Le cri de l’information à Mâcon. Espaces et enjeux (fin XIVe– début XVe siècle)
Benoit LÉTHENET
Docteur en histoire médiévale, Directeur de recherche au CF2R, Membre associé de l’EA3400 ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe),Université de Strasbourg
Les premières franchises mâconnaises datent vraisemblablement de la fin du XIIe siècle. Mais c’est en février 1347 que la cité obtient de Philippe vile droit de s’administrer elle-même[1]. Les bourgeois reçoivent tout d’abord la puissance de pouvoir,« [s’]assembler en aucun lieu convenable de la dicte ville, toutefoiz et quantefoiz qu’il leur plaira pour parler conseiller et ordener de leurs faiz et du profit commun de la dicte ville ».
Tous les ans, il leur est accordé d’élire « six preudommes », bourgeois de Mâcon, nés dans le royaume. Les dispositions de 1347, sans donner naissance à une commune, valorisent la parole de l’échevinat dans la sphère publique, puisque le patriciat gagne la faculté de s’assembler dans des lieux idoines pour discuter des affaires de la cité. Cette oligarchie, entreprenante et fortunée, liée au pouvoir royal, assume sa subordination née de cette alliance rénovée entre le roi et sa ville. En effet, plusieurs notables, échevins en leur temps, occupent des positions enviables dans l’administration locale du bailliage de Mâcon : prévôt, procureur ou receveur du roi au bailliage, tabellion ou encore juré à la cour du bailli. André de Carlat témoigne de tels liens. Il débute comme juré à la cour du bailli, en 1391, et devient procureur du roi au bailliage entre 1413 et 1417. C’est en 1413 qu’il est élu comme échevin. Les sources le mentionnent comme « vénérable et discrète personne » ou « honorable homme et sage, mestre » André de Carlat.
Comment le patriciat urbain, dont la puissance repose dès l’origine sur la capacité de « parler, conseiller et ordonner », se construit par cette fraction du réel qu’est l’information notamment dans l’utilisation qu’il fait des espaces où elle circule. La rue, le carrefour, la place sont, à Mâcon comme ailleurs, des vitrines du pouvoir où se déploie la vie municipale en temps de paix comme en temps de guerre. L’enjeu n’est pas mince car la ville ne maîtrise pas, ou ne maîtrise qu’imparfaitement, le cri et la circulation de l’information.
Nous aborderons, dans un premier temps, le rôle du sergent – crieur municipal et vecteur de l’information -, puis dans un second temps, nous dresserons une typologie des espaces où circule et se déploie l’information.
Un acteur. Le sergent, crieur municipal
Un office subalterne ?
À Mâcon, le crieur a une identité professionnelle bien marquée, il est sergent du roi. Le monde des offices appelés trop rapidement subalternes offre, pour des individus dynamiques, la possibilité de cumuler les fonctions. C’est le cas des sergents royaux qui peuvent prendre la charge de sergent de la cité[2]et de crieur public[3]. La mort, ou la décharge d’un sergent, indique que l’office consacre une fin de carrière pour un sergent du roi expérimenté. Les rôles du sergent sont variés et souvent en prise directe avec l’information. Son champ d’action s’étend naturellement aux affaires de police ou de justice. Ses chevauchées le portent au-devant des forces afin d’en connaître les intentions et d’en rapporter nouvelles. Il assure le portage des lettres pour le compte des échevins et convoque les habitants aux assemblées. Le sergent royal assume enfin la charge du cri de l’information pour le compte des échevins. La première mention explicite d’un crieur[4], pour Mâcon, date de 1367. En juin 1388, les comptes mentionnent André Rigotat comme « crieur de la dicte ville[5] » et on sait, par les registres urbains, qu’il est « sergent du roy et crieur en la ville de Mascon[6] ». Ce sont également les sergents du roi, Jean Michaut[7]puis Jean de Saint-Pierre qui ont la charge, « par voys de crie[8] », d’ajourner les bourgeois aux assemblées (1417 et 1419). La publication de l’information paraît reposer davantage sur un profil professionnel que sur une équipe stable. La ville qui n’emploie qu’un unique crieur, utilise tour à tour, pour l’année 1419 : les sergents du roi Jean Michaut et Jean de la Coste. Confier le cri public aux hommes qui desservent l’office de sergent, c’est la possibilité pour le prévôt ou le bailli de contrôler l’information, sa transmission, et d’en affirmer sa maîtrise. « Faire dire, c’est dominer[9]. » Les magistrats de la ville n’ont reçu le pouvoir de parler que par délégation.
Une performance physique : l’œil et l’oreille
La documentation permet de saisir l’usage politique de la métaphore corporelle[10]. Le sergent réalise à l’occasion du cri une performance physique. Jean de la Coste apparaît dans les sources en 1410, il occupe déjà le petit office urbain de crieur[11]. Il participe à la publication des lettres de l’abstinence de guerre du 14 mai 1419[12]. À partir d’avril 1423, Jean est signalé au poste de guetteur. Très vraisemblablement, si Jean a bonne voix, il a aussi bon œil – une qualité pour ce recrutement. Son ancienne fonction de crieur et sa nouvelle charge de guetteur lient Jean à la ville de Mâcon, « par l’ouïe etpar la vue », formule consacrée du droit féodal. Ce n’est pas une coïncidence car l’homme noue par son serment un lien physique avec la cité et engage son corps, la main sur les Évangiles. Lors du cri, Jean de la Coste et son auditoire sont au point de rencontre de ces deux sens complémentaires, par le procédé d’écriture/lecture qui engage la vue et la parole du crieur[13], comme par la réception de ses paroles où l’ouïe de l’auditoire découvre ce qui échappe à la vue[14]. La vue et l’ouïe, qui dépendent des organes situés le plus haut dans le corps, permettent d’accéder à une forme de vérité : l’information proposée par le commanditaire du cri. « Voir-disant[15] » Jean de la Coste est diseur de vérité. Ainsi, les lettres de Jean sans Peur, d’août 1405, sont lues publiquement à Mâcon afin que, dit le duc, « vous en saichiez la verité, et que par senestres rappors vous ne peussiéz estre informéz contre la verité[16] ».
Toute information est communiquée en tant que vraie pour être crue[17]. À la performance physique du crieur répond celle de son auditoire auquel revient la tâche essentielle, mettant en œuvre un troisième sens, le toucher, de « tenir la main », c’est-à-dire d’aider[18]le commanditaire du cri. Le crieur transmet une parole qui est à la fois promesse d’apporter un remède aux difficultés et retardement de son avènement. Car voir, entendre et toucher autorise l’auditoire à entrer dans la connaissance des affaires de la cité, la sphère publique, et à en construire la mémoire en acceptant, ou refusant, de prendre part à l’action.
La théâtralisation de la proclamation
Les autorités royales et urbaines peuvent décider de théâtraliser le cri de l’information. C’est notamment le cas lors de la proclamation de la paix de Pouilly-le-Fort (11 juillet 1419)[19]. Lors de la proclamation le crieur, Jean de la Coste, qui fait partie de l’équipe de publication cède le pas à plus puissant. Le crieur est sans voix – en apparence. En effet, c’est Guillaume Berthet, clerc et citoyen de Mâcon, qui « fait lecteuren ix places » de la ville, des accords de paix. Lancelet dit Trompetteaccompagne le crieur et le bourgeois afin de trompeter pour que soit crier solennellement la paix. Guichard de Charlieu, sergent d’armes de la ville, complète le dispositif. L’équipe de publication se compose de quatre personnages dont deux seulement paraissent actifs : le clerc lecteur et le trompette. En choisissant de mettre en scène le cri de l’information, les autorités ne peuvent pas en éliminer le personnage principal, c’est-à-dire le crieur. La longueur du texte des accords de paix, qui interdit une lecture soutenue et à voix forte sur plusieurs minutes, a conduit les autorités à un choix très concret : Jean de la Coste répète à voix forte le discours que lui dicte Guillaume Berthet. Le clerc a donc la capacité de gloser le texte et de maîtriser le cri qui est alors d’une grande plasticité. En parallèle du texte officiel, Guillaume détermine – avec le Conseil – ce qui mérite d’être crié et ce qui peut être passé sous silence. Peut-être même utilise-t-il une copie des lettres, un abrégé plus maniable, élaboré par le Conseil de la ville, qui aborde les aspects très pratiques de la paix. Ces abrégés sont en vigueur dans l’espace germanique[20]. Dans tous les cas, la mise à distance de la voix du crieur, devancée par celle du bourgeois, marque le caractère supérieur, historique et festif, de la nouvelle qui dépasse la ville. Ces aspects visuels et auditifs, la mélodie du texte dit en canon (discours-cri), précédé du son de la trompette, convergent vers une voix extérieure, objective et performative, celle du roi. L’intervention d’agents à la fois bourgeois et royaux permet d’afficher l’unité et l’ordre qui règnent dans la cité. La théâtralisation redit l’alliance entre le pouvoir royal et le patriciat urbain qui, pour l’occasion est en pleine capacité de « parler ».
Itinéraire
L’itinéraire suivi par le crieur reprend-t-il le chemin de la déambulation des paroissiens lors des processions religieuses ? Le 13 juin 1555, une procession organisée par le chapitre de Saint-Pierre de Mâcon emprunte l’itinéraire suivant, « depuis Saint-Pierre vers la maison de la ville par les changes et le Bourneufz et du Bourneufz illec oudit Saint-Pierre par la fromagerie la rue de l’abatoir.[21] »
À l’aller, l’itinéraire longe les remparts du XIIe siècle, en excluant l’urbs vetuset le quartier canonial, fortifié en 1180. Au retour, les fidèles cheminent jusqu’à leur point de départ en circulant au cœur du Bourgneuf qui s’étend au-delà des murailles à partir du xie siècle. La déambulation des paroissiens, depuis l’église paroissiale Saint-Pierre, met en parallèle le lien interpersonnel tissé dans le cadre de la paroisse et l’interdépendance fiscale ou militaire des foyers. En effet, la communauté des habitants réunie lors de la procession paroissiale circule coincée entre deux membranes : à l’intérieur de l’enceinte du xve siècle mais au dehors des limites des remparts du xiie siècle. L’itinéraire de la procession est le fruit d’un choix qui symbolise le ressort de la paroisse urbaine et le succès des patrons paroissiaux : saint Nizier et saint Pierre. Surtout, la procession réalise spatialement la domination du pouvoir municipal sur le Bourgneuf. Elle démarque la communauté bourgeoise des communautés religieuses ou nobles du nord de la ville[22]. On constate, en effet, que les ordres mendiants sont exclus du parcours processionnel. L’itinéraire pourrait donc bien être antérieur à leur établissement par Louis ix(1255 et 1258). Dans le même temps, la procession homogénéise le territoire de la cité par son itinéraire circulaire. Il est probable que les mêmes critères font que le crieur arpente la cité en suivant le cheminement des processions qui serpente par les rues de la ville.
L’ordonnance de Charles le Téméraire, publiée le 28 avril 1471 à Mâcon, permet de se faire une idée de l’audience des criées. Le contenu de l’ordonnance est publié « à son de trompe et par [un] notaire à lente et haulte voix[23] ». L’itinéraire emprunte la rue de la Barre. Il conduit au pilori et vers la place des Azimes (le marché du roi). Ces haltes sont mentionnées car le cri provoque une grande affluence. Les principaux bourgeois sont mentionnés. Ils sont trois ou quatre à chaque station, hommes de loi ou maîtres des métiers, ainsi que « plusieurs autres en grand nombre tant gens d’armes qu’autres en grand nombre. » Ces bourgeois sont des leadersd’opinion, pleinement informés, ils couvrent les contestations toujours possibles au moment du cri. La proclamation officielle fait taire la rumeur. Les bourgeois s’assurent que l’opinion populaire ne déborde pas l’opinion publique : la seule qui puisse s’exprimer ouvertement.
Le chemin emprunté, les haltes et le cri, actualisent l’interdépendance des membres de la communauté. Un tiers des cris recensés (31,2 %) concerne la conduite des affaires de la cité : ambassades, travaux, dangers imminents, aides financières. Un second tiers a pour thème les revenus urbains. Le cri de la ferme du 16edu vin vendu au détail, ceux de la ferme de la pêcherie et du pontonnage de la ville sont réalisés plusieurs journées « à voix de crie es lieux et places aconstumés à fere criées[24] ». Ils le sont aussi, plus solennellement, dans la cour du bailli[25]. Le cri du 16edu vin est réalisé par trois fois rue des Changes[26], au moins les deux premiers jeudis de mai[27], puisque la ferme est adjugée pour un an, en présence du bailli, le 18 mai de chaque année. Enfin, les derniers cris ont pour objet des décisions de justice telle que la vente des biens mis en gage au marché public[28]. Une fois encore le sergent crie engage les biens portés au marché du roi. Les peines d’excommunication et les interdits religieux, qui concernent la communauté paroissiale, sont criés et repris lors du prône. Les résultats, à ce stade de l’enquête, restent encore limités mais ils révèlent que le cri est un indicateur de la construction et de la domination de l’espace par l’échevinat.
En conclusion, ce qui est demandé aux hommes qui prennent la charge de sergent et de crieur, mais aussi de guetteur, c’est d’abord une attitude morale. Les mots des serments recommandent de « bien et loyalement servir la ville ». La formule et le vocabulaire sont stéréotypés. Olivier Mattéoni l’a montré dans le cas des officiers du duc de Bourbon[29]. Le vocabulaire insiste sur la bonne manière de faire, le soin scrupuleux et la probité du nouveau promu. Le crieur, agent du roi, s’engage à ne pas desservir la ville par une contre-performance orale ou un travestissement de la parole officielle et patricienne. Il est « serviteur de la ville[30] ». Un professionnalisme que celle-ci encourage. En 1580, le sergent Thomas Genevoys reçoit une maison en échange d’un service sans faille[31]. Son statut est lié au regard que porte le gouvernement urbain sur son activité, laquelle est fondamentale puisqu’elle permet au patriciat, en charge des affaires de la cité, de « parler, conseiller et ordonner ». C’est-à-dire communiquer. Les sources n’emploient qu’une seule expression pour mentionner le crieur public : celle de « crieur de la ville ». Une expression qui souligne son lien avec la municipalité et qui permet de voir dans l’office du sergent-crieur un rouage fondamental de l’administration échevinale mâconnaise.
Typologie des lieux de l’information. Les espaces de pouvoir
La situation de subordination vis-à-vis du roi contraint l’échevinat, pour légitimer son pouvoir de « parler, conseiller et ordonner », à investir des lieux, une sphère publique, qui distinguent le patriciat urbain des autres pouvoirs par une accumulation de signes. On doit aux géographes d’avoir défini la notion d’espaces centraux comme des « lieux de représentation et d’exécution du pouvoir sous toutes ses formes[32] ». On peut reprendre la totalité des acquis de cette notion –notamment dans les mesures quantitatives du centre – car les autorités échevinales, détentrices du pouvoir, produisent de l’espace central. Les sources, les comptes et les registres des délibérations, nous ont fourni quelques moyens de mesures dont trois ont retenu notre attention. Ils nous ont permis d’établir un gradient pour la période 1415-1425 :
- la mention de l’utilisation d’un lieu pour la proclamation, le cri public, ou de l’affichage d’une information ;
- le nombre et la localisation des réunions tenues par les échevins et les assemblées bourgeoises. On compte 158 réunions qui se déroulent principalement au couvent des Dominicains, au château du roi, à l’église Saint-Nizier et à la cathédrale Saint-Vincent. Ces espaces clos accueillent la publication des informations et ordonnances ;
- pour la même période on a retenu le nombre et la localisation des serments. On en dénombre 56 qui se tiennent aux mêmes endroits que les réunions et les assemblées.
Les centres, des espaces de pouvoirs concurrents
À Mâcon, une première catégorie de lieux valorise la communauté en arme et la mémoire collective. Ici, la publicatio revêt davantage la forme d’une lecture de lettres et d’ordonnances. La lectureest réalisée dans la cour[33]et lors des audiences du bailli[34]sur le plateau de la Baille. Le château et la place attenante sont situés à proximité du couvent des Dominicains fondé en 1255 par Louis ix[35]. Les assemblées se tiennent généralement là : 52 % des réunions ont lieu sur le plateau ; principalement au chapitre du couvent des Dominicains (35 %) mais aussi dans la chambre du Conseil (17 %). Ces réunions de la meilleure partie des bourgeois, les leadersd’opinion, se déroulent systématiquement en présence des agents royaux, du bailli ou de son lieutenant. De même, 78 % des serments sont prêtés sur le plateau. Le couvent des Dominicains reste un lieu privilégié des prestations de serments. Le château en accueille en nombre plus restreint. Surtout, l’élection des échevins et le serment prêté lors de leur entrée en charge sont réalisés sur le plateau en présence du bailli ou de son lieutenant. La subordination de l’échevinat au pouvoir royal est patente.Le plateau de la Baille, en hauteur, confisque le discours politique et capitalise les signes du pouvoir. Il écrase la chapelle Saint-Nizier, le cœur du pouvoir bourgeois, située en contrebas au centre du Bourgneuf.
Par la chapelle Saint-Nizier le patriciat parvient toutefois à dégager un espace qui lui est propre. Les portes de l’édifice sont utilisées pour le placard d’informations. C’est l’un des lieux les plus communs de la ville où la proclamatio, le cri public,conforte la légitimité de l’échevinat par les formules d’annonces : « De par les échevins de la ville de Mâcon… » ou encore « Sachent tous que nous les échevins avons…[36] ».La chapelle n’est qu’une annexe de l’église paroissiale Saint-Pierre. C’est le plus ancien édifice religieux de Mâcon. Il remonte au vie siècle. Mais au xve siècle, il se trouve absorbé par la ville, au cœur du Bourgneuf, l’espace bourgeois dynamique et actif. Les échevins y tiennent leurs conseils : 19 % des réunions ont lieu à la chapelle. Ces réunions ne concernent que les magistrats qui utilisent les lieux pour conserver les documents municipaux dans l’archiviumde la ville. C’est aussi là que se trouve l’arsenal[37]. Les serments qui y sont prêtés concernent les cinquanteniers et les dizainiers, ainsi que les collecteurs des aides. C’est sans doute l’espace le plus typiquement bourgeois puisque la marque des pouvoirs concurrents y semble absente.
Ces deux espaces de pouvoir, le plateau et la chapelle, de polarité inverse, marquent la ville par l’accumulation massive de signes. L’alliance du patriciat et du pouvoir royal n’a cour que sur le plateau alors que la chapelle Saint-Nizier reste un lieu apparemment vierge de toute symbolique royale.
Des périphéries intégrées et des espaces de conquêtes
On trouve tout d’abord l’empreinte massive de l’église paroissiale Saint-Pierre dont le clocher sert de tour de guet. Sa flèche supporte l’étendard royal. Sa cloche d’alarme est utilisée pour annoncer les dangers et le retrait. Le côté nord de l’église, fortifié, est intégré à la muraille. Le parvis et la place contiguë servent de cimetière et de lieux de rassemblement pour la milice urbaine. Le lieu évoque aussi la paix eucharistique et la nécessité d’entretenir cette paix, reflet de l’ordre intérieur de la cité. Ici, le cri fait concurrence au son de la cloche. Les offices indispensables à la survie de la cité, ceux de sergent, de crieur et de guetteur s’y rencontrent plus parfaitement. La porte du Bourgneuf est celle des bourgeois. Elle est la plus éloignée du plateau de la Baille et du quartier canonial. C’est par cette porte que s’effectue l’entrée du nouvel évêque. Il prête, aux bourgeois seulement, le serment de respecter les coutumes et franchises urbaines et d’entretenir la muraille. Ce sont 4 % des serments qui sont réalisés à la barre de la porte et 2 % des réunions dont l’objet a toujours été de dégager et protéger la porte, renforcer la muraille.
Enfin, les lieux où se déploient les activités bourgeoises du temps de paix forment untroisième groupe. Il s’agit, ici, moins de places que de rues. Face à l’assaut quotidien des activités, elles font l’objet d’une attention particulière des autorités de la cité. Il s’agit de la rue du Bourgneuf avec les halles, la rue des Changes, la rue Franche et son port, à proximité de l’église Saint-Etienne, enfin les étuves. Ces places et ses rues font parties du domaine non aedificandi. Leur maitrise par le pouvoir échevinal entraîne plusieurs compositions ou contestations. Les bouchers des halles sont plusieurs fois rappelés à l’ordre, par voies de cri et d’affichage, leurs bancs débordant sur le domaine public[38]. Là encore, le sergent crieur, rappelle combien la sphère publique peut-être menacée, débordée, étouffée quotidiennement. Défricher, rafraîchir ces espaces est une nécessité pour « l’ouïe et la vue » ; le crieur et son message ne doivent pas être étouffés par l’affairisme quotidien. La présence du trompette, aux halles, est nécessaire.
La maison du bourreau, l’hôtel du prévôt, ainsi que le pilori à proximité du pont Saint-Nicolas (actuel pont Saint-Laurent) témoignent de la justice du roi. C’est au pied du pont de Saône, vers 1430, que le châtelain de Bâgé frappe le prévôt de Mâcon Jean Furet. Selon l’usage, ce dernier faisait les proclamations concernant la justice[39]. Le cri, à la frontière entre la France et l’Empire, est réalisé à la frontière symbolique de l’ordre et du désordre. Le cri est du côté de l’ordre et réalise la domination du seigneur – laquelle ici a été contestée. La procédure de l’information, dans le cas du prévôt, valorise l’ordre symbolique de celui qui dit le vrai. Cette posture est encore valable au début du xviie siècle puisqu’on lit, pour l’année 1613, que« les ordonnances du roi notre sire, ordonnées en sa conté de Mascon se publient annuellement à la porte du pont, du cousté de Bresse, la veille saint Laurent[40] ».
Un espace de neutralité bienveillante ?
Les assemblées ont lieu au couvent des Dominicains. Mais, un changement d’autorité seigneuriale, comme le transfert de la cité à Amédée viiide Savoie (janvier-août 1423), entraîne le transport des réunions du couvent des Dominicains vers la cathédrale Saint-Vincent, symboliquement et politiquement plus neutre. Au cours de cette période toutes les réunions (en réalité 16 soit 10 % de l’ensemble) et tous les serments ont lieu à la cathédrale. Ce transfert momentané nous montre combien les lieux qui composent l’espace public ne sont pas neutres et restent porteurs de sens.
En guise de conclusion
Le cri et le placard balisent la sphère publique et tracent des sentiers dans cette forêt de symboles et d’activités qu’est la ville. Le point de départ de ces sentiers est ce que la géographie nomme des espaces centraux, qui polarisent la sphère publique et créent ou captent l’information. Mettant en œuvre les principaux sens du corps humain, la circulation de l’information, permet de trouver, de retrouver, l’ordre symbolique et idéal d’une société soumise à son roi dans une alliance où les partis n’en sont pas moins concurrents. Cette société originale, hiérarchisée, a sécrété sa propre hiérarchie des lieux qu’elle fréquente. Valorisant les uns et repoussant les autres à la marge. Par le couple proclamation/publication les bourgeois se tiennent informés de la situation politique et guerrière des espaces où se déploient leurs activités. Professionnels compétents et insérés dans la société, ces hommes appartiennent à la corporation des bouchers, des maçons et des pêcheurs etc. Ils forment un milieu homogène structuré par des liens professionnels et familiaux. Ces artisans jouent un rôle particulier dans la construction de l’information. Ils sont des leadersd’opinion qui recueillent les données, les analysent au regard de leurs intérêts, puis les relaient partiellement dans le groupe. Ils glosent les éléments des chartes favorables à leurs actions, forgeant ainsi une opinion publique mâconnaise.
[1]Archives municipales de Mâcon [désormais AMM], AA 2/1 (1347, février). Toutes les dates sont données en nouveau style.
[2]Ibid., BB 12, f° 125v° (1419, mars 1er) ; f° 127r° (1419, mai 18).
[3]Ibid., BB 6, f° 119v° (1389, octobre 17) ; BB 12, f° 45v° (1416-1417) ; BB 13, f° 2v° (1419, mai). Nicolas Offenstadt, « Les crieurs publics à la fin du Moyen Age. Enjeux d’une recherche », Information et société en Occident à la fin du Moyen Age, Claude Gauvarddir., Paris : Publications de la Sorbonne, 78, 2004, pp. 203-217 ; Nicolas Offenstadt, Faire la paix au Moyen Âge, Paris : Odile Jacob, 2007.
[4]AMM, BB 1, f° 25r° : la mention tient en cette seule ligne, dans un compte de l’année 1367 : « À la Guinche, le criour, 1 fr. »
[5]Ibid., CC 66/48. André Rigotat, dit Chapotat, est sergent et crieur de la ville en 1387, en 1388 (Ibid., CC 66/48) et 1389 (Ibid., BB 6, f° 119v°). Jean de la Coste est attesté comme sergent et crieur de la ville entre 1410 et 1415 (Ibid., BB 12, f° 102r°). Jean Michaut occupe cette fonction en 1418 (Ibid., BB 12, f° 73v°, f° 75r°). Pierre Fornier, sergent et crieur de la ville est attesté en 1420 (Ibid., BB 13, f° 13r°). Pierre Bruyer est en fonction en 1425 (Ibid., BB14, f° 29r°). En revanche, Guionet Rosan est signalé uniquement comme crieur en 1405 (Ibid., BB 9, f° 30r°).
[6]AMM, BB 6, f° 119v° (1389, novembre 6).
[7]Ibid., BB 12, f° 45v° (1416-1417) ; BB13, f° 2v°.
[8]Ibid., BB 12, f° 58v° (1418, juin 7).
[9]Joseph Morsel, « Quand faire dire, c’est dire », Information et société en Occident à la fin du Moyen Age, op. cit., pp. 309-326.
[10]Jean-Claude Schmitt, Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris : Gallimard, 2001.
[11]AMM, BB 12, f° 101v°-f° 102r° (1409-1418).
[12]Comptes généraux de l’Etat bourguignon de 1416 à 1420, 2èmepartie, 2èmefascicule, Paris : Imprimerie nationale/Klincksieck, 1966, n°5409, pp. 885-886.
[13]Michèle Gallyet Michel Jourde, Par l’ouïe et par la vue. Littérature du Moyen Age et de la Renaissance, Paris : ENS éditions, 1999, pp. 9-21.
[14]Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris : Liana Levi, 2003, pp. 178-191.
[15]Claire Boudreau, « Messagers, rapporteurs, juges et « voir-disant ». Les hérauts d’armes vus par eux-mêmes et par d’autres dans les sources didactiques (xive– xviesiècles) », Information et société en Occident à la fin du Moyen Age, op. cit., pp. 233-245.
[16]AMM, EE 41/1 (1405, août 19) ; EE 41/4 (1405, septembre 17).
[17]Joseph Morsel, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen Age. Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », Memini. Travaux et documents de la Société des études médiévales du Québec, 4, 2000, pp. 3-43.
[18]Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, op. cit., p. 181. Jean-Claude Schmitt,La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris : Gallimard, 1990.
[19]Ibid., EE 43/31, le traité de paix de Pouilly-le-Fort (1419, juillet 11).
[20]Laurence Buchholzer, « Chartres et rituels de serments à Ulm à la fin du Moyen Âge », Les chartes de serments : textes et rituels, journée d’études du 17 octobre 2008, organisée par Laurence Buchholzeret Olivier Richard.
[21]AMM, BB 34, f° 56r° (1555, juin 13).
[22]Ludolf Kuchenburch, Joseph Morsel, Dieter Scheler, « La construction processionnelle de l’espace communautaire », Écritures de l’espace social, Laurent Felleret Joseph Morseldir., Paris : Publications de la Sorbonne, 2010.
[23]AMM, AA 3, f° 55r° (1471, avril 28).
[24]Ibid., BB 12, f° 75r° (1417, mai).
[25]Ibid., BB 13, f° 13r° (1420, mai 24), f° 74v° (1422, novembre 20).
[26]Ibid., BB 12, f° 45r° (1416-1417).
[27]Ibid., BB 12, f° 102r° (1409-1418).
[28]Ibid., BB 6, f° 71v° (1387, juillet 17).
[29]Olivier Mattéoni,Servir le prince : les officiers des ducs de Bourbon à la fin du Moyen Âge (1356-1523), Paris : Publications de la Sorbonne, 1998, p. 270.
[30]AMM, BB 12, f° 127v° (1419, juin 11).
[31]Ibid., DD 1/30 (1580, novembre 30).
[32]Pierre Clavalet Roger Brunet, Le développement des territoires, Paris : Ed. de l’Aube, 2005 ; Maryse Fabriés-Verfaillieet Pierre Stragiotti, La France des villes, Paris : Bréal, 2000, pp. 75-97.
[33]AMM, BB 14, f° 18v° (1424, septembre 30).
[34]Ibid., BB 13, f° 47v° (1420, mai 24).
[35]Le souvenir du passage de saint Louis est inscrit dans la pierre : « Cette maison a été fondée par le très pieux Louis, roi de France, en 1255 ». La pierre est toujours présente dans la maison des saints Anges, rue de la préfecture, à Mâcon.
[36]AMM, BB 6, f° 118v° (1389, décembre 19).
[37]Ibid., BB 14, f° 15v°-16r° (1424, septembre).
[38]AMM, BB 12, f° 101v° (1409-1418).
[39]Marcel Canat de Chizy, Documents inédits pour servir à l’histoire de Bourgogne, t.1, Chalon, 1863, pp. 334-335.
[40]AMM, FF 28 (1601-1613).