Pour un conseil national de sécurite
A l’occasion de la publication imminente du livre Blanc sur la Défense et la Sécurité, et dans le droit fil des réformes impulsées par le président de la république (fusion de la DST et de la DCRG, nomination d’un coordinateur national du renseignement, création d’un CNS), nous publions un texte rédigé en 1995 mais qui n’a rien perdu de son actualité, preuve qu’il y a fort longtemps que les réformes sont nécessaires. Les lecteurs constateront que depuis 14 ans, seul le Comité pour la compétitivité et la sécurité économiques (CCSE) a été dissous, remplacé par la création de la fonction de Haut responsable pour l’intelligence économique (HRIE).
Il manque à la France un véritable organisme interministériel chargé de la sécurité nationale et de la gestion des crises. L’idée d’un «Conseil national de sécurité» fait son chemin dans notre pays depuis une dizaine d’années, mais les aléas de la vie politique nationale, en particulier la cohabitation, n’ont pas permis que les réformes indispensables soient engagées. L’esprit de réforme consécutif à l’élection d’un nouveau président de la République devrait permettre de doter le pays des moyens d’assurer ces fonctions. Toutefois, il importe qu’un tel organisme réponde précisément à nos besoins et ne soit pas calqué sur le modèle américain, car le système politique français bénéficie de structures répondant déjà, en partie, à certains aspects de cette mission.
CENTRALISER L’ACTION GOUVERNEMENTALE CONCERNANT LA SÉCURITÉ
Le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) remplit déjà, en ce domaine, un rôle notable avec efficacité et discrétion, comme l’illustre la liste des conseils et comités interministériels qui lui sont rattachés et dont il assure le secrétariat[1] : comité de défense, comité restreint de défense, conseil supérieur de la défense, comité d’action scientifique de la défense, comité interministériel du renseignement (CIR), commission interministérielle de défense du territoire, commission interministérielle pour l’étude des exportations des matériels de guerre (CIEEMG), délégation interministérielle à la sécurité des systèmes d’information. Par ailleurs, il exerce, auprès du président de la République et du Premier ministre, des fonctions de coordination en défense civile, économique et militaire, assure la continuité des moyens d’actions gouvernementaux en cas de crise et la mise en œuvre du centre de transmissions gouvernemental (CTG).
Cependant, un certain nombre d’organismes de coordination ou de contrôle, à caractère interministériel, se situent aujourd’hui à l’extérieur du SGDN, alors qu’il paraîtrait plus logique qu’ils lui fussent rattachés. C’est principalement le cas pour: le comité des transports, le comité de coordination des télécommunications, la commission permanente de la défense civile, le groupement interministériel de contrôle (écoutes téléphoniques), le comité interministériel de lutte antiterroriste (CILAT).
Si l’élargissement de ses compétences interministérielles peut permettre au SGDN de renforcer son rôle de coordonnateur de l’action gouvernementale en ce qui concerne la sécurité nationale, une évolution doctrinale semble indispensable, car cet organisme se caractérise encore par une conception très « militaire» de la sécurité. Or le cadre référentiel de l’ordonnance de 1959, dont il est issu, ne correspond plus à la situation qui prédomine depuis l’implosion de l’Union Soviétique. En effet, il ne prend pas en compte l’apparition des nouvelles formes de conflit liées à l’affirmation de l’économie comme domaine principal de la compétition entre les nations, ni l’évolution du concept de sécurité nationale au sein de l’Europe.
Les récents rattachements au SGDN du Haut conseil de l’information scientifique et technique et du conseil interministériel sur le traitement élaboré de l’information, constitués fin 1994 sous son impulsion[2], ainsi que du comité pour la compétitivité et la sécurité économique[3] – organisme dont la création était devenue indispensable en raison de l’acuité de la compétition commerciale entre les pays industriels et des conséquences que les pratiques illégales qui la caractérisent font peser sur l’économie française – devraient lui permettre d’élargir son action aux défis multiformes du nouvel environnement mondial.
ASSURER LA GESTION DES CRISES INTERNATIONALES
Si le SGDN apparaît comme l’organisme apte à assurer la coordination de l’action gouvernementale en ce qui concerne la sécurité, il n’est en revanche pas certain qu’il soit aujourd’hui en mesure d’assumer la fonction essentielle de gestion des crises internationales. Il remplit, certes, une mission d’alerte grâce à son groupe permanent de situation (GPS), lequel informe en temps réelles hautes autorités gouvernementales sur l’évolution de la situation mondiale et sur les conséquences que celles-ci peuvent avoir sur la sécurité de la France. Toutefois, dans la mesure où il ne reçoit pas la totalité des renseignements disponibles, il ne peut éclairer l’action du gouvernement aussi efficacement que souhaité. Or, lorsqu’une crise éclate, il est essentiel que les responsables politiques puissent s’appuyer sur un organisme unique, recevant l’ensemble des informations recueillies par les divers services de l’État : « La conduite des affaires de défense et de sécurité étant devenue une manœuvre permanente d’appréciation de situations et de prises de décisions, il apparaît éminemment souhaitable que soit instaurée une entité qui puisse, en permanence, appuyer les décideurs du plus haut niveau, le président de la République et le Premier ministre, dans cet exercice»[4].
Cette fonction de gestion des crises doit entraîner la création d’un nouveau conseil ad hoc ou conduire à l’élargissement du comité de défense, dans la mesure où l’un des acteurs essentiels de notre sécurité, la DGSE, n’y est pas membre de droit. Or, il est impératif de procéder à « l’intégration institutionnelle du renseignement extérieur dans le dispositif décisionnel de la nation »[5]. L’une des missions essentielles que devrait en conséquence se voir confier le SGDN concerne l’amélioration de la coordination du renseignement d’origine nationale. En effet, comme les événements récents l’ont prouvé, l’information est si nécessaire à l’action que la première disposition que doit prendre l’autorité chargée d’affronter une crise est la concentration du renseignement.
AMÉLIORER LA COORDINATION DU RENSEIGNEMENT
La France ne dispose pas de véritable structure de coordination des services de renseignements à l’image de celles qui existent en Grande-Bretagne[6] ou aux États-Unis[7]. C’est aujourd’hui le comité interministériel du renseignement (ClR), créé par l’ordonnance de 1959 et réactivé depuis 1989, qui représente le cadre juridique de l’orientation et de la coordination de ces services. Il est secondé par le comité permanent du renseignement (CPR) qui se réunit périodiquement afin de vérifier le suivi du plan gouvernemental approuvé en CIR.
Cependant, le CIR ne remplit qu’imparfaitement son rôle, parce qu’en ce qui concerne le renseignement, le SGDN, auquel il est rattaché, ne s’est jamais imposé comme un organisme de synthèse au-dessus des différents services et joue le rôle d’une structure supplémentaire entrant en concurrence avec les autres administrations spécialisées. Alain Griotteray, député du Val-de-Marne et rapporteur spécial de la commission des finances de l’Assemblée nationale pour les crédits du SGDN, tout en proposant que cet organisme voie s’accroître son rôle dans le renseignement, observe que « dans le domaine de l’analyse et de l’évaluation du renseignement, les travaux du SGDN font double emploi avec ceux de services ministériels spécialisés»[8]. Celui-ci regroupe en effet des entités dont le rôle paraît redondant avec celui d’autres administrations. C’est le cas de la direction de l’évaluation et de la documentation stratégiques (sous directions « analyse et documentation» et « études et synthèses stratégiques ») et de la sous direction « veille scientifique et technologique »[9], dont les effectifs compléteraient avantageusement certains services du ministère de la Défense (DAS, DRM, DGSE), parfois de création plus récente.
En effet, la coordination du renseignement au plus haut niveau ne nécessite pas l’existence d’effectifs importants – environ un tiers des 500 personnels du SGDN se consacre au traitement du renseignement – pas plus qu’il n’est indispensable de disposer au niveau interministériel d’une structure d’analyse et de prévision synthétisant à la fois la production des services et l’information ouverte. Il revient aux différents organismes de renseignement d’intégrer dans leurs analyses toutes les informations spécifiques – ouvertes et secrètes – relatives à leur domaine de compétence. Le rôle d’une cellule de coordination doit être d’apprécier le travail des différents services et de conseiller le gouvernement. La coordination du renseignement a deux finalités essentielles : décloisonner celui-ci et procéder à la synthèse des analyses – nécessairement différentes – des divers services, lesquels servent des destinataires ministériels distincts, voire rivaux, afin de disposer en permanence, au plus haut niveau, des informations secrètes les plus complètes permettant au gouvernement de prendre les décisions adaptées en situation de crise ; exploiter au mieux les ressources humaines, techniques et financières du dispositif national, éviter les redondances inutiles, répartir les rôles, fixer les priorités.
C’est pourquoi la double structure CIR-CPR, pour autant que l’on consente à lui donner un vrai contenu, une réelle autorité et à condition qu’elle prenne en compte la totalité des services concourant au renseignement, demeure adaptée aux tâches de coordination et d’arbitrage entre les services. Toutefois, pour être pleinement efficace, son action devrait être prolongée par une cellule permanente qui assurerait le suivi, l’animation et la coordination des activités des différents services[10]. Ce pourrait être le rôle d’un secrétariat permanent du renseignement (SPR), qui aurait, au profit du CIR, une quadruple fonction : orienter la recherche, fixer les priorités et les urgences ; coordonner et arbitrer l’action des organismes de renseignement et de sécurité ; évaluer la production et les résultats des différents services; établir, sur demande, des synthèses d’aide à la décision pour le président de la République ou le Premier ministre.
Ce SPR devrait n’être qu’un organisme léger[11] composé d’experts du renseignement provenant de divers horizons (Intérieur, Défense, Affaires étrangères) et qui animeraient des groupes de travail interministériels. Il serait contrôlé par une personnalité investie du pouvoir d’arbitrage entre les services, par exemple un conseiller gouvernemental pour le renseignement et la sécurité – à l’image de la fonction qu’occupa jadis Constantin Melnik – et serait rattaché au SGDN. Son existence aurait la vertu de « réduire la rivalité entre les services et de diminuer les risques de manipulation, consciente ou inconsciente, de l’autorité politique par l’appropriation et l’exploitation partielle d’un renseignement par un service ou un organisme»[12].
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Sur les cinq grands axes fonctionnels du SGDN décrits par Robert Carmona[13], quatre paraissent relever clairement du domaine d’un Conseil national de sécurité : le secrétariat des plus hautes institutions de la défense, le contrôle des exportations d’armements et des transferts sensibles de technologies, la coordination des mesures de défense propres à chaque ministère et la mise en œuvre opérationnelle des moyens de commandement et de liaison gouvernementaux. En revanche, l’activité concernant l’analyse géostratégique et la prospective sur l’évolution de la situation mondiale pourrait être conduite plus avantageusement ailleurs, évitant des redondances improductives. Il semblerait également plus cohérent que soit confiée au ministère de la Défense la préparation des négociations internationales concernant la Défense. Les seules attributions faisant aujourd’hui défaut au SGDN pour remplir réellement et efficacement le rôle d’un conseil interministériel de sécurité sont la gestion des crises internationales et la coordination du renseignement.
Ainsi, avec des modifications structurelles relativement mineures – mais que doit accompagner une évolution culturelle majeure – il serait possible de faire du SGDN un Secrétariat général de la sécurité nationale (SGSN), sa place dans l’organisation administrative nationale s’y prêtant assez bien. Toutefois, il conviendrait de définir clairement son rôle dans les processus de prise de décision. Il serait en particulier souhaitable de cantonner le SGSN dans des fonctions de préparation et de secrétariat des différents conseils et comités de coordination, plutôt que de lui conférer les attributions d’un centre de pouvoir supplémentaire, comme c’est le cas aux États-Unis.
C’est pourquoi il semble erroné d’envisager un changement de subordination du SGDN, comme l’évoque un récent rapport sur les pouvoirs du ministère de la Défense, en prévoyant d’ôter au Premier ministre ses prérogatives constitutionnelles concernant la défense au profit du ministre de la Défense, lequel «se verrait attribuer, entre autres responsabilités supplémentaires, la préparation des directives générales pour les négociations sur la défense et la coopération internationale, ainsi que la coordination et l’exécution des mesures relevant d’autres ministères. Le ministre de la Défense disposerait aussi du SGDN, qui dépend actuellement du Premier ministre»[14].
Ce projet d’un rattachement du SGDN au ministre de la Défense pourrait être l’occasion de son démantèlement progressif, car « il lui est fait le reproche d’être devenu un organisme assez statique et sans prise réelle sur la réalité, au point que depuis quelque temps la préparation des conseils de défense serait directement assurée à l’Élysée»[15]. Il est essentiel de prendre garde à toute dérive du système, car selon les termes de la Constitution et de l’ordonnance de 1959, c’est clairement au Premier ministre qu’incombe de coordonner l’action gouvernementale de défense, de sécurité et de renseignement. Si le SGDN ne donne pas pleinement satisfaction sous sa forme actuelle, certaines responsabilités ne peuvent relever ni de la présidence de la République ni du ministère de la Défense. Cela plaide pour sa réforme et son maintien dans un rôle de « Conseil national de sécurité », sous la responsabilité du chef du gouvernement et en étroite relation avec la présidence.
Eric Denécé
Revue Défense Nationale, Juin 1995
- [1] Décrets n° 62-808 du 18 juillet 1962 et n° 78-78 du 25 janvier 1978.
- [2] Les Échos, 15 février 1995.
- [3] Décret n° 95-350 du 1er avril 1995.
- [4] Alain Baer, « Réflexions sur les systèmes de défense»; CREST, Cahier n°12, novembre 1993.
- [5] Claude Silberzahn, Au cœur du secret, Fayard, 1995.
- [6] Différents organismes interministériels concourent à la coordination en ce domaine: Permanent Secretariat of Intelligence Services (PSIS), Coordinator of Intelligence and Security, Joint Intelligence Committees (JIC).
- [7] Le Director of Central Intelligence (DCl) exerce trois fonctions : directeur de la CIA, coordonnateur des agences de renseignement gouvernementales et conseiller du président pour les questions de renseignement. Il a, depuis peu, rang de membre du gouvernement.
- [8] Le Monde du 4 novembre 1994.
- [9] Voir l’organigramme du SGDN donné par J. Guisnel et B. Violet dans Services secrets, La Découverte, 1988.
- [10] À l’image des Current Intelligence Groups et de l’Assessment Staff britanniques.
- [11] Comparable au CAP ou à la DAS.
- [12] François Mermet : « Réflexions sur le renseignement, la France et l’Europe » ; revue Enjeux Atlantiques, n° 11, avril 1995.
- [13] « Le secrétariat général de la défense nationale » ; revue Défense Nationale, mai 1995.
- [14] Le Monde, jeudi 23 février 1995
- [15] TTU, 1er mars 1995.