Discours et contre-discours : l’instrumentalisation de l’islam pendant la première guerre mondiale
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Politologue, spécialiste des questions sécuritaires et militaires.
Professeur à l’université Hassan II de Casablanca.
Les états-majors ont conçu, dans toutes les guerres passées, des stratégies de propagande et de désinformation dans le but de démoraliser l’adversaire et d’affaiblir l’ennemi. Une instrumentalisation de la religion musulmane s’est ainsi opérée lors de la Première Guerre mondiale qui opposa la Triple Alliance entre Russes et Ottomans, sous la conduite des Allemands, à la Triple Entente dirigée par les Français, avec les Britanniques et Italiens.
La stratégie germano-turque
L’alliance germano-turque organisa une véritable armada composée de théologiens, muftis, cadis, prêcheurs et mokadems des zaouiyas soufis pour accompagner le djihad (guerre sainte) prônée par le sultan ottoman, le 11 octobre 1914. Le discours religieux du calife ottoman de l’époque soutenait que les enfants du troisième calife Otman Ibn Affane étaient attaqués par les athées et les croisés pour détruire l’Islam et ses représentants légitimes. Une équipe d’orientalistes allemands basés à Berlin et à Constantinople élabora une propagande axée sur le djihad et le califat, soit les mêmes slogans dont usent et abusent actuellement Daech et consorts. La Triple alliance diligenta ses espions au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Libye et au Sahel, ainsi que dans les colonies françaises d’Afrique noire musulmane (Togo et Cameroun) pour sonner l’hallali contre les Français et les Britanniques. Le mufti d’origine algérienne, Cherif Saleh Al-Tounsi, récupéré par les Ottomans, allait devenir le fer de lance de cette fatwa du djihad et de la défense du califat et allait intégrer l’état-major allemand en charge de déstabiliser la France et l’Angleterre dans leurs colonies nord-africaines et de la péninsule indienne.
Cet appel ottoman à la guerre sainte allait trouver un écho favorable aussi bien en Libye que dans le Sahel. La zaouia sanoussia allait être le bras armé et religieux des pays de l’Axe. Plusieurs guerres ont été menées par les Senoussi en Algérie, en Tunisie, en Egypte, et dans le Sahel… jusqu’en Mauritanie qui faisait partie de l’Empire chérifien. Les Turcs avaient promis au cheikh de la confrérie sanoussia d’édifier un autre califat allant de Tunis à Port Soudan. Ce qui explique les liens étroits établis entre cette confrérie dite « noire » et la Triple alliance. Cherif Saleh Al-Tounsi, établi à Kossen, camp de prisonniers musulmans où étaient amassés notamment près de 8 000 goumiers, fut chargé de « blanchir » les Allemands et les Turcs en les présentant comme les véritables défenseurs de l’islam. L’arme utilisée : un bon traitement réservé aux prisonniers musulmans et le plein de prêches assimilables à un véritable lavage de cerveau. Le but stratégique, on le devine, était de dissuader les musulmans des colonies de grossir les rangs des armées des pays de l’Entente et s’aligner sur les positions de Dar Al-Islam, conduite par le Califat, contre Dar Al-Harb, le bloc franco-britannique.
La réaction franco-britannique
Pour contrecarrer cette menace germano-turque devenue très sérieuse, les états-majors français et britannique réagirent très vite, notamment parce que la confrérie senoussi avait réussi à libérer plusieurs territoires en Afrique du Nord et dans le Sahel. Grâce au savoir du général Lyautey, des actions rapides allaient être entreprises avec le sultan marocain My Youssef Ibn al-Hassan. Ce dernier, via un prêche fleuve du vendredi, et es qualité de commandeur des croyants, appela au boycott du califat ottoman, usurpateur de l’Islam rendu responsable de la décadence musulmane. En mettant en relief la légalité d’une alliance des musulmans avec les chrétiens, il rééditait ainsi l’appel à l’aide lancé par le prophète Mohammed aux chrétiens de l’Ethiopie. Son discours donna lieu à une mobilisation générale des mokaddem des zaouias, des prêcheurs du vendredi, des cadi, des oulémas d’Al-Qaraouiyine et Zaitouna. L’objectif était de mettre en avant un contre-discours s’articulant autour du Coran et des hadiths, ce qui contribua largement à déconstruire le discours djihadiste nourri par l’Empire ottoman et ses alliés. Ce processus contribua à l’endiguement de la menace sanoussia qui pesait sur le Maghreb.
Parallèlement au combat d’idées, Lyautey allait procéder à l’arrestation des espions allemands et de leurs protégés qui propageaient l’appel au djihad. En coordination avec les Britanniques et le Cherif Al-Husseini du Hedjaz (La Mecque et Médine), le pèlerinage aux lieux saints de l’islam devait reprendre, montrant ainsi aux musulmans de l’Afrique du Nord que l’Islam et les musulmans étaient protégés par les puissances coloniales. Les Britanniques prirent également sur eux de sécuriser la Mésopotamie et promirent d’y installer l’Empire arabe.
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Cette guerre des idées durant la Première Guerre mondiale a touché plusieurs colonies en Afrique et en Asie. Mais pour quels résultats ? Au-delà des millions de morts de part et d’autre, il convient de rappeler que ce conflit déboucha sur : le fameux accord de Sykes-Picot qui a divisé le monde arabe ; l’émergence d’un mouvement salafiste rigoriste et fondamentaliste en Arabie ; et la création de l’émirat de Tobrouk, cadeau offert par les Alliés à la confrérie sanoussia pour la remercier d’avoir changé de camp à la fin de la guerre en se retournant contre les pays de l’Axe. En France, on assista à : la construction d’un hôpital pour blessés musulmans baptisé « Le Jardin colonial » en 1916 ; l’érection de la Coupole du cimetière de la Marne Al-Kouba en 1917 ; et l’adoption du projet de mosquée de Paris en 1920[1]. On rappellera que le mythe du Califat sanoussia allant de Tunis à Port Soudan nourrit toujours les rêves des peuples du Sahel et de Libye. D’où le jeu auquel s’était prêté le colonel Kadhafi plusieurs décennies durant. De même, l’idée d’un empire arabe au Moyen Orient se voyait réduite à néant par l’Entente franco-britannique.
Il y a lieu de souligner que l’élaboration des discours et contre-discours durant cette période relevèrent exclusivement des militaires, avec le concours des Affaires étrangères et indigènes. Un siècle plus tard, ces pratiques sont le fait des civils, incarnés par les sécuritaires, la justice et les médias. La lutte contre la radicalisation a pris les allures d’un Open Bar, voire d’un fonds de commerce juteux pour de prétendus spécialistes.
- [1] Elle fut inaugurée en 1926 par le Sultan My Youssef qui a joué un important rôle religieux dans cette guerre contre le Califat ottoman.