Les activistes radicaux de la mouvance anti-avortement
Jamil ABOU ASSI
Les mouvances altermondialistes, animalistes et écologistes ne sont pas les seules à avoir donné naissance à des fractions radicales. Ce serait une erreur de penser que le passage de la contestation pacifique à l’action violente ne concerne que des causes dont les idées viennent de la gauche. Cette évolution s’observe également outre-Atlantique chez les mouvements chrétiens conservateurs, à l’image des nombreux groupes militant contre la légalisation de l’avortement. Au nom de « l’ordre moral », certains activistes n’hésitent pas à s’en prendre directement aux médecins ou à cibler des cliniques leur permettant d’exercer occasionnant des millions de dollars de dégâts par des attentats à l’explosif.
L’assassinat du docteur Tiller
Le 31 mai 2009, George Tiller, un médecin pratiquant des avortements tardifs aux Etats-Unis, menacé de longue date par les mouvements hostiles à l’IVG, a été tué par balles, dans la Reformation Lutheran Church, une église luthérienne de Wichita, dans le Kansas 1. Son assassin, Scott Roeder, a été arrêté à proximité de Kansas City, à près de 270 kilomètres du lieu du crime. Agé de 51 ans, il avait un passé criminel et avait fait part de ses sympathies pour le mouvement anti-avortement sur des sites Internet.
Agé de 67 ans, le docteur Tiller était l’un des très rares médecins à pratiquer des avortements tardifs aux Etats-Unis, c’est-à-dire des interventions effectuées alors que le fœtus est considéré comme viable hors du ventre de la mère. Il dirigeait l’une des trois cliniques pratiquant ce type d’interruptions de grossesse aux Etats-Unis. Celles-ci sont légales au Kansas dès lors que deux médecins indépendants certifient que la mère risque de connaître des problèmes de santé irréversibles lors de l’accouchement. George Tiller était accusé par des associations Pro-Life d’être lié financièrement au médecin qui donnait la seconde opinion.
Le docteur Tiller était régulièrement la cible des mouvements anti-avortement qui organisaient des manifestations devant la Women’s Health Care Services, sa clinique de Wichita. Les militants Pro-Life, harcelaient constamment ses patientes et multipliaient les procès contre lui ; ils avaient même réussi à convaincre certains procureurs locaux d’ouvrir des enquêtes criminelles et d’engager des actions en justice. Tiller a ainsi été poursuivi par la justice pour avoir pratiqué dix-neuf avortements « illégaux » en 2003, mais avait été acquitté en mars 2009.
En 1986, l’établissement avait été gravement endommagé par une bombe placée sur le toit du bâtiment. En 1993, le médecin avait été blessé aux deux bras par des coups de feu tirés par une femme, Rachelle Renae Shannon, arrêtée puis condamnée à onze ans de prison. Tiller était sous la protection du FBI depuis la découverte en 1994 d’une liste de personnes à abattre sur laquelle il apparaissait en tête. Les activistes portaient en permanence un gilet pare-balles pour aller travailler. Il roulait dans une voiture blindée et protégeait sa maison avec un système de sécurité ultra-performant. Les activistes anti-avortement avaient publié l’adresse de son domicile et les noms complets des membres de sa famille sur leurs sites internet. Ils avaient posté des renseignements sur tous ceux avec qui il était en contact, depuis l’épicerie où il achetait son café jusqu’à la teinturerie où il déposait ses vêtements. Et pour permettre de mieux le traquer et le harceler, les Pro-Life publiaient ses allées et venues quotidiennes – notamment le fait qu’il assistait tous les dimanches au service religieux à l’Eglise Réformée Luthérienne, l’endroit où il a été tué.
Le drame de Wichita est survenu après que le président Barack Obama ait appelé les tenants du droit à l’avortement et leurs adversaires à trouver un « terrain d’entente », dans un discours prononcé en mai 2009 dans une université catholique, considéré comme une provocation par certains milieux Pro-Life. S’efforçant de déminer un des sujets les plus délicats de la vie politique américaine, M. Obama a prôné le respect du droit à l’avortement, tout en suggérant de faire le maximum pour éviter les grossesses non désirées.
Dans un communiqué de la Maison-Blanche, le président Obama s’est dit « choqué et indigné » par le meurtre du médecin. « Aussi profondes que soient nos divergences, en tant qu’Américains, sur des questions aussi difficiles que l’avortement, elles ne peuvent se résoudre par des actes de violence haineux« , a-t-il déclaré.
Certains groupes anti-avortement ont également publié des déclarations pour condamner cet assassinat et pour le faire passer pour celui d’un extrémiste. Mais cet acte de terrorisme n’est pas isolé. Il fait partie d’un plan de harcèlement, d’intimidation et de violence contre ceux qui pratiquent l’avortement et contre les militants qui défendent les IVG, appelés Pro-Choice aux Etats-Unis.
Depuis 1977, 17 tentatives d’assassinats, 383 menaces de mort, 153 affaires de coups et blessures et trois enlèvements ont été recensés contre ceux qui pratiquent les avortements. Le docteur Tiller est la dixième personne à avoir été assassinée outre-Atlantique par les activistes violents. Son assassinat n’est donc pas l’acte isolé d’un détraqué, c’est une opération délibérée de la frange radicale la mouvance anti-avortement, laquelle se nourrit et véhicule des discours de plus en plus violents.
L‘idéologie radicale des Pro-Life
Les organisations Pro-Life utilisent souvent les termes de « meurtre », génocide » ou « holocauste » pour décrire les avortements. Leurs adeptes sont persuadés que les médecins qui pratiquent l’avortement sont comparables aux officiers SS qui ont tué des innocents par millions pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils s’accommodent mal d’un processus démocratique caractérisé par les marchandages, les concessions réciproques, les compromis et parfois le blocage. Ils sont désabusés par les nombreuses marches et rassemblements organisés dans la capitale américaine et dans d’autres villes du pays, qui n’ont apporté aucune réponse satisfaisante. Ils sont également impatients car la stratégie judiciaire à grande échelle, mobilisant des centaines d’avocats et experts, tarde à porter ses fruits. D’autant que selon un récent sondage réalisé par l’institut Gallup en 2008, les Américains apparaissent comme étant majoritairement contre l’avortement (51%, contre 42% y étant favorables).
Ces militants se trouvent par ailleurs confortés dans leurs convictions par les nombreuses déclarations faites par des hauts responsables politiques assimilant l’interruption volontaire de la grossesse au meurtre. Ces déclarations tendent non seulement à légitimer le recours à la violence, mais aussi à renforcer le sentiment de frustration et d’impatience des militants Pro-Life les plus déterminés. Par exemple, Henry Hyde, représentant républicain de l’Illinois à la chambre des Représentants de 1975 à 2007, n’a pas hésité, en 1977, à faire l’amalgame entre l’avortement et l’Holocauste nazi. Il déclare : « The citizens of Dachau and Buchenwald, when they visited the furnaces and ovens of the prison camps cringed and shuddered and said ‘we didn’t know’ […] We know that unborn life is human life » 2. Pour séduire la Droite religieuse pendant la campagne électorale de 1980, le candidat Ronald Reagan dénonce ouvertement, à maintes reprises, le droit à l’avortement. Il prend également – position en faveur de la réintroduction de la prière dans les écoles publiques et du retour aux valeurs traditionnelles. Dès 1981, le Congrès vote l’interdiction de tout financement fédéral de l’avortement, sauf si la vie de la mère est en danger. Elu président en 1981, Reagan nomme C. Everett Koop, opposant farouche à l’avortement, ministre de la Santé et apporte son soutien aux nombreux projets de loi et propositions d’amendements à la Constitution visant à interdire l’interruption volontaire de la grossesse. De telles mesures renforcent la logique de ceux qui estiment qu’il fautt désormais rompre avec le processus politique classique et opter pour une stratégie de confrontation et d’action directe, quitte à opérer en dehors du cadre légal du système démocratique.
Une partie des militants Pro-Life est donc engagée dans une guerre « totale ». Ils publient sur leurs sites les noms complets de ceux qui pratiquent les avortements, ainsi que leur adresse, le numéro d’immatriculation de leur véhicule, leur photo, les noms de leurs enfants et des écoles que fréquentent ces derniers, parfois avec des posters Wanted dans le style des westerns, promettant de récompenses de 5 000 dollars. Dès lors que certains militants violents obtiennent l’adresse personnelle et des renseignements opérationnels sur ces praticiens « monstrueux », « tueur de bébés », ils en concluent qu’il est moralement justifiable de se servir de ces informations pour tuer des médecins.
La galaxie des Pro-Life est loin d’être un regroupement de marginaux. Bill O’Reilly – un célèbre télé-évangéliste américain – a qualifié la clinique de Tiller de « moulin de la mort« , l’accusant d’être un « assassin de bébés » qui « exécute des bébés sur le point de naître« . Il a déclaré que Tiller commettait des actes nazis pour lesquels il avait « du sang sur les mains » 3.
Frank Pavone, prêtre catholique, membre de l’association de James Dobson, Focus on the Family et directeur de Les Prêtres pour la Vie, a posté une vidéo sur You Tube pour dire qu’il « hait » la violence qui a été commise sur Tiller mais que « nous n’avons aucun élément et nous ne devons pas tirer des conclusions hâtives » en décrétant que c’est un terroriste anti-avortement qui a peut-être assassiné Tiller, même s’il reconnaît que quelqu’un l’a peut-être assassiné « afin d’empêcher Tiller de tuer d’autres bébés« . Il poursuit : » Quand on parle d’avortement, on parle de meurtre. Il n’y a pas d’autres mots ( …) c’est un holocauste à grande échelle, c’est assassiner« .
Pavone fait partie du réseau d‘Operation Rescue, dont le fondateur, Randall Terry, a déclaré à propos de l’assassinat de Tiller: « c’était un tueur en série. Nous avons du chagrin pour lui qu’il n’ait pas eu le temps de préparer son âme à sa rencontre avec Dieu. Je suis plus inquiet sur le fait que l’administration d’Obama va utiliser le meurtre de Tiller pour intimider les anti-avortement afin que nous abandonnions nos discours et nos actions les plus efficaces. L’avortement, c’est toujours un meurtre. Et nous devons toujours encore appeler l’avortement par son vrai nom: meurtre. »
Pour mettre en place Operation Rescue, Randall Terry a obtenu une aide substantielle du moine bénédictin Joe Scheidler, lui-même fondateur de l’une des premières organisations de ce type en 1980, Pro-life Action League. Les deux hommes citent la Doctrine of Necessity, selon laquelle l’usage de la violence peut être justifié en dernier recours pour empêcher une plus grande violence, en l’occurrence, l’avortement, comme base de la nouvelle orientation du mouvement Pro-Life. Leur idéologie est également fondée sur l’idée de la suprématie de la loi divine sur le droit civil. Pour sa part, Randall Terry s’est profondément inspiré des idées de Francis Schaeffer (protestant évangélique), qui considère que l’avortement reflète la décadence de la société du XXe siècle et prône la désobéissance civile comme moyen pour défier la légitimité de l’État séculier moderne. Le recours à l’histoire et aux références historiques est abondamment exploité pour justifier la violence. Comparer l’avortement à l’Holocauste nazi ou à l’esclavage en faisant le parallèle entre l’arrêt Roe de 1973 – arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis en 1973 qui a reconnu l’avortement comme un droit constitutionnel, invalidant les lois le prohibant ou le restreignant – et celui de Dred Scott de 1857 – qui prit fermement position en faveur de l’esclavage – sont autant d’analogies qui servent à légitimer le choix d’une approche qui se situe en dehors de la légalité démocratique.
Le principal suspect du meurtre de Tiller faisait partie des habitués du site d’Operation Rescue – qui disposait d’une rubrique spéciale intitulée « Infos Tiller » – et avait participé à certaines de ces « manifestations non violentes » qui tiennent tant à cœur aux militants anti-avortement. Loin d’être un extrémiste isolé, il semble avoir été plutôt impliqué dans le mouvement Pro-Life. Et il n’est pas le seul parmi les anti-avortement à adhérer à la directive de Randall Terry qui dit que « Si vous pensez que l’avortement est un meurtre, agissez de même ».
Certes, la responsabilité de la mort de George Tiller repose sur les épaules de celui qui a appuyé sur la détente. Mais quand les groupes anti-avortement ont tout fait pour – à part lui fournir l’arme-, on ne peut que les définir comme des groupes violents.
En effet, les groupes américains anti-avortement prônant la violence sont nombreux :
- Operation Rescue : groupe radical passé dans la clandestinité en 1990 afin d’éviter les poursuites judiciaires. Il se spécialise dans le blocus de cliniques,
- Advocates for Life : groupe basé en Oregon qui prône le meurtre des médecins qui pratiquent l’avortement,
- American Coalition of Life Activists : dissidence radicale d’Operation Rescue,
- Christian Action Group : groupe basé au Mississipi qui prône le meurtre des médecins qui pratiquent l’avortement,
- Collegiates Activated to Liberate Life Defensive Action : groupe qui prône l’usage de la violence contre les avocats qui défendent la cause du choix libre et le meurtre des médecins qui pratiquent l’avortement,
- Helpers of God’s Precious Infants Life Enterprises Unlimited : groupe basé en Alabama qui prône le meurtre des médecins qui pratiquent l’avortement ainsi leurs aides et ceux qui militent pour le libre choix,
- Life Ministries (anciennement Missionaries of the Preborn National) : dissidence d‘Operation Rescue ; ses membres reçoivent une formation paramilitaire,
- Operation Rescue National : groupe créé en 1990, sur la base d‘Operation Rescue. Il prétend être une organisation nouvelle, mais sa direction est identique à l’ancien groupe. Il chapeaute des organisations dans certains Etats,
- Pro-Life Action Network : réseau national d’activistes contre l’avortement,
- Pro-Life Virginia : groupe qui prône l’usage de la violence contre les avocats qui défendent la cause du choix libre et le meurtre des médecins qui pratiquent l’avortement,
- Rescue America : dissidence d‘Operation Rescue.
Une stratégie de violence délibérée
La stratégie d’action directe des Pro-Life se déroule en trois étapes. Dans un premier temps, les activistes utilisent des techniques de militantisme non violent inspirées des méthodes de résistance passive ou de désobéissance civile : installation de piquets de surveillance autour des cliniques qui pratiquent l’avortement ; constitution de cordons humains en vue d’en gêner ou d’en bloquer l’accès ; tentatives pacifiques de conseiller aux femmes de renoncer à l’avortement (Sidewalk Counseling) ; ainsi que l’organisation de séances de prières. Ces actions sont souvent menées par un grand nombre de femmes au foyer, jusque-là apolitiques, et qui vont connaître leur première expérience de militantisme sur le terrain. Leur disponibilité et leur engagement volontaire constituent un atout considérable pour le mouvement anti-avortement. Ces femmes rejettent le mouvement féministe qui tend, selon elles, à dévaloriser la domesticité et surtout l’enfantement. Elles trouvent dans le militantisme anti-avortement un moyen de mettre en valeur leur rôle de mère et d’affirmer leur identité de femmes au foyer. Cet engagement leur permet par ailleurs de s’imposer sur le terrain politique et de se faire entendre par les responsables publics.
Dans un deuxième temps, le militantisme contre la légalisation de l’avortement prend d’autres formes plus spectaculaires et souvent violentes. En effet, Operation Rescue a fait la une des journaux américains lorsque ses militants décidèrent de bloquer toutes les cliniques de la ville d’Atlanta où se tenait la convention nationale du parti démocrate de 1988. Cette opération, qualifiée de « Siège d’Atlanta », annonça le début d’une contestation qui allait durer environ cinq mois. Plus de 1 300 manifestants – dont Randall Terry – furent condamnés à des peines d’emprisonnement pour violation de propriétés privées. Pour remplacer les militants détenus, des centaines de personnes répondirent à l’appel lancé par le Christian Broadcasting Network afin de venir prêter main forte à l’opération. D’autres actions de ce type furent organisées dans plusieurs villes américaines, notamment à Wichita (Kansas) durant l’été 1991, entraînant l’arrestation de 2000 personnes.
Enfin, dans un troisième temps, on assiste une radicalisation extrême de certains activistes. Ces derniers décident en effet d’appliquer à la lettre le slogan des organisations Pro-Life : «If you think abortion is murder, act like it!». Une véritable campagne de terreur est alors menée contre les cliniques pratiquant l’avortement à travers tout le pays. Les techniques utilisées vont du harcèlement et de l’intimidation physique, à la destruction de propriétés par des incendies et des attentats à la bombe, voire parfois à l’assassinat de médecins pratiquant l’avortement.
Même si la grande majorité des membres du mouvement anti-avortement désapprouve cette démarche extrême, les leaders du mouvement se gardent bien de la condamner de façon explicite ; certains tendent même à la justifier en rejetant la responsabilité sur ceux qui soutiennent ou pratiquent l’avortement. Selon Marcy Wilder 4, cette connivence avec les militants les plus radicaux, voire l’approbation tacite de leurs actes de violence n’est pas le fruit du hasard. Cela correspond aux positions de certains très hauts responsables politiques. Le président Ronald Reagan, par exemple, restera durant tout son premier mandat silencieux devant les actes de violence commis par ces militants, malgré les demandes pressantes qui lui furent faites pour les condamner. Puis, le président George H. Bush contribuera même indirectement à encourager la violence en intervenant régulièrement dans les procédures judiciaires en faveur d’organisations comme Operation Rescue.
Le nombre croissant de ceux qui justifient le meurtre sur la base d’arguments à caractère éthique, théologique ou légal ne fait que renforcer la détermination des leaders du mouvement anti-avortement qui encouragent et défendent la violence. Ces derniers se considèrent comme l’avant-garde d’un mouvement politique légitime. Après l’assassinat du docteur David Gunn en mars 1993 par un militant anti-avortement, trente-deux activistes parmi lesquels des pasteurs, des prêtres, et des dirigeants d’Operation Rescue, affirmèrent que le meurtre était justifié et signèrent une déclaration justifiant l’utilisation de la violence contre les médecins.
Toutefois, l’escalade de la violence a fini par ternir l’image de l’ensemble du mouvement pro-life. À sa sortie de prison en janvier 1990, accablé par les dettes, Randall Terry décide d’abandonner la direction d’Operation Rescue et de fermer son siège à Binghamton. De même, l’augmentation préoccupante du nombre des meurtres ou tentatives de meurtre de personnels médicaux, des incendies ou attentats à la bombe perpétrés contre les cliniques, et l’inquiétude grandissante des Américains face à cette situation, ont conduit le Congrès à voter la Freedom of Access to Clinic Entrances Act. Cette loi, promulguée par le président Clinton en mai 1994, qualifie toute tentative de bloquer l’accès d’une clinique de délit pénal et est parvenue à dissuader de nombreux militants Pro-Life de participer à de telles opérations. Les organisations Pro-Choice qui ont par ailleurs engagé de nombreuses poursuites judiciaires contre les activistes Pro-Life et ont trouvé dans ce nouveau dispositif un moyen d’intensifier leurs actions contre les militants anti-avortement. L’action répressive des autorités a entraîné une baisse si spectaculaire du nombre de militants que certains observateurs ont alors prédit la fin du mouvement.
Mais il n’en a rien été : la violence continue d’exister sous d’autres formes moins visibles, mais tout aussi efficaces. En 1994, en réaction à l’évolution du contexte, les plus extrémistes des Pro-Life ont créé une nouvelle organisation: l’American Coalition of Life Activists. En continuant à faire régner un climat de terreur, les militants anti-avortement ont déjà atteint une grande partie de leur objectif : rendre l’accès difficile l’accès à l’avortement pour les femmes. En effet, selon une étude conduite par NARAL 5, 84% des comtés américains ne disposent d’aucun service d’interruption volontaire de grossesse parmi leurs établissements médicaux. Entre 1982 et 1992, le nombre services de ce type a baissé de 18%dans tout le pays. Il devient de plus en plus difficile de trouver des médecins qui acceptent d’effectuer un avortement et la pénurie s’aggrave de façon inexorable car de nombreuses écoles de médecine ont supprimé les cours et les crédits destinés à la formation des étudiants dans ce domaine.
Etat des lieux de la mouvance anti-IVG en France
En France, le premier commando anti-IVG s’est manifesté en janvier 1990, contre la maternité des Lilas, une clinique associative qui avait été à l’avant-garde des techniques d’accouchement sans douleur et de contraception. En s’y attaquant, les adversaires de l’interruption volontaire de grossesse s’en prenaient clairement à la liberté des femmes de disposer de leur corps et de leur vie. Les mêmes individus, chapelet au poignet, récidivaient le 16 mai 1992, puis le 8 janvier 1994. En six ans, les militants anti-avortement ont mené plus d’une centaine d’opérations dans tout le pays 6.
A Clamart, la maternité Antoine-Béclère a été la cible de ces activistes en 1991 et en 1995. C’est évidemment le Centre d’assistance à la procréation qui a été visé : ce service a été dirigé jusqu’à 2012 par le docteur René Frydman – qui a lutté avant 1975 pour la médicalisation légalisée de l’avortement – et le docteur Joëlle Brunerie-Kauffmann – militante connue des droits de la femme – responsable de l’unité d’interruption volontaire de grossesse.
Bien d’autres centres exaspèrent les militants opposés à l’avortement, pour la qualité de leur information ou la diffusion d’innovations médicales. C’est le cas de l’hôpital Louis-Mourrier (Colombes), de l’hôpital Broussais (Paris) – qui assure la recherche et la diffusion des techniques médicamenteuses -, des établissements de Grenoble et de Nantes, sans oublier l’hôpital d’Annecy, qui fut la cible en 1995 de huit activistes d’un groupuscule dénommé « La Trêve de Dieu », relaxés à l’issue d’un verdict.
Mais les commandos anti-avortement ne s’attaquent pas seulement aux structures médicales emblématiques : ils s’en prennent aussi aux établissements plus isolés, plus faibles en moyens et en personnel, comme à Reims, le 27 septembre 1996. Les opérations visent souvent des centres établis dans des régions où les organisations intégristes sont bien implantées et dans lesquels les activistes disposent de complicités internes ; ce fut le cas à Valenciennes, en octobre 1995, où un ancien directeur-adjoint de l’hôpital dirigeait l’attaque.
Ces activistes sont les fils spirituels des vieilles ligues natalistes du début du XXe siècle, qui s’opposaient aux volontés émancipatrices des féministes, plaidant pour naturalisme reproductif nécessaire au bellicisme de l’époque. Taxé de réactionnaire, ce courant eut cependant des représentants politiques, des députés qui proclamèrent leur hostilité aux droits des femmes lors des débats parlementaires précédant le vote de la loi Neuwirth de 1967 – autorisant la contraception -, puis des lois de 1975 et 1979 légalisant la médicalisation de l’avortement.
L’organisation qui menait à l’époque le combat anti-avortement était Laissez-les vivre. Dirigée et inspirée par le docteur Jérôme Lejeune, un praticien universitaire connu pour ses recherches sur les maladies chromosomiques, elle bénéficiait de solides appuis dans les milieux chrétiens, politiques et médicaux, principalement au conseil de l’ordre. Mais son échec fut cinglant et il faudra attendre les années 80 pour que le mouvement trouve un second souffle, en s’appuyant sur l’exemple des Etats-Unis où les organisations Pro-Life dénonçaient l’interprétation constitutionnelle des libertés ayant abouti, en 1973, à autoriser l’avortement sans aucune restriction, jusqu’à la date de viabilité foetale. Le libéralisme triomphant des années 80 a également provoqué, en réaction, l’apparition de courants idéologiques réactionnaires et intégristes, plus ou moins liés aux églises et aux congrégations chrétiennes. L’historienne et militante féministe Fiammetta Venner 7 a mis en lumière les liens des groupes internationaux d’activistes opposés à la contraception et à l’avortement avec l’Opus Dei.
Une nouvelle offensive est lancée dans l’Hexagone en 1985 avec la diffusion d’un film intitulé Le Cri silencieux. Ce « document » d’origine américaine illustrait spectaculairement la souffrance du foetus lors de l’avortement volontaire. Bernard Nathanson 8, « avorteur » repenti- il s’attribue le palmarès invraisemblable de 70 000 interventions – s’y prêtait à une très didactique démonstration échographique pour étayer une thèse qui n’avait évidemment d’autre but que de criminaliser l’IVG.
En 1991, à l’occasion d’une émission télévisée, le professeur Emile-Etienne Beaulieu – chercheur ayant créé une molécule à effet abortif connue sous le nom de RU 486, son numéro d’expérimentation dans les laboratoires Roussel-UCLAF -, dénonçait l’« escroquerie scientifique » de ce prétendu document. Le procès qui s’ensuivit donna au docteur Jérôme Lejeune l’occasion de tester sa nouvelle argumentation : il présenta comme une vérité scientifiquement indiscutable le fait que, dès sa conception, l’embryon humain était bien une personne. Toute atteinte à son intégrité, pour quelque raison que ce soit, a fortiori par avortement, devenait donc un crime.
Puis, en 1995, l’organisation Laissez-les vivre. lança une brutale campagne de propagande à travers toute la France : dessins et photomontages de foetus décapités, broyés, démembrés, amoncelés dans d’énormes récipients ensanglantés, pour illustrer le « nouveau génocide », le « massacre de millions d’innocents ».
Pourtant, la stratégie conduite par les Pro-Life outre-Atlantique a échoué en France. Les professionnels de santé et les militantes des droits des femmes ont su faire face, notamment par la mise en place d’une organisation pluraliste, fédérant les diverses organisations spécialisées, comme le Mouvement français pour le planning familial (MFPF), et les organisations professionnelles, comme I’Association nationale des centres d’interruption de grossesse et de contraception (ANCIC). Puis la Coordination des associations pour le droit à la contraception et à l’avortement (CADAC) verra le jour en en octobre 1990. Elle amplifiera son action jusqu’à la grande marche des femmes du 25 novembre 1995, rassemblant près de 40 000 manifestantes bien décidées à défendre leurs droits.
Dans un second temps, ils ont obtenu du gouvernement une disposition législative et réglementaire permettant de faire condamner ceux qui s’opposaient à l’IVG. Véronique Neiertz, nommée secrétaire d’Etat aux Droits des femmes en 1991, défendit le dossier au gouvernement et fit voter à l’Assemblée nationale la loi du 27 janvier 1993 qui punit l’ « entrave à avortement volontaire » de deux mois à trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 2 000 à 30 000 francs.
Ainsi, les intégristes n’ont pas réussi à retourner l’opinion contre ce qu’ils nomment les « assassins d’enfants ». Les tribunaux se sont mis à condamner presque systématiquement les commandos anti-IVG. La Cour de cassation a rejeté définitivement, le 27 novembre 1996, leur dernière diversion, selon laquelle la loi Veil de 1975 violait l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour a aussi reconnu à l’Union des femmes françaises (UFF) le droit de se porter partie civile.
Ainsi les activistes anti-IVG ont-ils dû renoncer à la brutalité des années 1990-1992, qui les voyait désteriliser les instruments médicaux et détruire les stocks de RU 486. Ils affichent maintenant une non-violence ostentatoire et manient l’argutie juridique. Ils élaborent de nouvelles stratégies et ne manquent pas de conseillers, jusque dans les allées du pouvoir. Christine Boutin, député UDF des Yvelines, est le chef de file du groupe parlementaire opposé à l’avortement. Ne craignant pas de s’associer parfois pour la circonstance avec le Front national, elle mène une guérilla très active à l’Assemblée nationale : attaques contre les associations défendant les droits à la contraception et à l’avortement et remise en cause du remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale (par le biais d’un élargissement de la « clause de conscience » des médecins aux contribuables).
Paradoxalement, la fréquence du recours à l’avortement est en diminution – lente mais régulière – à tous les âges de la vie. Le nombre moyen d’avortements par femme en France est passé de 0,67 en 1976 à 0,53 en 1993. Le taux d’avortements rapporté au nombre de naissances passe de 34,8 avortements pour 100 naissances en 1976 à 31,6 en 1993. Enfin, au cours de ces vingt dernières années, le taux d’avortements rapporté au taux de conceptions a diminué à tous les âges de la vie, y compris au plus précoce, confirmant ainsi la progression de la diffusion de la contraception moderne.
*
Dans un monde marqué par une crise économique durable, on assiste à la réémergence des valeurs autrefois jugées conservatrices. Les thématiques de la préservation des valeurs familiales et, en arrière-plan, la critique de l’avortement resurgissent dans une grande majorité des pays développés. Ces valeurs sont certes légitimes et un monde prônant la démocratie comme principe de gouvernement ne peut en aucun cas critiquer cette tendance et encore moins l’interdire. Le mouvement anti-avortement n’est une menace pour la sécurité que lorsque ses activistes violents troublent l’ordre public ou s’en prenne aux citoyens qui défendent ou pratiquent l’avortement.
Une telle menace est bien réelle aux Etats-Unis. Malgré la faiblesse numérique du mouvement au regard de la population globale, le système américain – notamment l’amendement relatif à la liberté d’expression – permet tous les excès d’autant que les tentatives du président américain Barack Obama de réguler le port d’armes ont toutes échouées. Confrontés à cette menace qui est loin d’être négligeable, les forces de sécurité américaines ont du élaborer des stratégies pour contenir et combattre le commandos Pro-Life.
La mouvance anti-avortement en France ne présente en revanche aucun risque similaire. Ses actions se limitent à des manifestations et à une contestation s’exerçant dans le cadre de la loi. La diminution du recours à l’avortement dans notre pays est un facteur qui joue en faveur de la limitation du développement de ce courant. De plus, le mouvement La manif pour tous a montré que les militants qui défendent les valeurs conservatrices ne présentent aucun danger par leur comportement mesuré.
- http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/06/01/un-medecin-emblematique-du-droit-a-l-avortement-abattu-a-kansas-city_1200591_3222.html ↩
- Congressional Quarterly Almanac, 95th Congress, 1st session, 1977, p. 313. ↩
- http://blog.emceebeulogue.fr/post/2009/06/05/L-assassinat-de-George-Tiller-relance-la-question-de-l-activisme-anti-avortement-aux-Etats-Unis. ↩
- Marcy J. Wilder, «Law, Violence, and Morality », in Abortion Wars, Rickie Solinger (ed.), Berkeley & Los Angeles: University of California Press, 1998, p. 82. ↩
- Oganisation Pro-Choice qui engage des actions politiques et financières pour s’opposer aux propositions de lois qui apporteraient des restrictions au droit à l’avortement et améliore l’accès à l’avortement médicalement encadré ↩
- http://www.monde-diplomatique.fr/1997/02/CESBRON/4537 ↩
- Fiametta Venner, L’opposition à l’avortement : du lobby au commando, Berg International Editeurs, Paris, 1995. ↩
- Diplômé en 1949, Bernard Nathanson est spécialiste en obstétrique et gynécologie. En 1960, il a fait partie du groupe des fondateurs de NARAL qui est à l’origine de la décision judiciaire Roe vs. Wade. Après son rapprochement de l’Opus Dei, il est devenu un ardent Pro-Life. ↩