de l’armée pakistanaise par le président Zulfikar Ali Bhutto, il renverse ce dernier lors d’un coup d’État en 1977. Lorsqu’il devient président du Pakistan, il œuvre à l’islamisation du pays à travers le financement de madrasa islamistes et l’instauration des ordonnances Hudood, plaçant ainsi la charia au-dessus de toute autre loi. ↩
- Cette association apolitique et revivaliste qui signifie « Association pour la prédication » est apparue en 1927, à Mewat, en Inde. Elle avait – et a toujours – pour objectif de réislamiser les musulmans du monde entier à travers un large réseau de missionnaires qui, sous couvert d’un vernis humanitaire, favorise indirectement la radicalisation de jeunes musulmans jugés en déshérence ou déviants. Très présentes en Europe, les associations du Tabligh sont accusées d’être financées par l’Arabie saoudite et le Pakistan. D’après une étude réalisée par la DST en 2003, 80% des recrues européennes salafistes seraient passées par le Tabligh. ↩
- Il s’agit de l’actuel président de Tchétchénie. Bien que soufi, l’on remarque que le durcissement de l’islam sous sa présidence (imposition de la charia, de la burqa, rétablissement de la polygamie etc.) traduit sa volonté de devenir le leader des musulmans en Russie, et même au-delà. ↩
- L’ijtihâd désigne l’effort de réflexion que les ouléma, muftis et juristes musulmans entreprennent pour interpréter les textes fondateurs de l’islam et en déduire le droit musulman. Il peut être considéré comme étant une forme d’adaptation à une période donnée et de fait, à la modernité. ↩