Poursuivre la réforme du renseignement intérieur
L’ensemble des mesures présentées par le gouvernement suite aux attentats de janvier sont pertinentes et adaptées, même si elles ne sont que des évolutions somme toute assez mineures de notre dispositif. Il n’y a là rien de « révolutionnaire », car il n’y a pas d’arme magique que nous pourrions inventer contre la menace terroriste. Aujourd’hui, notre système policier et juridique marche bien et est assez complet. Toutefois, il pourrait être encore amélioré à moindre coût en corrigeant les effets néfastes de la réforme de 2008 et en faisant preuve de plus de psychologie et de pertinence en matière de contre-radicalisation.
Les limites de la réforme de 2008
Si nul ne conteste qu’une réorganisation du renseignement intérieur était nécessaire, la réforme de 2008 a remis en cause un système qui reposait sur une logique éprouvée et a entraîné de nouveaux déséquilibres, en privilégiant la centralisation des opérations entre les mains d’une DCRI[1] à vocation nationale, au détriment du renseignement de terrain et du quadrillage territorial.
Indéniablement, la rivalité entre la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) – chargé de l’antiterrorisme intérieur – et la Direction de la surveillance du territoire (DST) – chargée du terrorisme d’origine étrangère – nuisait à l’efficacité du système. Ce système dual était également exploité à leur profit par nos partenaires étrangers lors des échanges de renseignements. Aussi, sur le principe, la fusion des deux services du ministère de l’Intérieur recueillait l’assentiment de la majorité des spécialistes du domaine. Les RG devaient apporter au nouvel ensemble leur réseau national – 3 500 fonctionnaires déployés dans tous les départements – et la DST sa puissance d’analyse et ses moyens techniques. Mais il n’en a rien été. Cette réforme s’est vue en grande partie vidée de sa substance par la non intégration de la totalité des activités des ex-RG au sein de la DCRI et par le fait que la nouvelle direction a hérité du mode de fonctionnement très centralisé et contrôlé de l’ex-DST, ainsi que de son obsession du secret et du cloisonnement. Le nouveau service est devenu lourd et technocratique, ce qui a entraîné la stérilisation des initiatives et la démotivation d’une partie des cadres.
Avant la réforme, les RG faisaient du renseignement de proximité dans chaque arrondissement, où ils comptaient des équipes de 6 à 8 personnes ; ils pouvaient faire appel à la Section de recherches zonale pour les enquêtes plus poussées. Après la réforme, les RG – devenus Sous-direction à l’information générale (SDIG[2]) – ont été réduits à 2/3 personnes par arrondissement. Ils ont été privés de la majorité leurs moyens (voitures, appareils photos, etc.), récupérés par la DCRI, et n’ont plus pu faire appel aux SR, elles aussi intégrées à la nouvelle direction. Ils se sont surtout vu exclus de la communauté du renseignement et rattachés à la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP), ce qui a entraîné une sous-utilisation de leurs capacités. En effet, un certain nombre de directeurs départementaux de la Sécurité publique (DDSP) ont une vision négative du renseignement et n’éprouvent aucun attrait pour ce domaine. A l’origine, ce rattachement avait été motivé par l’évidente synergie entre l’ancienne spécialisation « violences urbaines » des RG et le rôle de premier plan joué par la Sécurité publique dans ce domaine. C’était toutefois oublier que la grande majorité des missions de l’information générale ne concerne pas la seule sphère de compétence de la DCSP et que celle-ci n’est pas la mieux placée pour tirer le meilleur parti des renseignements recueillis par les spécialistes des SDIG, d’autant que la DCRI a vite eu tendance à considérer avec dédain les informations provenant des ex-RG et de la gendarmerie.
Ainsi, nous nous sommes privés du maillage le plus essentiel dans le cadre de la lutte contre un terrorisme domestique : car c’est bien en surveillant le cités sensibles, les communautés immigrés ou étrangères, les petits trafics, les gangs et les violences urbaines, les mosquées et les associations que l’on détecte les phénomènes de radicalisation. Tous les experts observent qu’il y a un passage de plus en plus fréquent de la contestation à la violence puis au terrorisme, pour des causes et des groupes divers. Séparer le renseignement « fermé » de « l’ouvert » n’a donc pas de sens. De plus, il n’est possible de lutter contre des Homegrown terroristes que si on est présent dans les banlieues à risque et si l’on connaît leur dynamique.
En fait la réforme de 2008 était adaptée à une menace qui correspondait à la situation pré 11 septembre 2001, celles d’un terrorisme « organisé », d’origine principalement étrangère. Mais ce n’est plus le cas. Les affaires Merah, Kouachi, Coulibaly et quelques autres non médiatisées, sont venues mettre en lumière cette lacune de notre système: nous nous sommes privés des éléments qui permettaient de détecter les signaux faibles. Le résultat de cette réforme est finalement assez discutable. Elle n’a pas réduit le nombre de services et rien ne vient démontrer qu’elle a accru l’efficacité du dispositif. D’ailleurs, le 27 janvier 2010, devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, le coordonnateur national du renseignement de l’époque, Bernard Bajolet, avait appelé de ses vœux, « au nom d’un besoin d’une plus grande visibilité en amont », une réintégration dans la DCRI de la partie des RG exclue de son périmètre lors de la réforme.
De plus, depuis 2008, le mode de fonctionnement du renseignement territorial a évolué, mais pas dans le bon sens. Auparavant, les RG exploitaient eux-mêmes les renseignements qu’ils recueillaient : ils géraient leurs sources, vérifiaient et recoupaient leurs informations, prenaient le temps nécessaire a l’analyse avant de produire des notes de renseignement élaborées à l’attention des préfets ou du ministre. Désormais, il est demandé aux membres du SCRT de faire remonter immédiatement toutes les informations qu’ils recueillent, sans même les recouper ni les synthétiser.
Certes, cette méthode est en vigueur dans les pays anglo-saxons et en Allemagne, comme dans la gendarmerie. Mais ces pays n’ont jamais atteint notre niveau en matière de renseignement intérieur et la gendarmerie – dont le renseignement n’est pas la mission principale – est davantage structurée pour faire remonter les informations des ses brigades territoriales que pour les traiter[3]. Une telle approche traduit une forme de dérive « journalistique » du renseignement territorial à qui il est désormais demandé de produire des scoops, davantage que de l’analyse. En effet, le système exige des opérateurs de terrain une note immédiate dès qu’ils entendent ou voient quelque chose, sans le mettre en perspective, le relativiser ou le confirmer. Certes la lutte antiterroriste nécessite détection précoce, rapidité et réactivité, mais l’accumulation d’informations brutes et non toujours vérifiées n’aide en rien la compréhension des quartiers à risques, des réseaux ou des activités clandestines. Au contraire, cela peut être néfaste et dangereux.
Un accroissement des moyens qui ne résout pas le problème
Les moyens supplémentaires attribués au renseignement intérieur sous toutes ses formes, suite aux attaques de janvier 2015, sont une excellente nouvelle. La DGSI devrait à terme compter plus de 4 000 fonctionnaires, le SCRT près de 2 500 et la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), un millier. Toutefois, cet accroissement des effectifs et des budgets ne règlera pas tous les problèmes, car nous conserverons trois services distincts aux moyens renforcés.
En particulier, le SCRT va bénéficier de la re-création de SR zonales afin d’appuyer ses structures territoriales. Or ces SR vont entrer directement en concurrence avec celles de la DGSI, opérant souvent sur les mêmes zones et s’intéressant aux mêmes individus.
Il est primordial de prendre garde aux guerres des services qui ont toutes les chances de se produire dans ce nouveau contexte. Certes, l’accroissement des effectifs va se faire sur trois ans, les éventuels problèmes ne vont donc pas apparaître tout de suite. Mais cela peut être particulièrement contre-productif, en particulier parce que les adversaires auxquels nous sommes confrontés connaissent très bien notre système et savent jouer des différences et rivalités entre services pour passer entre les mailles du filet.
Par ailleurs, aucune mesure concernant la formation n’a été évoquée. Or, celle-ci laisse toujours à désirer dans nos services chargés de suivre l’islam radical, notamment au SCRT. Il n’y a toujours pas d’école du renseignement au ministère de l’Intérieur et les formations sur l’islam sont pour le moins sommaires, quand elles existent.
L’idéal serait de fusionner la DGSI et le SCRT au sein d’une une seule direction du renseignement intérieur, disposant de deux sous-directions : l’une dirigeant les opérations en milieu ouvert, l’autre en milieu fermé, avec un cloisonnement nécessaire entre les deux. Cela aurait du être fait en 2008. Il est encore temps de redresser le tir, afin d’améliorer l’efficacité de la lutte antiterroriste. Certes, aujourd’hui, les freins sont nombreux, notamment parce que les DDSP, après avoir été initialement réticents à l’intégration des SDIG au sein de leur service, ne veulent pas lâcher leur renseignement territorial car c’est un faire-valoir utile dans leurs relations avec les préfets. Mais aussi parce que cela pose la question du statut particulier de la DRPP.
La faiblesse du message de contre-radicalisation
Le gouvernement vient par ailleurs de mettre en ligne, fin janvier 2015. Un nouveau site dédié à lutte anti-radicalisation[4]. Si l’initiative est louable et mérite d’être saluée, elle est cependant d’une grande naïveté et risque fort de ne pas atteindre ses objectifs car ce site internet semble vouloir atteindre plusieurs buts différents, ce qui nuit à sa cohérence.
– Il est d’une part destiné à informer les citoyens des mesures prises par les autorités pour lutter contre le terrorisme et la radicalisation et indique aux parents d’enfants victimes de l’embrigadement djihadiste le numéro vert à appeler. Reconnaissons qu’il s’acquitte honorablement cette première mission.
– Il a d’autre part pour but de lutter contre la radicalisation mais rate là totalement son objectif, semblant oublier qu’il s’adresse à des individus déjà convaincus, dont la majorité a d’ailleurs peu de chance de venir visiter ce site.
En effet, il y a un total décalage entre les clips présentés et le public auxquels ils sont destinés. La communication est à la fois naïve et primaire, presque scolaire. C’est une pâle imitation de ce que font les Américains sur internet depuis des années, convaincus qu’un contre-message ressemblant vaguement à celui de l’ennemi, sera capable de dissuader des jeunes à se radicaliser. Mais cela n’a jamais marché. Ce type d’approche est totalement inefficace pour l’objet et les individus visés.
Il est stupéfiant de constater qu’après 50 ans de pratique de la sémiologie, des équipes de professionnels de la communication, de la psychologie et du renseignement puissent commettre de telles erreurs. Qu’en est il des éléments narratifs déclenchant la « dissonance cognitive » fondamentale à l’adhésion et au « lavement de cerveau » que subissent les futures recrues ? Quid de l’analyse de fond et de la déconstruction subtile des éléments narratifs propagandistes ?
Certes, ce site semble avoir été conçu dans l’urgence, après des décennies de passivité et sous la pression des événements, ce qui peut expliquer les approximations. Sans doute aurait-il fallu prendre plus de temps avant de le mettre en ligne. Aussi, soyons lucides : nous doutons qu’il ait un quelconque effet sur les apprentis terroristes. Au contraire, il pourrait bien se révéler contre-productif. Nul doute qu’Al-Qaeda et Daesh vont rapidement utiliser les faiblesses de cette communication médiocre pour la retourner à leur avantage ! Les apprentis djihadistes risquent surtout de mourir… de rire et d’être confortés dans leur sentiment qu’ils ont affaire à des faibles et des décadents.
[1] Devenue Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) à l’été 2014.
[2] Rebaptisée Service central du renseignement territorial (SCRT) à l’été 2014.
[3] Elle dispose toutefois dans ce but, depuis début 2014, d’une Sous-direction à l’anticipation opérationnelle (SDAO), ainsi que d’un Bureau de lutte antiterroriste (BLAT), créé en 2003.
[4] http://www.stop-djihadisme.gouv.fr/