Nigéria : Boko Haram en contradiction avec l’islam ?
Alain RODIER
Les autorités nigérianes ont déclaré à plusieurs reprises que Boko Haram était sur le déclin et même que son chef, Abubakar Shekau, avait trouvé la mort – ce qui s’est ensuite révélé faux. Pourtant, les violences se sont considérablement accrues depuis plusieurs mois dans l’est du Nigeria, au sud-est du Niger ainsi qu’à l’ouest du Tchad. De nombreux militaires ont été tués dans les combats, notamment une cinquantaine lors d’un un raid contre les garnisons de Metele, Gajiran et Mainok dans l’État de Borno (nord-est du Nigéria, le 17 novembre dernier. Les soldats nigérians ont exprimé leur colère et refusent parfois de monter au combat car ils estiment être très mal équipés, peu entraînés et insuffisamment ravitaillés… quand ils sont payés ! Les Tchadiens après avoir été à la pointe du combat se tiennent maintenant dans une prudente réserve. Enfin, toutes les autorités politiques locales minimisent les évènements dramatiques qui se déroulent actuellement en Afrique de l’Ouest de manière à garder un minimum de crédibilité intérieure et extérieure.
L’État islamique en Afrique de l’Ouest : une dissidence de Boko Haram
C’est surtout l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP) qui serait à l’origine de ces dernières offensives. L’ISWAP est une faction dissidente de Boko Haram. Il est dirigé par Habib Yusuf – alias Abou Mosab Al-Barnaoui -, le fils aîné de Mohamed Yusuf, le fondateur de Boko Haram assassiné en détention par les autorités nigérianes en 2009.
Al-Barnaoui – ancien adjoint d’Abubakar Shekau, l’émir de Boko Haram – a encouragé ce dernier à prêter allégeance à Daech, ce qui sera fait le 7 mars 2015[1]. Cette soumission a été acceptée quelques jours plus tard par Abou Mohamed Al-Adani (tué le 30 août 2016), le responsable des opérations extérieures et accessoirement porte-parole de Daech, avec la création officielle de la « wilayat de l’Afrique de l’Ouest » (ISWAP).
Mais Al-Barnaoui a fait sécession en août 2016 en emportant avec lui cette affiliation. Il a été suivi par son frère Adam Badri Mohammed Yusuf et plusieurs chefs de clans comme Mamman Nour – responsable de l’attentat d’août 2011 contre le siège des Nations Unies à Abuja et conseiller « politique » de Barnaoui -, Aboubakar Menoké – son conseiller militaire -, Mallam Bako, etc. La récompense n’a pas trop tardé puisque le 2 août 2016, il a été officiellement intronisé par Daech comme wali(gouverneur) de l’ISWAP, un véritable désaveu infligé à Shekau très affaibli à l’époque. Fort logiquement, ce dernier n’a pas accepté sa destitution de fait. Le personnage est connu pour être très complexe et difficile à comprendre : il reconnait toujours Abou Bakr al-Baghdadi comme son « guide spirituel » mais refuse de suivre ses injonctions.
L’ISWAP a connu en 2018 d’importants problèmes internes. En août, Mamman Nour et plusieurs de ses fidèles auraient été exécutés – sur instruction de Daech – car ils incarnaient une tendance trop « modérée » du mouvement, acceptant de négocier la restitution des otages contre une remise de rançon. Depuis cette époque, il semble effectivement que le mouvement ne fasse plus de quartier.
En octobre, Ali Gaga, le numéro trois de l’ISWAP aurait été assassiné à son tour car soupçonné de vouloir se rendre aux autorités nigérianes. Depuis, il y aurait « du mou » dans le groupe terroriste. C’est peut-être cette crise interne qui a poussé le mouvement – dont la branche militaire serait désormais commandée par Aboubakar Menoké – à intensifier ses opérations offensives contre les forces gouvernementales. Rien de tel qu’un ennemi à combattre pour resserrer les rangs…
Selon les différents analystes, les effectifs totaux de l’ISWAP et de Boko Haram varient de 6 000 à 30 000, enmajorité issus de l’ethnie kanouri.
Les chiffres de 3 500 à 5 000 combattants pour l’ISWAP – mouvement principalement actif dans le bassin du lac Tchad – et d’un millier d’activistes pour la faction de Shekau[2] – surtout présente dans les forêts de Sambisa -, ajoutés à quelques 50 000 sympathisants apportant une aide logistique aux deux groupes, semblent assez crédibles. Malgré ces effectifs qui peuvent sembler relativement faibles, les raisons économico-religieuses défendues par les rebelles semblent beaucoup plus motivantes que celles de leurs adversaires, les forces régulières dont le moral serait extrêmement bas.
Pourquoi Daech a écarté Abubakar Shekau ?
Daech s’est peu à peu éloigné de Boko Haram – et surtout de son émir Abubakar Shekau – en raison de l’emploi sur son ordre de femmes et parfois de fillettes pour commettre des attentats-suicides. Les chercheurs du CTC ont démontré que, d’avril 2011 à juin 2017, Boko Haram a été le groupe terroriste qui avait le plus employé cette méthode de toute l’Histoire. Sur 434 cas répertoriés – dont 338 auteurs ont été identifiés -, au moins 244 étaient de sexe féminin. Selon le CTC, « Ils sont passés de zéro femme kamikaze à une majorité de femmes utilisées pour les attentats-suicide ». Ces chiffres sont d’ailleurs vraisemblablement sous-évalués, en effet étant donné leur état, un certain nombre de corps n’ont pu formellement classés… Il est tout de même utile de préciser que les mouvements des Tigres tamouls sri-lankais, le Hezbollah libanais et différentes formations révolutionnaires palestiniennes ont aussi fait appel aux femmes, certes à un degré moindre, par le passé.
Le premier intérêt du recours à des terroristes féminins est d’abord tactique, puisque les forces de sécurité se méfient moins des femmes et que les hommes membres des services de sécurité ne peuvent pas les fouiller, en application de la loi islamique. Le deuxième est psychologique car, en conséquence, les populations civiles ne se sentent plus en sécurité nulle part, en particulier sur les lieux d’affluence.
Les chercheurs du CTC ont aussi démontré que si les représentations gouvernementales restent les premières cibles des actions terroristes, elles sont désormais suivies par les civils présents dans les espaces publics, les marchés, les arrêts de bus et aujourd’hui, les camps de déplacés.
Enfin, le CTC souligne que « trois fois plus de victimes sont musulmanes que chrétiennes […] Cela souligne la différence entre la manière dont Boko Haram se présente ou est perçu, c’est-à-dire comme le champion de la protection de la communauté musulmane, le défenseur de ses intérêts – et les faits, qui montrent que les victimes, ou du moins les endroits ciblés, sont effectivement plus souvent musulmans que chrétiens ».
Sur le plan idéologique, l’emploi de femmes, et encore plus de fillettes, pour participer aux combats – et a fortiori à des attentats – est proscrit par l’islam en dehors de la légitime défense[3]. Tuer d’autres musulmans est aussi interdit à moins qu’ils ne soient des « apostats », c’est-à-dire des « traîtres » à la religion. C’est pour cette raison que les chiites, globalement considérés comme tels, sont systématiquement ciblés par les salafistes-djihadistes, mais aussi par les wahhabites et les Frères musulmans.
À l’origine, la direction de Daech était très stricte sur l’application des textes sacrés. Boko Haram – dont la religiosité est un syncrétisme mélange d’islam et de traditiosn animistes africaines – a tout de même été adoubé par souci d’étendre le djihad à l’Afrique. C’est là une différence avec Al-Qaida « canal historique » qui interdit toujours cette pratique et demande à ses fidèles d’éviter, autant que faire se peut, de tuer d’autres musulmans. Cependant, il semble que l’entêtement de Shekau à poursuivre dans cette voie a fini par lasser Abou Bakr al-Baghdadi.
Toutefois, il est à craindre que l’emploi de femmes kamikazes ne se généralise, du moins du côté de Daech – qui tente de continuer d’exister par des actions terroristes spectaculaires – et donc parait plus « laxiste » vis-à-vis des règles imposées par l’islam. Tout en restant extrêmement dangereux et sanguinaires, les activistes d’Al-Qaïda « canal historique » essaient pour leur part de respecter au maximum les règles de la charia, ce qui n’empêche en rien les « pertes collatérales ».
En résumé, Boko Haram et les mouvements du même type vont continuer à maintenir un état d’insécurité important sur le continent africain. Heureusement, malgré différentes tentatives, ils ne sont pas encore parvenus à conclure des alliances durables avec leurs homologues du Sahel et de Somalie.
[1] Ce groupe s’est revendiqué tour à tour, par le passé, des taliban puis d’Al-Qaïda « canal historique ».
[2] Chiffres du Combatting Terrorism Center(CTC) de West Point.
[3] Ce qui n’est pas le cas pour les fillettes qui se font exploser sur les marchés.