Caucase du nord : la Djamaat daghestanaise
Philippe BOTTO
La polarisation de l’attention des médias occidentaux sur la tragédie tchétchène et ses conséquences politiques, militaires et humanitaires ne doit pas occulter l’existence d’autres foyers d’instabilité dans le Caucase russe. La poursuite des activités de la guérilla séparatiste s’inscrit aujourd’hui dans un contexte politique et stratégique renouvelé. La diffusion d’une idéologie de type salafiste à travers de larges segments du Nord-Caucase a conduit en effet à l’émergence de groupes armés sur l’ensemble de la façade méridionale de la Fédération de Russie. Ces micro-guérillas sont désormais présentes non seulement en Tchétchénie, mais aussi bien en Ingouchie, au Daghestan, en Kabardino-Balkarie, en Karatchevo-Tcherkessie et en Ossétie du Nord. En dépit de la politique répressive conduite par le Kremlin, ni le démantèlement de l’Etat séparatiste d’Itchkérie, ni la neutralisation des principaux acteurs et idéologues du séparatisme tchétchène (Doudaev, Yandarbiev, Maskhadov, Sadoulaev) n’ont suffi à pacifier définitivement ces marges de l’Empire russe. L’implication grandissante de la Russie postsoviétique dans son « étranger proche » (Géorgie et Azerbaïdjan) n’a pas davantage été en mesure d’enrayer la dynamique crisogène propre au Nord-Caucase. En 2008, plus de 80% des attentats commis en Russie sont encore perpétrés dans le district Sud de la Fédération.
Bien qu’impuissants à changer radicalement les équilibres politiques existants, les groupes armés nord-caucasiens n’en disposent pas moins d’un fort pouvoir de nuisance. La Djamaat daghestanaise, en particulier, apparaît très active. Son histoire, relativement mal connue, débute dans les années 1980-1990 ; elle est intimement liée à celle de la mouvance islamo-nationaliste tchétchène.
PRESENTATION DE LA REPUBLIQUE DU DAGHESTAN
Sise à l’extrémité orientale du Caucase, la République du Daghestan est l’héritière d’une histoire heurtée et complexe. Marqué, à partir du Xe siècle, par des invasions successives, arabes, turques et mongoles, le Daghestan subit également les assauts de la Perse séfévide. Dès le XVIe siècle, Ottomans, Perses et Russes s’affrontent sur son territoire. En 1813, ces derniers obtiennent le rattachement du Daghestan à l’Empire. Mais la colonisation d’une terre largement islamisée depuis le XVe siècle s’avère difficile. Entre 1816 et 1859, les troupes russes sont contraintes de livrer une véritable guerre contre les insurgés, notamment contre les forces de l’imam Chamil, sectateur d’un islam théocratique. Au prix de pertes parfois massives, l’armée russe soumet la résistance en 1859. Toutefois, sur fond de tensions entre la Russie et l’empire ottoman, de nouvelles insurrections se produisent en 1877.
Intégré à l’URSS, en 1921, sous les espèces d’une « République autonome », le Daghestan connaît dès lors de substantielles modifications territoriales et reçoit notamment en héritage la zone du Terek. A la chute de l’empire soviétique, il accède au statut de « Sujet de la Fédération de Russie ». Il forme alors un territoire de 50 000km², comptant un peu plus de 2 millions d’habitants. Il possède, par ailleurs, un vaste débouché sur la mer Caspienne et dispose d’une frontière commune avec les républiques de Tchétchénie et de Kalmoukie, ainsi qu’avec l’Azerbaïdjan et la Géorgie. On recense sur les terres daghestanaises plus de trente communautés ethniques différentes, d’origine caucasienne ou turque : Avars (500 000) ; Darguines (320 000) ; Koumyks (250 000) ; Lezguines (230 000) ; Laks (100 000) ; Tchétchènes (60 000) ; Tats (18 000), etc. Les Russes ethniques, pour leur part, ne sont que 150 000 et résident pour l’essentiel dans les grands centres urbains (Makhatchkala, la capitale ; Kiziliourt ; Bouynaksk ; Derbent, etc.).
Sur le plan politique, les acteurs officiels de l’époque soviétique réussissent, sans difficulté majeure, en 1991, à se maintenir aux postes clés de la République. De concert avec les autorités fédérales, ils mettent en place une Assemblée parlementaire locale ainsi qu’un Conseil d’Etat, chargé – jusqu’en 2006 – de représenter les intérêts de 14 communautés ethniques.
Très vite cependant, cet ordonnancement apparaît incapable d’empêcher la montée des tensions intercommunautaires. De graves différends territoriaux, remontant à l’époque soviétique (questions lezguine, tchétchène, koumyk) demeurent encore non résolus. De même, le mode de partage des postes entre les différentes communautés ethniques fait également question. Ceci explique l’apparition, dans les années 1990, de mouvements identitaires très offensifs tels le Tenglik créé par des activistes koumyks (turcophones) ou le Front populaire de l’imam Chamil. Des heurts intercommunautaires vont se multiplier, dès cette époque, notamment entre Tchétchènes-Akkines et Laks, ou entre Koumyks et Avars.
Dans ce contexte, et dans une atmosphère intellectuelle et morale imprégnée de nihilisme, la violence va progressivement s’imposer comme un instrument de régulation politique privilégié. De fait, nombre d’assassinats se comprennent au Daghestan comme autant de tentatives pour influer sur la stratégie de recrutement des cadres. Cette crise de type « ethnoterroriste », pour reprendre une expression chère à certains spécialistes russes, atteint, dans les années 2000, des proportions critiques. En 2005, on recense au Daghestan plus de 80 attentats. En 2008, les experts comptabilisent près de 150 crimes à connotation terroriste. Le maire de Makhatchkala, Saïd Amirov, subira, à lui seul, plus de 15 tentatives d’assassinat.
Il est clair qu’aux tensions interethniques se sont ajoutés au Daghestan d’autres facteurs de déstabilisation, à la fois internes et externes : les rivalités intraethniques ; la corruption des élites politiques et des responsables des « structures de force » ; la privatisation de fait des institutions de la république ; l’influence dirimante du crime organisé et de ses relais sur la scène politique et associative (Saïd Amirov, Kazimagomed Gimrinskiy, Rouslan Gadjibekov, Gadji Makhachev) ; l’ambiguïté des relations entretenues par les autorités daghestanaises avec Moscou, notamment dans le cadre de la distribution des subventions fédérales, etc.
GENESE DE LA DJAMAAT DAGHESTANAISE
La montée en puissance d’un islam fondamentaliste offensif a joué également un rôle déstabilisateur d’importance dans la vie politique daghestanaise.
Cette variante salafiste de l’islam sunnite se répand et se renforce au Daghestan dès les années 1980. Ses idéologues, Magomed Kebedov – alias Bagaoudine Magomedov -, Akhmad-Kadi Akhtaev et Adallo Aliev, tentent de se démarquer de l’islam officiel en stigmatisant l’esprit de compromission, l’indigence théologique et les ambitions personnelles des responsables des confréries soufies dominantes. A partir des années 1990, cette volonté d’autonomisation bénéficie des largesses de certains Etats du Golfe, mais aussi d’organisations islamiques établies aux Etats-Unis, au Pakistan et en Turquie. Ainsi, progressivement, des communautés de vie et de prière (djamaats) s’établissent-elles en certains points du territoire daghestanais, en particulier dans la zone dite de « Kadar » (arrondissement de Bouynaksk)[1], où elles promeuvent une théologie, une morale et un mode de gouvernance en rupture avec la société officielle. En 1998, on y compte près de 820 militants d’obédience salafiste, principalement des Darguines. Singulièrement, ces individus, qui ne reconnaissent plus que la loi chariatique, bénéficieront, un temps, d’une certaine bienveillance de la part du Kremlin[2].
Au cours de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), ces djamaats daghestanaises vont se rapprocher des groupes armés islamo-nationalistes tchétchènes[3]. Une solidarité de fait, notamment sur le plan militaire, se dessine entre les différents acteurs en présence. Elle s’approfondit pendant l’entre-deux-guerres (1996-1999), période durant laquelle Kebedov et Nadir Khatchilaev sont contraints de se réfugier en Tchétchénie. Des structures politiques communes voient même le jour dont le Congrès des peuples d’Itchkérie et du Daghestan (devenu par la suite le « Majlis des peuples du Caucase »). En juillet 1999, alors que le mouvement salafiste daghestanais s’est sensiblement radicalisé sous l’influence conjuguée d’activistes arabes et tchétchènes, Kebedov participe, aux côtés de Sirajoudin Ramazanov, d’Adallo Aliev et de Magomed Tagaev, à la création de l’ « Etat islamique daguestanais ».
A l’été 1999, la violente répression des djamaats daghestanaises et des troupes tchétchènes qui tentent de les secourir va contribuer à un affaiblissement très net de ces organisations. L’action des pouvoirs publics, qui ne frappe le Daghestan que pour mieux atteindre la Tchétchénie séparatiste, se révèle cependant incapable de les éradiquer. L’adoption d’une loi proscrivant l’idéologie wahhabite sur le territoire de la république du Daghestan ne bouleversera pas la donne. A l’inverse, la dégradation du contexte politique, social et économique local, la multiplication des pratiques arbitraires des services de sécurité dans le cadre de la lutte anti-terroriste (enlèvements ; racket ; exécutions extrajudiciaires; tortures ; procès contrefaits, etc.), la poursuite des financements des groupes islamiques armés depuis le territoire russe et l’étranger (Etats du Golfe, Turquie, Azerbaïdjan, etc.) va contribuer à entretenir le cycle de la contestation politique sous les espèces d’une micro-guérilla.
RESTRUCTURATION DE L’ORGANISATION
Formée en 1999 à partir des résidus des organisations islamistes défaites à Botlikh et dans la zone de Kadar, mais sans la participation de Magomedov et de Khatchilaev qui ont gagné la Turquie, la djamaat daghestanaise prend pour nom Djenet (« Paradis ») avant de devenir la Djamaat Charia (Джамаат-Шариат).
Cette organisation doit beaucoup aux activistes daghestanais qui ont combattu en Tchétchénie. Rassoul Makacharipov – alias émir Mouslim – qui préside à sa renaissance a quitté le Daghestan pour la Tchétchénie vers l’année 1997. Très vite, il sert, comme traducteur, aux côtés de Chamil Bassaev. En 1999, peu avant le déclenchement de la seconde guerre, il participe à l’offensive des troupes islamistes tchétchéno-daghestanaises sur Botlikh. De façon symétrique, le célèbre Rappani Khalilov compte au nombre des proches de l’émir Khattab avec lequel il a opéré dans l’arrondissement de Novolak en 1999.
Il est clair que, nonobstant son enracinement dans la réalité daghestanaise, la Djamaat Charia ne cessera plus ses contacts avec la Tchétchénie séparatiste. Avec le temps, ses liens avec l’opposition armée tchétchène, loin de se rompre, se renforcent et se formalisent plus avant. De fait, depuis la proclamation de l’« Etat islamique nord-caucasien » par le tchétchène Dokka Oumarov – alias Abou Ousman -, le Daghestan constitue désormais l’un des vilayets de l’ « Empire islamique du Nord-Caucase ». Dans cette ligne, le « front daghestanais » est défini comme un «segment structurel du front caucasien ». Au plan pratique, cette évolution implique que les leaders de la Djamaat Charia n’accèdent au rang qui est le leur qu’après avoir prêté serment au chef de l’ « Imarat du Caucase». Ils se trouvent dès lors placés, au moins à titre symbolique, sous son autorité directe et relayent, sur les vecteurs informationnels dont ils disposent, le discours des cheikhs et des émirs tchétchènes.
La Djamaat Charia est de taille modeste et ne compte sans doute qu’une centaine de combattants. Sa structure, cependant, apparaît complexe et semble s’articuler en plusieurs groupes opérationnels indépendants les uns des autres et qui se répartissent différents secteurs du territoire daghestanais[4] : Djoundjoullakh (Les soldats d’Allah ) opèrerait à Khassaviourt sous la conduite d’Askhab Bidaev ; Seyfullakh (L’épée d’Allah) contrôlé par l’émir Abdul Gafour (Abdoulgapour Zakariev[5]) ; Derbent (Israpil Veldjanov) ; Karaboudkhkent (Magomedali Vagabov) ; Makhatchkala (Chamil Gassanov) ; Sergokalinskiy (Chamil Magomedov). D’autres structures auraient opéré sous le patronage de la Djamaat Charia : Riiyad-as-Salikhin, Djaroulla et Al Bara. Certaines semblent n’avoir été créées que pour atteindre un objectif tactique unique, tel le groupe Yassine, mis en place en 2007 pour mener à bien une opération contre l’imam Kouramoukhammad Ramazanov.
Possédant une bonne implantation locale et disposant d’un certain capital de sympathie auprès des plus jeunes, désireux de rompre avec leurs aînés et soucieux d’en finir avec un ordre social et politique réputé corrompu, la djamaat recrute des individus issus des milieux sociaux les plus variés : ouvriers, agriculteurs, mais aussi étudiants ou professions libérales. En outre, elle ne dédaigne pas accueillir dans ses rangs des éléments peu ou pas socialisés dont d’anciens détenus de droit commun. Ainsi Mourad Lakhialov (neutralisé en octobre 2008) se convertit en prison. A sa libération, il quitte sa famille pour rejoindre la djamaat. Il devient alors l’un des mourides de Makacharipov, puis son bras droit.
Se réclamant du principe de l’égalité islamique, l’organisation armée ne fait pas, en toute logique, de l’appartenance ethnique un critère discriminant dans le cadre du recrutement. Toutes les ethnies peuvent se retrouver dans ces groupes qui comptent également des Russes dont un certain Youri (« Abdoullah ») Nesterov[6]. Toutefois, les minorités les plus représentées au sein de la guérilla semblent être les Darguines, les Avars, les Laks et les Koumyks.
D’évidence, la longévité des membres de la Djamaat est très limitée. Arslan Chaïkhaev – alias Chamil Koulinskiy ou Seyfulla – est abattu peu de temps après la mort de son prédécesseur, Makacharipov, en juillet 2005. L’émir Akraman survit moins d’un an à Khalilov et meurt en mars 2008. Son successeur, Ilgar Malachiev (alias émir Abdoul-Madjid ?) est tué en septembre 2008. En janvier 2008, le groupe de Derbent subit des revers sévères. Plusieurs de ses membres sont neutralisés (Salakhouddin, Namik, Khodjali, etc.). En février, Mamatkhan Cheïkhov est arrêté. En charge d’un groupe armé dans l’arrondissement de Bouynaksk – il a peut-être succédé à Khizri Mamaev, tué en novembre 2007 ou à Abdoullah Magomedov – il avait perdu, peu de temps auparavant, plusieurs de ses hommes dont son propre fils Gadjimourad Cheïkhov. Plus récemment, le 5 février 2009, les services de sécurité daghestanais annoncent la neutralisation d’Oumar Cheïkhoulaev. Celui-ci est présenté comme le leader du groupe armé Charia et le commandant du « front daghestanais » depuis décembre 2008. Autrefois proche de Rabbani Khalilov, il meurt en compagnie de Makhatch Magomedov, Aslan Adaev et Gadjimourad Kamaloutdinov, neveu supposé de l’idéologue Bagaoutdine Magomedov.
Certains responsables, vétérans de la guerre de Tchétchénie, font figure d’exception et connaissent une durée de vie plus longue. Ainsi Makacharipov opère dans les rangs de l’opposition armée durant une période relativement longue, de 1997 à 2005. Khalilov, qui assume, un temps, la responsabilité du « front daghestanais » et organise un peu plus d’une cinquantaine d’opérations de diversion (dont l’attentat de Kaspiysk en 2002), n’est intercepté et neutralisé par les services russes qu’en septembre 2007.
IDEOLOGIE
Du point de vue idéologique, la djamaat daghestanaise se réclame, très classiquement, d’un monothéisme strict (Tawhid) et condamne toute dérive de type idolâtrique (culte des saints ; personnalisation excessive de la vie spirituelle dans le cadre de la relation oustaze-mouride, attrait de la mystique, etc.). Elle affirme, de façon non moins classique, la suprématie des lois divines sur les lois humaines et pose la nécessité de construire un Etat islamique en concordance avec les enseignements coraniques, seuls garants d’un ordre social et politique juste. Au rebours des « innovations » du soufisme et des mouvements réformateurs modernes, au rebours aussi de la politique conduite par les responsables de l’islam officiel daghestanais, les idéologues de Charia insistent sur la nécessité de revenir aux sources premières de la foi (Coran et Sunna) et de réaffirmer leur valeur transhistorique et transculturelle.
L’inflexion du propos se veut moins théologique, à la vérité, que morale et politique. Il s’agit, au premier chef, de revenir au respect des interdits traditionnels (relatifs à la consommation de produits stupéfiants, d’alcool et de cigarettes…), ainsi qu’à la pratique des commandements positifs (cinq prières quotidiennes ; observance du jeûne durant le mois du ramadan ; caractère obligatoire du hadj ; et, par extension, port du hidjab ; apprentissage de l’arabe, « future langue officielle de l’Imarat »).
Au-delà, la finalité suprême de l’entreprise ressortit à la nécessité de restaurer le Califat dont la disparition, ressentie comme traumatisante, passe pour éclairer en plénitude l’état de décadence, d’humiliation et d’assujettissement de la communauté islamique mondiale (Oumma).
La radicalité de cette démarche religieuse et éthique se double d’une revendication identitaire puisque la djamaat en appelle, à l’instar de ses homologues tchétchènes, à briser le joug de la domination russe en procédant à une décolonisation active des territoires islamiques du Nord Caucase.
MODES OPERATOIRES
Dans ce cadre idéologique, à la fois religieux et politique, le recours à la violence, à la terreur et à l’intimidation se trouve clairement légitimé. D’après un communiqué attribué par l’équipe éditoriale du site Kavkazcenter à Rabbani Khalilov, ce dernier indique que« l’honneur et la dignité des musulmans, le salut de leur religion même résident exclusivement dans le djihad ».
Les cibles immédiates de la djamaat sont clairement identifiées. Il d’agit des services de sécurité, locaux ou fédéraux, (FSB, ministère de l’Intérieur, justice), mais aussi les structures politiques et religieuses de la République.
Très souvent, les attaques de la djamaat daghestanaise sont décrites, sur le site Internet de l’organisation (http://www.jamaatshariat.com), comme des actes de « vendetta » visant des fonctionnaires impliqués dans des pratiques délictueuses et criminelles (meurtres, enlèvements, racket ; falsification de preuves ; emprisonnements arbitraires). La légitimation de l’assassinat des parents des fonctionnaires de police, en 2005, se comprend également comme une riposte symétrique au mode opératoire adopté par les services de sécurité daghestanais et russes qui n’ont pas hésité à prendre d’assaut la demeure de Makacharipov alors qu’il se trouvait en famille.
De façon plus générale, les cibles de la djamaat sont potentiellement modulables à l’infini, puisque, par extension, tous ceux qui passent pour être « opposés à la parole d’Allah » peuvent tomber sous ses coups. Par ailleurs, il est notoire que les groupes armés peuvent être amenés, à la faveur de complicités occultes et moyennant finances, à commettre des assassinats à la demande d’acteurs officiels ou de commerçants.
Quoiqu’il en soit, nombreux sont les attentats et les meurtres à être imputés (ou imputables) à la djamaat. En 2002, celle-ci organise avec succès une opération contre une brigade du ministère de l’Intérieur (7 morts). En 2003, elle fait abattre le ministre Goussaev. En 2005, elle revendique l’assassinat du ministre en charge des minorités et de l’information Zagir Aroukhov et du politologue Zaguid Varissov. Dans le même temps, les islamistes daghestanais prennent à leur compte un attentat contre les services du Parquet, à Makhatchkala. Par ailleurs, en juillet 2005, on attribue à la djamaat l’explosion d’origine criminelle de trois véhicules conduits par des militaires. En 2006, elle organise le meurtre du procureur de Bouynaksk Bitar Bitarov. En juillet 2007, elle revendique plusieurs « actions d’éclat » : assassinat du chef de la police de l’arrondissement d’Outsoukouskiy et de l’imam Kouramoukhammad Ramazanov ; attaque contre des forces de l’ordre dans les communes de Khassaviourt, de Pokrovskoïe et de Kiziliourt ; enlèvement du fils du chef de l’administration de Bouynaksk (Badtalov). En septembre 2008, les extrémistes daghestanais assument la responsabilité de l’assassinat d’un dignitaire religieux, Telman Alichaev, et d’un officier supérieur des services de police, Arsen Zakariaev. En janvier 2009, ils confirment leur culpabilité dans l’assassinat du général Valeri Lipinskiy, responsable en second des troupes du ministère de l’Intérieur stationnées dans le Caucase-Nord. Dans la même ligne, on se souviendra que Makacharipov, à l’instar de Khalilov, était recherché pour l’assassinat de plusieurs policiers et agents des services de renseignement. L’activiste Mourad Lakhiyalov, aurait, quant à lui, participé à de nombreuses opérations de diversion sur le territoire daghestanais. Plus d’une dizaine d’assassinats lui seraient imputables.
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En dépit des revers qu’elle a subis de façon cyclique depuis 1999, la djamaat daghestanaise ne semble pas promise à une fin prochaine. Elle dispose, sur le terrain mais également à l’étranger, d’une certaine audience, notamment auprès de jeunes caucasiens qui, dans un contexte social, économique, politique et intellectuel très défavorable, peuvent se laisser séduire par une prédication salafiste accessible, fondée sur des schémas idéologiques binaires et aisément assimilables (appel à la justice, à l’équité et à l’égalité ; victimisation des masses musulmanes ; exaltation de l’identité islamique sur fond de stigmatisation des « ennemis de la foi » ; « romantisation » de la figure du martyr, etc.). Cette popularité relative – décelable également chez certains membres de l’intelligentsia daghestanaise – permettra, à l’évidence, à la guérilla de renouveler une partie de ses cadres.
A ceci il faut encore ajouter le fait que ces groupes armés daghestanais vont continuer à bénéficier du soutien, logistique, financier et idéologique, des autres guérillas nord-caucasiennes avec lesquelles ils mènent un combat identitaire et politique commun. Celui-ci n’est pas réductible à une lutte nationaliste de type classique puisque l’enjeu n’est plus, on le sait, de constituer un Etat-nation territorialisé, mais de ressusciter in fine un empire islamique global. Dans cette ligne, la fédération des groupes armés et la mutualisation de leurs moyens devraient se poursuivre.
Certes, il ne convient pas de surestimer les capacités de nuisance des guérillas nord-caucasiennes. Compte tenu des choix politiques affirmés par Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev, compte tenu également du renforcement de la présence militaire russe dans le Nord-Caucase, elles ne peuvent produire que des effets a priori limités. Leurs actions ne devraient pas, à court ou moyen terme, être de nature à bouleverser radicalement la donne politique. De même, leur potentiel déstabilisateur est-il inégal. Ainsi, les unités dirigées par l’émir Magas en Ingouchie l’emportent largement en nombre, en puissance de feu et en influence sur la djamaat ossète qu’ils contrôlent d’ailleurs pour partie. Par ailleurs, les alliances sont toujours réversibles, – comme le rappelle le récent retour en Tchétchénie du représentant de Dokka Oumarov en Europe occidentale, Boukhari Baraev – de sorte que l’unité du « front du Caucase » pourrait être remise en question en certains de ses segments.
Ces précisions faites, la violence terroriste va, selon toute vraisemblance, continuer à déterminer l’avenir du Caucase russe. Celle-ci se nourrira des tensions politiques, identitaires, sociales qui ne cessent de jouer tant au niveau local que fédéral. De ce point de vue, l’on voit mal comment le Kremlin pourrait, à court ou moyen terme, rompre avec cette dynamique crisogène qui conduit à éloigner davantage les Républiques concernées du « Centre ». On le voit d’autant moins que la politique de force conduite dans les entités nord-caucasiennes nourrit elle-même les mécontentements et entretient le cycle de la violence. Les effets polémogènes de cette stratégie paraissent considérables.
Il n’est pas impossible, cependant, que cette stratégie puisse apparaître à certains acteurs moscovites comme un moindre mal. Elle permet, tout d’abord, de neutraliser des forces d’opposition et de démanteler des infrastructures terroristes. Mais elle offre aussi, selon un certain biais, l’opportunité de fragiliser davantage des républiques musulmanes qui pourraient bénéficier d’une période de relative stabilité pour accroître leur autonomie et développer des synergies politiques et culturelles avec d’autres Etats musulmans de la région (Turquie, Azerbaïdjan). Elle autorise de même, dans un contexte géostratégique global inédit (présence américaine en Transcaucasie), un contrôle plus massif des territoires concernés en légitimant le déploiement et le renforcement de la présence de l’armée en différents points de la frontière méridionale de la Russie. L’instrumentalisation (partielle) des tensions entre les différentes Républiques nord-caucasiennes (Tchétchénie versus Daghestan dans le sillage des événements de 1999 ; Ingouchie versus Ossétie, etc.) permet également de prévenir les possibles désavantages d’une politique pancaucasienne.
Ainsi, il semble que l’observateur doit adopter, sur la question du Nord-Caucase, une attitude double. Il ne doit, en aucun cas, négliger le potentiel de nuisance qu’incarnent des groupes islamiques armés engagés dans une aventure militaire et idéologique des plus déstabilisatrices. Dans le même temps, il doit aller plus loin et reconnaître que la violence terroriste que génèrent ces micro-guérillas s’inscrit dans un contexte sécuritaire et politique plus global. Celui-ci produit d’ores et déjà sa propre violence, et parfois selon des formes comparables, voire identiques. Dans ce contexte, l’instrumentalisation et la manipulation, directes ou indirectes, de ces groupes ne sont pas à exclure. Jusqu’à un certain point, naturellement et dans des circonstances données, l’« ordre du jour » de ces organisations – et certes parfois à leur insu – peut s’aligner sur celui d’acteurs politiques locaux ou fédéraux. De fait -d’autres exemples pourraient illustrer ce principe général – la violence ne joue pas toujours en défaveur des autorités. Au gré de la conjoncture, celles-ci peuvent parfois tirer un bénéfice pécuniaire, politique et militaire substantiel des mesures répressives adoptées dans le cadre de la « lutte anti-terroriste » (Ingouchie, Daghestan) ou dans celui d’une guerre (Tchétchénie). Dans le même temps, il est clair que pareille stratégie, compte tenu des risques de fragmentation territoriale encourus, peut produire, sur le long terme, des conséquences négatives incalculables.
[1] M. Vatchagaev, « The Dagestani Jamaat », 13 décembre 2007, Jamestown Foundation.
[2] Vakhit Akaev, « Le fondamentalisme islamique dans le Caucase du Nord: mythe et réalité », septembre 2000, CA&CC Press AB, Swedish Center for the Study and Review of Central Asia and the Caucasus.
[3] Sur le nationalisme tchétchène, Cf. notre rapport, Khoj-Ahmed Noukhaev et le nationalisme tchétchène, Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), septembre 2008, https://cf2r.org/images/stories/RR/rr6-khoj-ahmed-noukhaev-et-le-nationalisme-tchetchene.pdf.
[4] Mais également dans sa périphérie, notamment en Azerbaïdjan où l’un des leaders de la Djamaat Charia, Ildar Malachiev, semble avoir opéré.
[5] Tué au cours d’une opération anti-terroriste en mars 2009. Avec lui ont été neutralisés Aslan Aldaev et Kassoum Abdulachev.
[6] Tué en octobre 2007 en compagnie d’Oulloubi Balatkhanov.