« NUTS ! » : une semaine de relations sino-américaines
FRANÇOIS YVES DAMON
Au rebours de l’Europe déconstructionniste et repentante, la République populaire de Chine s’appuie sur un socle mémoriel intangible : 勿忘国耻 强我国防 (Wu wang guo zhi, qian wo guofang : N’oubliez jamais l’humiliation nationale, renforçons notre défense nationale[1]) et est d’une extrême susceptibilité vis-à-vis du principe « Une seule Chine ».
Une règle non écrite prescrit d’ailleurs aux compagnies occidentales opérant en Chine d’éviter d’évoquer les trois T (Taiwan, Tibet et Tiananmen) – il convient d’y ajouter désormais Hong Kong –, la Chine leur faisant payer cher tout manquement à cette règle : « Evitez le nid de frelons, vous pourrez faire du business en Chine, ramasser le jackpot, et tout ira bien ». Le 5 octobre 2019, un tweet « Fight for freedom, stand with Hong Kong. », de Daryl Morey, le manager de l’équipe de basket de Houston, les Rockets, a réveillé les frelons.
La NBA en Chine
La popularité de ce sport n’a cessé de croître en Chine depuis que le Shanghaïen Yao Ming, a joué en 2010-2011, dans l’équipe des Rockets : 300 millions de Chinois le pratiquent et 500 millions suivent les matchs de la NBA programmés par Tencent[2]. Valorisée à 2 milliards de dollars lors de sa création en 2008, la filiale NBA-China atteint aujourd’hui 4 milliards. David Stern, le président de la ligue à l’origine de cette création n’avait pas à l’époque caché son tracas : “Croyez-moi, la situation chinoise m’ennuie mais, au bout du compte, j’ai une responsabilité vis à vis de mes propriétaires, celle de gagner de l’argent (to make money), et je ne dois jamais l’oublier quels que soient mes sentiments personnels.”
Le projet de loi prévoyant l’extradition des citoyens de l’ancienne colonie britannique vers la République populaire a été à l’origine du mouvement hongkongais massif de manifestations. Son retrait a été obtenu – une première en Chine – le 4 septembre 2019. Mais le mouvement a poursuivi son action et et revendique désormais plus de libertés démocratiques.
La Chine accuse l’Occident d’attiser la protestation et a qualifié le tweet de Morey d’exemple d’ingérence étrangère dans les affaites chinoises. La tempête de protestations soulevée en Chine menace désormais la pérennité des gains de NBA-China.
Les réactions chinoises au tweet de Morey
Le Consulat général de Chine à Houston a exigé réparation immédiate de la faute. Joe Tsai, vice-président d’Alibaba et propriétaire de la franchise des Brooklyn Nets NBA, a qualifié le mouvement hongkongais de séparatiste et conclu : « Hong Kong est un territoire chinois et cela n’est pas négociable ».
La CBA, Chinese Basketball Association, que preside Yao Ming, a suspendu toute coopération avec les Rockets la société de services internet Tencent, partenaire numérique exclusif de la NBA, a interrompu la diffusion en streaming de leurs matchs, la chaîne CCTV 5 en a annulé toute diffusion, et le fabriquant de smartphones Vivo a cessé de les sponsoriser.
Les revendeurs Alibaba et JD.com, ainsi que les magasins Nike et NBA des grandes villes chinoises ont été contraints de retirer les sneakers et autres marchandises à l’effigie des Rockets, de même que les références à cette équipe ont été gommée des aires de jeux familiales à thème NBA de Pékin et Shanghai.
Une censure totale des matchs NBA apparait cependant difficile à mettre en œuvre, la susceptibilité nationaliste se trouvant désormais concurrencée par l’appétit de consommation des produits, objets et spectacles, matériels ou numériques fournis par les firmes américaines, dont la NBA : « S’ils ne peuvent suivre les matchs en Chine, les fans sont prêts à contourner la censure internet voire à quitter le pays“. Le 10 octobre, à Shanghai, des milliers de fans surexcités ont acclamé les équipes d’un match de la NBA. Dès le 7, un blogueur chinois de 25 ans, Wang Haoda, était arrêté pour avoir, en dépit du tweet, clamé sur Weibo son attachement aux Houston Rockets : « Je vis et mourrai avec mon équipe ». Un selfie le montrait l’œil droit barré du bandeau-symbole des manifestants hongkongais et brandissant un briquet allumé sous un drapeau chinois. Et l’annulation décidée par Tencent n’aura duré qu’une semaine [3].
Les excuses
Mike Bass, directeur de la com de la NBA a présent, le 7 octobre, sur le site Weibo, les excuses exigées : “nous sommes désappointés par ces remarques inappropriées qui ont, sans aucun doute, blessé les sentiments de nos fans chinois .”Ce fut, le lendemain, de Tokyo où l’équipe était en déplacement, le tour du joueur vedette des Rockets ,James Halden : “Nous nous excusons, croyez-moi, nous aimons la Chine et nous aimons y jouer”.
Nombre d’acteurs de l’industrie du luxe dont les ventes en Chine fluctuent depuis 2012 au gré des campagnes anticorruption[4] ont dû présenter les excuses nécessaires au maintien de leur accès au marché chinois. Le 7 octobre, le joaillier Tiffany – 34 magasins en Chine – a supprimé un modèle portant un bandeau sur l’oeil droit. Nathan Strauss, son porte-parole présenta les excuses de Tiffany bien que, précisa-t-il, l’image incriminée ait été diffusée en mai avant que ne commence le mouvement hongkongais et qu’elle ne comportait aucune intention politique : “Nous regrettons qu’il ait été ainsi perçu, nous avons immédiatement retiré cette image de notre plateforme”.[5]
Son activité en Asie/Pacifique a, au second trimestre 2019, rapporté à Activision Blizzard 173 millions de dollars soit 12% de ses 1,4 milliards de gains. La compagnie négociait avec la Chine le droit d’y diffuser son très populaire jeu, Call of Duty, quand Chung Ng Wai, gagnant hongkongais du concours 2019 Heartstone, s’est présenté à une interview affublé de lunettes de protection et d’un masque – équipement ordinaire des manifestants hongkongais – et y a déclaré “Liberate Hong Kong, revolution of our time », Activision Blizzard, propriétaire de Hearstone, lui a aussitôt retiré son prix et l’a exclu du jeu pour cinq ans.
Apple avait dès le 30 septembre, cédé aux exigences chinoises l’accusant de promouvoir des comportements illégaux en laissant les manifestants hongkongais accéder à son application HKmaplive, utilisée pour localiser les déploiements de police et les zones d’utilisation de gaz lacrymogène. « Nous retirons cette application car elle est contraire à nos principes et aux lois locales ».
La NBA devrait s’excuser d’avoir présenté de telles excuses
Le sénateur républicain Marco Rubio s’est déclaré outragé : « il est intolérable que la Chine utilise l’accès à son marché comme moyen de pression sur la liberté de parole » et le sénateur démocrate Ron Wyden a décalré : “il est désolant de voir Activision Blizzard s’humilier pour complaire au Parti communiste chinois ». Au moins un employé de la société de jeux s’en est désolidarisé : “Think Globally. Every voice matters.” Pour le sénateur Rick Scott de Floride, la NBA est plus intéressée par ses gains que par les droits de l’homme : « La NBA se prosterne (kowtowing) devant Pékin pour protéger ses intérêts et désavoue ceux qui ont le courage de soutenir les Hongkongais ! Honteux ! »
Les sénateurs Josh Hawley, républicain du Missouri, et Brian Schatz, démocrate de Hawaii ont également condamné ces excuses : « nous sommes meilleurs que cela, les droits de l’homme ne sont pas à vendre et la NBA ne devrait pas apporter son appui à la censure du parti communiste chinois« .
Mitch McConnell, Kentucky, leader de la majorité au Sénat a reproché à la NBA sa gestion de l’affaire “Le peuple de Hong Kong a risqué bien plus que des dollars pour défendre sa liberté d’expression, son autonomie et les droits de l’homme ». Les sénateurs Josh Hawle, et Bill Pascrell ont officiellement reproché à la NBA de privilégier ses intérêts financiers au détriment des valeurs démocratiques.
Sans minimiser l’impact économique du tweet, le président de la NBA, Adam Silve,r a cependant soutenu Daryl Morey : « je comprends la réaction du gouvernement et des milieux d’affaires chinois, mais nous continuerons cependant à soutenir la liberté de parole de nos employés quelles qu’en soient les conséquences ». Pour le sénateur Beto O’Rourke, du Texas, candidat aux primaires démocrates, “les seules excuses recevables de la NBA serait de s’excuser d’avoir fait passer ses intérêts avant les droits de l’homme »
*
La série South Park a été interdite en Chine après la diffusion, le 2 octobre, du deuxième épisode de la saison 23. Voyageant en Chine, le personnage de Randy Marsh y est arrêté pour détention de marijuana. Emprisonné, témoin de tortures et d’exécutions sommaires, il y subit un programme de rééducation par le travail. « No more Kissing China’s Ass » est, dans l’épisode suivant, la réponse du personnage High Towel aux demandes d’excuses chinoises.
Le 7 octobre, Trey Parker et Matt Stone, les créateurs de la série, publiaient de fausses excuses : « Comme la NBA, nous souhaitons la bienvenue dans nos cœurs et nos foyers aux censeurs chinois. Nous aussi préférons l’argent à la liberté et à la démocratie. Longue vie au grand parti communiste chinois, et nous vous souhaitons aussi une belle récolte de sorgho pour cet automne. Cela ira comme ça ?[6] »
Apple, revenant sur sa décision du 30 septembre, a provoqué la colère de la Chine en rouvrant le 4 octobre l’accès de la population de Hong Kong à son application HKmap.live, qui utilise divers emojis pour visualiser les protestations en cours : l’emoji chien représente la police, tandis qu’un signal jaune vif signifie danger[7].
Devant le refus chinois de supprimer la clause avalisée par la précédente municipalité, du principe d’une seule Chine, le conseil municipal de Prague nouvellement élu, a, le 7 octobre, mis fin au jumelage signé en 2016 avec la municipalité de Pékin[8]. Un mois après son entrée en fonctions, le nouveau maire, accueillant les représentants diplomatiques avait déjà refusé d’accéder à une demande des diplomates chinois d’expulser de la mairie le représentant de Taiwan.
Il est difficile de quantifier la part respective, au cours de cette semaine d’octobre, des excuses et des refus de s’excuser. Mais l’alternative occidentale face à la susceptibilité nationaliste chinoise y apparaît clairement établie : les sociétés ouvertes ont des ennemis, intérieurs autant qu’extérieurs, respectivement communisme et nazisme hier, islamisme et nationalisme expansionniste chinois aujourd’hui. Fort de son immense marché solvable, le nationalisme chinois constitue, avec l’islamisme, l’une des deux menaces actuelles pour la composante essentielle de nos sociétés ouvertes, son ADN, la liberté d’expression, l’alternative étant de s’incliner[9] ou, au contraire, de répondre, tels South Park, Apple et Prague, au risque de l’accès au juteux marché chinois : NUTS !
Sources
– “China suspends business ties with NBA’s Houston Rockets over Hong Kong tweet”, CNN, 7 octobre 2019.
– “NBA bowing under Chinese Pressure (apologize or stand up)”, Epoch Times, 7 octobre 2019.
– “The NBA’s poisoned China chalice”, Sinocism (blog), 7 octobre 2019.
– “China’s CCTV threatens to pull NBA broadcast ties as commissioner defends free speech”, CBS, 8 octobre 2019.
– “Chinese Authorities Arrest Houston Rockets Fan for Posting Pro-Hong Kong Message”, Epoch Times, 8 octobre 2019.
– “China TV Drops NBA Exhibition Games”, Epoch Times, 8 octobre 2019.
– “South Park’ creators offer mocking ‘apology’ to China over episode”, Reuters, 8 octobre 2019.
– “Prague cuts sister-city ties with Beijing amid ‘tangible anger’ over pro-China policies”, 8 octobre 2019.
– “NBA will survive China woes, insiders say”, Asia Times, 10 octobre 2019.
– “China’s N.B.A. Fans Feel the Tug of Loyalty Toward Beijing”, New York Times, 10 octobre 2019.
– 称莫雷欠中国人民一个道歉。人民日报 : (« Morey doit des excuses au peuple chinois », Le Quotidien du peuple), 10 octobre 2019.
– “China’s wild week of cultural skirmishes”, Asia Times, 11 octobre 2019.
– “Excited Chinese Fans Cheer NBA Game Despite Row Over Hong Kong Tweet”, Reuters, 11 octobre2019.
[1] Zheng Wang, Never Forget National Humiliation, Columbia University Press, 2012.
[2] Les Chinois passionnés de football ont le choix entre les championnats britanniques, français, italiens ou espagnols, mais ils ne disposent pas, pour le basket d’alternative à la NBA, les 20 équipes chinoises n’atteignent pas ce niveau de jeu et ne semblent pas prêtes à produire d’autres talents comparables à l’exception Yao Ming. La NBA est suivie par 42 millions de fans sur la plateforme Weibo, dont 8,5 millions pour les très populaires Golden State Warriors, contre à peine 1 million pour l’équipe chinoise la plus suivie.
[3] “Chinese Tech Giant Resumes NBA Broadcast Despite Hong Kong Row”, Epoch Times, 15 octobre 2019.
[4] https://www.capital.fr/entreprises-marches/le-luxe-penalise-par-la-chine-1323265 : les investisseurs redoutent que le luxe ne s’effondre comme en 2012 après les mesures anti-corruption drastiques prises par Pékin.
[5] Mercedes-Benz s’est excusé en 2018 pour un Instagram montrant une voiture illustrée d’une citation du Dalai Lama. (Reuters, février 2018) ; Gap pour des T-shirts orné de cartes de la Chine amputée de Taiwan, du Tibet, ou des îles de mer de Chine du Sud (Business Insider, 15 mai 2018) ; Marriott pour avoir, sur son site web, listé Hong Kong and Macao comme entités séparées de la Chine (The Guardian, 11 janvier 2018) ; Dolce et Gabbana – qui réalisent 35% de leurs ventes mondiales en Chine – en novembre 2018 (BFM TV 24 novembre 2018), Swarowski, Versace, Coach et Givenchy en août 2019 (AFP, 15 août 2019) pour des motifs similaires.
[6] https://www.hollywoodreporter.com/news/south-park-banned-chinese-internet-critical-episode-1245783
[7] https://www.theepochtimes.com/apple-comes-under-chinas-wrath-after-approving-hong-kong-app_3111384.html
[8] https://fr.rti.org.tw/archives/106232
[9] Censure consécutive à l’efficacité de l’attentat contre Charlie Hebdo ? Lâcheté ou intérêt ? Les deux ? Bien que le dos du coffret de la version française de la saison 14 de South Park distribuée par TF1 Vidéo indique en regrouper l’intégralité, elle a, en réalité été amputée des épisodes 200 et 201 relatifs au prophète Mahomet.