Russie/Iran : mésentente en Syrie
Alain RODIER
Une mésentente qui perdurait depuis des mois entre la Russie et l’Iran en Syrie serait en train de prendre de l’importance, en particulier dans la province de Deir ez-Zor, au centre-ouest du pays. Déjà, lors de la reconquête de cette région fin 2017, les Russes, qui appuyaient directement les forces légalistes syriennes, avaient interdit aux milices chiites pro-iraniennes – dont le Hezbollah libanais – de pénétrer dans la localité de Mayadin – située à une quarantaine de kilomètres au sud-est de la ville de Deir ez-Zor – conquise par le 5eCorps, la 4edivision mécanisée et les Tiger Forces, unités encadrées et formées par des conseillers russes.
Le 18 octobre 2017, le major-général Isam Zahreddin, qui commandait la garnison de Deir ez–Zor depuis 2015 a été – selon la version officielle – tué par l’explosion d’une mine. En fait, Moscou pense qu’il aurait été assassiné sur ordre de Téhéran car le « lion de Deir ez-Zor », comme il était surnommé par ses hommes dont une bonne partie étaient sunnites, était devenu trop populaire non seulement auprès des populations, mais également de Bachar el-Assad. Cela n’aurait pas été trop grave s’il avait été alaouite, mais il était druze et Téhéran craignait que cet officier général soutenu par Moscou ne prenne trop d’influence au sein du commandement syrien, empiétant sur les prérogatives des milices chiites.
En rétorsion, Moscou a refusé d’apporter son soutien aérien à ces milices rudement prises à partie à l’été 2018 par des contre-offensives de Daech, dans la région de Boukamal. Cette localité entièrement tenue par des forces pro-iraniennes est considérée par Téhéran comme le point de passage principal entre l’Irak et la Syrie du corridor qui relie l’Iran à la côte méditerranéenne.
Parallèlement, les ponts stratégiques situés sur l’Euphrate – en amont et en aval de Deir ez-Zor – qui étaient aux mains des milices chiites, sont repassés sous le contrôle de l’armée régulière syrienne avec l’appui de Moscou. Il est vrai que ces points de passage permettent de générer de juteux profits pour ceux qui les contrôlent via les taxes qu’ils prélèvent pour en autoriser la traversée, notamment des nombreux trafics ayant lieu en période de guerre.
Officiellement, le président Vladimir Poutine a demandé par l’intermédiaire de Alexander Lavrentiev, son représentant spécial en Syrie, le départ de toutes les forces étrangères du pays, ce qui inclut en premier lieu les Américains et leurs alliés de la coalition, les Turcs, mais aussi les milices chiites étrangères (pakistanaises, afghanes, irakiennes et libanaises) et les cadres iraniens majoritairement issus du Corps des Gardiens de la Révolution. La raison invoquée est simple : la présence de ces forces étrangères n’est pas légale au regard du droit international puisque leur aide n’a pas été sollicité par un gouvernement juridiquement légitime, le régime de Damas étant toujours officiellement reconnu par les instances internationales même si ses dirigeants sont sous le coup d’enquêtes pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Le but de Moscou est que Bachar reprenne progressivement toutes les rênes du pouvoir – en particulier le contrôle de ses forces de sécurité et, plus globalement, de toute l’administration – afin de pouvoir le présenter comme le seul interlocuteur valable lors des négociations internationales qui traînent en longueur à Genève, Sotchi et Astana. Or, les Iraniens qui ont permis de sauver Bachar el-Assad constituent aujourd’hui une gêne pour Moscou qui souhaite normaliser les relations avec les pays voisins, dont la Turquie et Israël. Vis-à-vis de l’État hébreu, la Russie a obtenu au début de l’année le retrait des milices liées à Téhéran à 80 kilomètres de la ligne de démarcation du Golan. Autre signe révélateur, Téhéran est de moins en moins invité aux discutions que les Russes peuvent organiser sur la Syrie, à l’image de la dernière qui réunissait les présidents Poutine, Erdoğan, Macron et la chancelière Angela Merkel à Istanbul, le 27 octobre 2018.
Ce qui inquiète aussi Moscou et Damas – mais également Bagdad -, c’est la volonté de Téhéran d’étendre son influence via la religion. Cela passe par des aides éducatives et confessionnelles mais aussi par des mouvements de populations (en clair, des nettoyages ethno religieux), le tout orchestré et protégé par les milices chiites qui lui sont favorables. Il n’empêche que ces trois pays dépendent étroitement les uns des autres, surtout sur le plan économique car – en dehors de l’Irak – ils font tous l’objet de sanctions occidentales.
Poutine se considère lui, dans la légalité puisqu’il a officiellement conclu un accord de coopération avec le pouvoir en place à Damas qui reste légitime au regard du droit international. Cet accord concerne la location de deux bases militaires (Hmeimim et Tartous) pour 49 ans, lesquelles assurent la présence militaire russe en Méditerranée orientale sur le long terme. Cela permet aussi au maître du Kremlin de réaffirmer l’influence de Moscou au Proche-Orient, particulièrement en Égypte, tout en maintenant des relations relativement bonnes avec l’Arabie saoudite et les Émirats du Golfe persique.
Par contre, Vladimir Poutine a besoin d’une certaine coopération – ou au moins d’un minimum de compréhension – internationale pour mener à bien ses projets. C’est pour cette raison qu’il a déconseillé à Bachar el-Assad de lancer une offensive sur la province d’Idlib tenue par divers mouvements d’opposition. Cela lui a été facile car, vis-à-vis des forces armées syriennes, c’est lui qui détient les atouts puisqu’elles dépendent totalement des approvisionnements et de l’appui aérien russes. En résumé, elles ne peuvent y aller seules, surtout qu’elles se heurteraient frontalement à la Turquie qui a négocié et qui participe directement sur le terrain à l’accord de déconfliction avec la Russie concernant la province d’Idlib.
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Toutefois, Moscou et Téhéran sont contraints de s’entendre afin de poursuivre leur coopération en Syrie – et ailleurs – du fait que ces deux pays sont officiellement désignés comme « ennemis » par Washington. À ce titre, ces deux États font l’objet de sanctions qu’ils ne peuvent affronter que par une coopération plus étroite, tout en tournant leurs regards vers le troisième larron détesté par le président Donald Trump : la Chine. C’est Pékin qui peut apporter une « profondeur économique[1] » qui devrait permettre à l’Iran et à la Russie de limiter les répercussions dues à ces blocus qui ne veulent pas dire leur nom et dont les populations sont les principales victimes[2]. En effet, les pouvoirs en place à Moscou et à Téhéran ne peuvent se permettre de perdre leurs soutiens populaires ; les régimes en seraient alors si affaiblis qu’ils se retrouveraient en position d’être renversés, objectif clairement souhaité dans les déclarations faites par Washington.
[1] Comme il y a des « profondeurs stratégiques »…
[2] Une sanction est acceptable au regard de la morale occidentale. Un blocus qui pénalise en premier les populations civiles est moins bien toléré dans l’opinion publique. Par exemple, personne ne s’est particulièrement ému du blocus imposé à l’Irak de Saddam Hussein par le président George W. Bush avant l’invasion de 2003. La communauté internationale (en fait l’Occident) commence à peine à se rendre compte des méfaits du blocus décrété par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis sur les populations yéménites.