Renseignement intérieur : tout changer pour que rien ne change…
Au cours des six derniers mois (décembre 2013 – avril 2014), plusieurs décisions gouvernementales ont été prises concernant le renseignement intérieur, présentées comme la suite des réformes conduites en 2008 par Nicolas Sarkozy, ou comme la correction de certaines de leurs imperfections.
Anticipation opérationnelle
Le 18 décembre 2013, le Journal Officiel a publié un arrêté créant une Sous-direction de l’Anticipation opérationnelle (SDAO) au sein de la Gendarmerie nationale. Cette nouvelle entité aura pour charge de :
« – proposer la doctrine relative aux missions de renseignement au sein de la gendarmerie ;
- traiter l’information interne et externe permettant l’alerte des autorités, ainsi que le suivi des situations sensibles à court terme ;
– participer à la recherche, au recueil, à l’analyse et à la diffusion des informations de défense, d’ordre public et de sécurité nationale nécessaires à l’exécution des missions de la gendarmerie ;
– assurer le traitement du renseignement opérationnel d’ordre public et du renseignement de sécurité économique en métropole et en outre-mer ;
– animer ou participer, avec les autres sous-directions de la direction des opérations et de l’emploi, aux gestions interministérielles de crise ;
– suivre et coordonner l’action des unités dans son domaine de responsabilité ».
Afin de mener à bien ses missions, la SDAO sera constituée « du Centre de renseignement opérationnel de la gendarmerie et d’un centre d’analyse et d’exploitation. »
Depuis la création de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), en 2008, et la réduction du renseignement territorial issu des ex Renseignements généraux (RG) à sa plus simple expression – il a de plus été rattaché au Directeurs départementaux de la Sécurité publique (DDSP) dont c’est là le cadet des soucis -,
la Gendarmerie nationale a progressivement développé des fonctions de recueil d’informations dans les zones dont elle a la charge, sous l’autorité d’officiers de renseignement (OR). Si une partie de ceux-ci travaillent avec la Sous-direction de l’information générale (SDIG), la DGGN ne disposait pas d’une direction spécialisée pour coordonner la recherche et traiter le renseignement. C’est ce qui vient d’être fait et officialisé par cet arrêté.
Toutefois, le rôle de la gendarmerie dans le renseignement intérieur ayant toujours été un sujet délicat – du fait des relations délicates avec la police nationale qui considère que ce domaine relève de sa seule compétence – c’est probablement la raison pour laquelle, afin de pas froisser les susceptibilités de certains, la DGGN n’a pas souhaité voir figurer le terme de « renseignement » dans la titre de cette nouvelle sous-direction spécialisée.
DGSI, le nouveau mammouth ?
Puis, le 30 avril 2014, le gouvernement a fait paraître au Journal Officiel le décret n°2014-445 qui crée la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), en remplacement de la DCRI.
Issue de la réforme des services de Renseignement voulue par Manuel Valls suite à l’affaire Merah, la DGSI est directement rattachée au ministère de l’Intérieur et son directeur accède au statut de directeur général. Rappelons qu’auparavant, la DCRI – comme la DST et la DCRG avant elle – était rattachée au Directeur général de la police nationale (DGPN).
Cette modification statutaire est présentée comme permettant non seulement au politique d’avoir une prise plus directe sur le renseignement intérieur, mais aussi de diversifier le recrutement du service, en ne le limitant pas aux seuls fonctionnaires de police. Ainsi, la DGSI pourra faire appel à des contractuels privés, comme le font nombre de services de renseignement étrangers.
Simultanément, le ministère de l’Intérieur a annoncé que ce nouveau service recruterait plus de 430 nouveaux postes dans les années à venir (soit environ 15% d’accroissement des effectifs) dans des fonctions variées, mais non opérationnelles (analystes, traducteurs, informaticiens, etc.), Toutefois, la DGSI semble déterminée à ne toujours pas vouloir intégrer de gendarmes.
En effet, et c’est là la seconde incohérence de cette création, la DGSI, nouvelle direction de l’administration centrale du ministère de l’Intérieur, demeure un service de police, ce qui fait que ce corps dispose désormais de deux directions générales au sein du ministère… situation absolument inédite.
Troisième élément qu’il convient de signaler, c’est l’élargissement du champ d’action de la DGSI. Le décret qui détermine les missions et l’organisation du nouveau service indique que la direction est « chargée, sur l’ensemble du territoire de la République, de rechercher, de centraliser et d’exploiter le renseignement intéressant la sécurité nationale ou les intérêts fondamentaux de la Nation« . En clair, cela signifie :
« – Assurer la prévention et concourir à la répression de toute forme d’ingérence étrangère ;
– Concourir à la prévention et à la répression des actes de terrorisme ou portant atteinte à la sûreté de l’Etat, à l’intégrité du territoire ou à la permanence des institutions de la République ;
– Participer à la surveillance des individus et groupes d’inspiration radicale susceptibles de recourir à la violence et de porter atteinte à la sécurité nationale ;
– Concourir à la prévention et à la répression des actes portant atteinte au secret de la défense nationale ou à ceux portant atteinte au potentiel économique, industriel ou scientifique du pays ;
– Concourir à la prévention et à la répression des activités liées à l’acquisition ou à la fabrication d’armes de destruction massive ;
– Concourir à la surveillance des activités menées par des organisations criminelles internationales et susceptibles d’affecter la sécurité nationale ;
– Concourir à la prévention et à la répression de la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication. »
A noter que la DGSI sera dorénavant chargée de s’intéresser aux « organisations criminelles internationales (…) susceptibles d’affecter la sécurité nationale », mission qui ne figurait pas au « programme » de la DCRI. De plus, dans le cadre de ces missions, la DGSI « contribue à la surveillance des communications électroniques et radioélectriques », qui lui sont confiées, c’est-à-dire qu’elle pourra recourir, sous l’autorité de la CNCIS (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité), aux écoutes téléphoniques et à la surveillance de l’internet. Précisons enfin, que la DGSI conserve également sa compétence judiciaire.
Ce nouveau service ne cesse donc d’élargir son champ d’intervention et finit par traiter tous les sujets : contre-terrorisme, contre-espionnage, contre-subversion, surveillance des organisations criminelles internationales, criminalité informatique, contre-prolifération, etc. Et comme il dispose en propre d’officiers de liaison à l’étranger, d’officiers de police judiciaire (OPJ) et de moyens d’interception (centre de Boullay-les-Troux), nous sommes face à une concentration inédite de pouvoirs de renseignement et d’enquête judiciaire tous azimuts entre les mains d’un seul service, ce qui n’est absolument pas une avancée démocratique.
Une telle accumulation de missions et des moyens d’action ne s’était jamais produite jusqu’à lors. Paradoxalement, cette évolution est due à la gauche, traditionnellement plus sensible que la droite à la limitation démocratique des pouvoirs administratifs de la police, des services et des armées. Rappelons que sous François Mitterrand, lorsqu’avait été évoqué le rapprochement, au sein d’un état-major commun, de la DST, des RG et le la police aux frontières (PAF), Gilles Ménage, alors directeur de cabinet du président de la République, avait déclaré qu’il n’était pas question de créer un « KGB à la française ». L’argument est aujourd’hui de dire qu’il s’agit là d’un « FBI à la française ». Certes, l’image est moins négative, mais n’oublions pas ce que fit Hoover à la tête d’un tel service au cours des années 50 et 60.
Au demeurant, l’élargissement tous azimuts des compétences de la DGSI pourrait bien générer de nouvelles rivalités avec les autres services de renseignement, de sécurité ou d’action judiciaire : DGSE, SCRT, DNRED, ANSSI, PJ, DPSD, Gendarmerie.
La remontée en puissance du renseignement territorial
Parallèlement au changement de statut de la DCRI, la réforme du renseignement territorial a été enfin entreprise et celui-ci devrait revenir dans le gyron de la communauté du renseignement, dont il avait été très arbitrairement exclu en 2008.
Sa nouvelle « feuille de route » est particulièrement ambitieuse, puisque le nouveau Service central du renseignement territorial (SCRT) – qui va succéder à la SDIG – se voit confier la surveillance des mouvements protestataires et revendicatifs, les phénomènes violents dans les quartiers sensibles, l’économie souterraine, le développement du cyber-renseignement. Il sera également fonctionnel sur les zones frontalières, par ses contacts avec les centres de coopération policière et douanière (CCPD) et les attachés de sécurité intérieure, tout en respectant l’exclusivité des rapports de la future DGSI avec les services étrangers. Par ailleurs, une nouvelle mission « suivi du nucléaire » sera mise en place au sein de la section en charge des mouvements environnementalistes, intégrant des gendarmes.
Des sections de recherche opérationnelles – regroupant une trentaine de personnels placés sous l’autorité d’un officier de police – seront également recrées au sein des chacune des sept zones de défense. Elles seront plus spécialement dédiées à la collecte de renseignement en milieu fermé, en direction de la contestation politique violente, de la radicalisation religieuse, et des dérives urbaines. Un état-major sera aussi mis en place, notamment en charge des fonctions de pilotage et de l’animation des projets, de la gestion des ressources humaines, du budget et des relations avec la DCRI et le SIRASCO.
En raison de l’accroissement du périmètre et la nature des missions confiées au futur SCRT, environ 250 policiers et gendarmes supplémentaires devraient venir renforcer ses rangs – la SDIG compte aujourd’hui 1950 agents – au cours des deux prochaines années. De même, le service devrait bénéficier de l’attribution de nouveaux moyens matériels. Toutefois, il n’est pas envisagé l’autonomisation des budgets, qui continueront à dépendre de la Sécurité publique. Cependant, sur le plan hiérarchique, les futurs services départementaux du renseignement intérieur (SDRT) ne devraient plus voir leurs analyses bloquées au niveau du DDSP et pourront les faire remonter plus systématiquement vers les autorités.
Mais l’élément le plus important est que des efforts particuliers seront apportés en matière de formation au renseignement, ce qui est une véritable reconnaissance de la spécificité de ce métier :
– les agents de tous grades et de tous corps intégrant le SCRT recevront une formation commune ;
– une certification d’agent d’analyse en renseignement sera délivrée ;
– les conditions de recrutements vont être dorénavant soumises à des tests de sélection ;
– des formations seront dispensées sur des thématiques spécifiques. Il est envisagé que certaines puissent l’être dans le cadre de l’académie du renseignement ;
– la formation initiale de l’Ecole nationale supérieure de police (ENSP) intègrera des modules sur le « renseignement de proximité ». Il est même prévu l’affectation de trois élèves commissaires en sortie d’école au sein du SCRT.
Cette évolution devrait mettre un terme aux dangers et effets négatifs de la mobilité au sein de la police : le renseignement n’est ni la PJ, ni la sécurité publique
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Ces nouvelles réformes donnent l’impression que le renseignement intérieur français continue de bénéficier de l’intérêt de nos dirigeants politiques et que des améliorations constantes sont à l’œuvre, dans un souci de mieux assurer la surveillance et la sécurité du territoire. Mais ce n’est qu’une illusion. En réalité, rien ne change fondamentalement, ce ne sont tout au plus que des adaptations mineures. Mieux, nous sommes en train de reconstituer ce qui existait avant la réforme de 2008, avec la dualité DCRG et DST.
La réforme préparée par Bernard Squarcini et décidée par Nicolas Sarkozy était sensée simplifier et améliorer le fonctionnement des services, en réduisant leur nombre. Or, six ans plus tard, elle a entraînée un situation inverse, puisque de deux services, nous sommes passé à trois (DGSI, SCRT, SDAO/GN) – voir à quatre entités si l’on considère l’autonomie accrue de la Direction du renseignement de la Préfecture de police (DRPP), car Paris et la petite couronne conservent un service à part ; ce à quoi il convient d’ajouter la DPSD, oeuvrant au profit de la Défense et l’ANSSI, qui aurait pu être intégré à l’un des services. Nous voyons donc que le paysage du renseignement intérieur, s’il s’est transformé (nom, statuts), n’a en fait guère évolué. C’est là le signe infaillible de la persistance des chapelles, des intérêts catégoriels et de la méconnaissance des autorités politiques, lesquelles, ne s’intéressant pas qu’accessoirement à ce domaine, ne peuvent trancher dans les propositions qui leur sont faites par les « hommes du métier ».
Si l’on ajoute à cela un coordinateur national du renseignement (CNR) invisible, peu rompu à ce métier et grande en partie neutralisé par un directeur de la DGSE proche du président et lui-même ancien titulaire de cette fonction… on voit que le résultat des réformes de 2008 est bien mince !