L’inextricable situation syrienne
Alain RODIER
Il est beaucoup question de l’offensive décisive que veut mener le régime syrien pour récupérer la province d’Idlib, située au nord-ouest du pays le long de la frontière turque, repaire des djihadistes plus ou moins liés à Al-Qaida « canal historique ». Toutefois, il ne semble pas que les récents développements militaires (bombardements syro-russes et offensives terrestres limitées au sud-ouest et à l’ouest de la province) soient le début de cette importante manœuvre. En effet, que ce soit du côté des forces gouvernementales et russes – les milices étrangères chiites emmenées par Téhéran semblant volontairement peu actives dans cette zone – ou du côté des rebelles, les effectifs engagés restent pour le moment relativement limités. Et à la mi-mai, un certain calme régnait sur la région.
A noter cependant que les forces gouvernementales sont placées sous le commandement du major-général Souheil al-Hassan – alias « le tigre » -, qui a la réputation d’avoir toujours gagné les batailles dans lesquelles il a été engagé. Il est personnellement soutenu par Moscou qui lui fournit une garde rapprochée composée de spetsnaz[1].
Avant même de penser reconquérir toute la province – ce qui ne pourra se faire sans un accord de la Turquie -, Damas souhaite surtout récupérer le contrôle des autoroutes M4 et M5 qui traversent la région d’Idlib. La première relie Alep à Lattaquié, la seconde Alep à Damas. Dans le cadre de projets de reconstruction du pays, ces axes sont jugés stratégiques pour la bonne circulation des biens et des personnes.
Mais toute action militaire dans cette zone se heurte à des difficultés majeures dont les différents responsables sont bien informés :
– une population estimée à trois millions d’âmes dont une partie risque de précipiter vers la Turquie pour échapper aux combats. Quoiqu’il arrive, il faudra bien gérer ces populations majoritairement hostiles au régime ;
– les intérêts divergents des acteurs internationaux concernés par la situation ;
– des groupes rebelles qui compteraient entre 30 000 et 60 000 combattants Chassés d’autres régions du pays par les forces gouvernementales, ils sont maintenant acculés dos à la frontière turque. Pour eux, il n’y a pas de solution échappatoire.
Des coalitions de mouvements rebelles qui se font et se défont
Les groupes rebelles présents sur zone sont très nombreux, expérimentés pour la plupart, et bien armés.
– Le Al-Jabhat al-Wataniya Lil-Tahrirplus connu sous le nom de Front national de libération (FNL) regroupe d’anciennes formations de l’Armée syrienne libre (ASL), des mouvements djihadistes dits « modérés[2] » et des milices turkmènes. Cette coalition est directement liée à la Turquie qui lui offre des bases arrières, un soutien logistique et sanitaire, et contribue à l’instruction de ses combattants. Initialement, Ankara espérait que cette coalition parviendrait à prendre le contrôle de la province d’Idlib. Mais c’est le Hayat Tahrir al Cham qui y est parvenu au début de l’année provoquant la fuite des leaders du FNL vers Al-Bab et Afrin.
– Le Hayat Tahrir al Cham(HTC ou Organisation de Libération du Levant) est l’ancien Front al-Nosra qui a officiellement rompu avec le commandement d’Al-Qaida sans que les observateurs avertis ne soient dupes de ce subterfuge destiné surtout à donner le change à l’opinion internationale, notamment aux Américains, le sigle Al-Qaida rappelant encore trop les attentats du 11 septembre 2001.
Après une période d’affrontements parfois sanglants entre les deux organisations ayant perduré jusqu’au début 2019, un calme relatif est revenu. La rumeur prétend qu’un vétéran d’Al-Qaida « canal historique » connu sous le patronyme de Abou Abd al-Karim al-Masri – dit « Karim » – a joué un rôle de conciliateur entre les deux parties. Résultat, le FNL contrôle des poches dans la province d’Idlib, mais ces dernières, essentiellement situées dans le sud et dans le centre, ne sont plus au contact avec la frontière turque tenue par le HTC.
– Sentant le vent tourner, de nombreuses formations se sont rapprochées d’une nouvelle coalition créée en mai 2019 : le Fatah Dismaq(FD), issue du HTC.
– Deux mouvements restent indépendants mais collaborent cette nouvelle organisation, le Jaysh al-Izzah(Parti de la gloire), qui contrôle la pointe sud de la province ; et le Parti islamique du Turkestan, au sud-ouest.
– La position du Nusrat al-Islam(Alliance de secours à l’islam) reste floue ; il regroupe le Tanzim al-Islam (Les gardiens de la religion, la branche officielle d’Al-Qaida en Syrie) et le Ansar al-Tawhid (Les défenseurs de l’unicité.)
Depuis avril, ces coalitions sont l’objet d’attaques et de bombardements des forces gouvernementales. Les forces aériennes ont surtout ciblé des positions du HTC mais, c’est le FNL qui a subi le choc principal de l’offensive terrestre conduite par la 42e brigade de l’armée syrienne et la 4edivision blindée, commandée par le jeune frère du président Bachar el-Assad, Maher. Ces forces ont progressé de quelques kilomètres à l’intérieur de la « zone démilitarisée[3] ». Ahmed Hussein al-Chara- alias Mohammad al-Joulani, le leader du HTC – a déclaré devant cette situation : « Cette intensification de l’offensive signifie la mort de tous les accords antérieurs et montre qu’on ne peut faire confiance qu’aux djihadistes et à la force militaire ».
Toutefois, les rebelles sont parvenus à une certaine « union sacrée » et ont mis sur pied en 2018 un état-major de crise baptisé « Soutien des croyants ». Ils ont contre-attaqué dans quatre provinces (Idlib, Alep, Lattaquié et Hama). Ces opérations, sont présentées comme la « réponse aux négociations d’Astana destinées à saboter la lutte qu’ils mènent contre le régime de Bachar el-Assad et ses alliés ». À noter que les différents communiqués ont été faits en arabe, en anglais et en turc !
Les influences extérieures qui conditionnent la conduite des opérations
Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, est intervenu via Moscou pour faire pression sur Damas pour que les attaques sur les rebelles alliés de la Turquie cessent. Il craint qu’une action de force ne pousse une partie de la population d’Idlib à entrer sur son territoire. Or le pays accueille déjà 3,8 millions de réfugiés. Ainsi, la Turquie se retrouve obligée de négocier avec les autres mouvements rebelles dont le HTC pour pouvoir renouer les liens logistiques avec ses propres affidés ! Sur le plan idéologique, cela ne pose pas de problème particulier au pouvoir turc dont le souci premier reste les séparatistes kurdes et non point les extrémistes religieux.
Les relations entre les Ankara et Moscou sont excellentes et ont été boostées par l’attitude agressive de Washington.
Le président Poutine a vu dans la Turquie le maillon faible de l’OTAN, organisation qu’il cherche à affaiblir de l’intérieur. Il a proposé à Ankara son système de défense anti-aérien S-400 ce qui a déclenché la fureur de Washington qui ne veut plus livrer les 100 F-35 aux Turcs ! Problème, la Turquie est partie prenante du projet car elle réalise des composants de l’appareil. Il est maintenant question d’un partenariat entre Moscou et Ankara pour construire en commun un système encore plus sophistiqué, le S-500.
Sur le plan civil et malgré les menaces américaines de sanctions économiques, les deux pays ont finalisé le projet de gazoduc Turkstream qui permettra à la Turquie d’exporter du gaz russe vers l’Europe en contournant l’Ukraine.
Accessoire sur le plan financier mais revêtant une grande importance psychologique, un peu plus de cinq millions de Russes se rendent annuellement en villégiature en Turquie. À ce rythme, les Turcs seront de plus en plus enclins à accueillir des Russes que des Occidentaux – Allemands exceptés en raison de l’immigration importante de Turcs dans ce pays.
Il faut également rappeler que les sociétés turques ont toujours été très actives en Russie, à l’exception d’une courte période d’un an qui a suivi l’incident du bombardier russes Su-24 abattu par la chasse turque, le 24 novembre 2015.
Pour sa part, Téhéran évite d’engager les milices chiites étrangères encadrées par la force Al-Qods des pasdaran directement dans la zone d’Idlib. Ce n’est pas que l’Iran ait décidé de réduire son aide au régime alaouite, mais il tient – comme la Russie – à développer ses relations avec son puissant voisin turc en évitant autant que faire se peut de l’irriter. En effet, les sanctions économiques décrétées par Washington à l’égard de Téhéran – et suivies bon gré mal gré par les pays européens qui n’ont guère d’autre choix car soumis au chantage de le première puissance économique mondiale – obligent les mollahs à trouver d’autres partenaires commerciaux, dont Ankara. Les exportations iraniennes vers la Turquie ont atteint 560 millions de dollars en 2018, ce qui reste très faible ; mais elles devraient connaître un fort accroissement dans les années à venir, le président Erdoğan ne semblant pas s’inquiéter outre mesure des menaces américaines.
Il est vrai que pour les États-Unis, la Turquie reste stratégiquement incontournable du fait de sa position géographique privilégiée entre l’Orient et l’Occident. La base aérienne d’Incirlik implantée à côté du port d’Adana est difficilement remplaçable sans parler des stations d’écoutes, notamment celle de Diyarbakir …
L’épineux problème kurde
Depuis l’annonce en décembre 2018 du retrait américain de l’est de l’Euphrate, région contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) – dont l’ossature est fournie par les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), le bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD) -, le risque d’une offensive turque s’est intensifié. Le président Erdoğan réclame depuis longtemps la création d’une zone tampon d’au moins une trentaine de kilomètres de profondeur le long de la frontière syrienne. Cela a pour but d’isoler les Kurdes vivant en Turquie de ceux résidant en Syrie afin de réduire les capacités « terroristes » du mouvement séparatiste PKK, étroitement lié au PYD. UN tel « cordon de sécurité » a déjà été mis en place entre Jarabulus, sur l’Euphrate, à l’est, et le nord de la province d’Idlib, à l’ouest, région contrôlée depuis 2016 par des milices turkmènes encadrées par l’armée et les services secrets turcs.
Lâchés par leur protecteur américain, les Kurdes n’ont d’autre choix que de se placer sous la protection du régime syrien qui trouve ainsi le prétexte pour étendre progressivement son influence vers le nord. Déjà les Kurdes qui tenaient Manbij – leur seule position à l’ouest de l’Euphrate – ont appelé Damas à la rescousse. Cette zone est particulièrement sensible puisqu’on y trouve des Kurdes des FDS – qui théoriquement se replient depuis un an mais qui ne sont pas encore totalement partis -, des milices arabes locales anti-gouvernementales, des unités régulières turques et américaines qui effectuent des patrouilles conjointes et, un peu plus au sud, les forces gouvernementales syriennes. Un incident peut éclater à tout moment.
Pour le moment, le nord-est de la Syrie est toujours sous la protection des États-Unis dont le retrait des troupes semble être moins important et moins rapide qu’annoncé par le président Donald Trump. En effet, 500 à 1 000 militaires américains pourraient rester sur zone sur les 3 000 « déclarés » actuellement.
Dans cet imbroglio infernal, Moscou dialogue avec les Turcs, les Syriens et les miliciens kurdes du PYD dont les intérêts sont diamétralement opposés. Aucune « bonne » solution ne semble être en vue. Damas refuse que la Turquie « occupe » une partie de son territoire (ce qui est déjà le cas) et Ankara ne veut pas de la présence des YPG à sa frontière. Tel Ponce Pilate, le président Donald Trump se lave les mains de ce qui pourrait survenir après le départ du dernier militaire américain de la zone. Son objectif principal dans la perspective de la future élection présidentielle est d’être l’homme qui a fait rentrer les boysà la maison ! Il sait qu’avec un taux de chômage au plus bas, une croissance importante, ce troisième argument lui assurera l’élection pour deuxième mandat sans grands problèmes d’autant que les Démocrates se déchirent déjà entre eux.
Le jeu d’Israël
Depuis 2011, la situation en Syrie a considérablement évoluée. Sous le prétexte (réel) de soutenir un régime allié, Téhéran n’a cessé d’accroître son influence dans le pays en y dépêchant des éléments de la force Al-Qods des pasdaran et des milices chiites étrangères « conseillées par les pasdaran » sont venues appuyées les forces armées syriennes. On y trouve des libanais du Hezbollah, des Afghans, des Pakistanais et même des Irakiens qui pourtant ont beaucoup à faire chez eux pour participer à la sécurisation de leur propre pays.
Bien que cette présence iranienne ne soit pas directement dirigée contre eux, les Israéliens ont pratiqué des centaines de frappes dans toute la profondeur du territoire syrien pour entraver le déploiement des personnels et matériels venus d’Iran. Sont particulièrement visés les convois d’armes destinés au Hezbollah libanais[4].
Même si la guerre contre les rebelles est loin d’être terminée en Syrie, ces derniers étant globalement sur la défensive, il est en train de se créer un « axe de la résistance » qui désigne de nouveau l’État hébreu comme l’« ennemi. » Cet « axe » est emmené par Téhéran suivi par l’Irak, la Syrie et par le Hezbollah libanais.
Moscou qui veut garder langue avec tout le monde se trouve acculé à négocier différents arrangements. Si le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem s’est passé dans une indifférence générale, la reconnaissance par Washington, début 2019, de l’annexion par Israël du Golan semble plus problématique. En 2018, Moscou avait obtenu de Téhéran d’éloigner le Hezbollah et les pasdaran à plus de 80 kilomètres des lignes de démarcation du Golan. Ce que vient de faire Washington relève plus d’un coup machiavélique destinés à brouiller les relations entre Téhéran et Moscou que de la volonté de plaire à Israël. En effet, en ce qui concerne le Golan, Israël n’avait rien demandé dans la mesure où, pour l’État hébreu, l’affaire est entendue depuis 1967 ! L’« Axe de la résistance » ne s’y est pas trompé en dénonçant les « bonne relations entretenues entre la Russie et Israël… »
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La reconstruction de la Syrie est vitale pour l’avenir. Le bilan de la guerre civile est extrêmement lourd : environ 370 000 victimes réparties dans les deux camps, treize millions de civils déplacés dont plus de six à l’étranger, trois millions d’invalides…
Si les populations, particulièrement sunnites, ne peuvent progressivement recommencer à vivre avec un minimum de décence, l’insurrection et le terrorisme reprendront d’eux-mêmes. Il ne faut pas oublier que Daech est entré dans la clandestinité au milieu de populations qui, globalement, ne lui sont pas hostiles. De plus, 9 000 combattants et 63 000 membres de leurs familles sont actuellement incarcérés dans des camps dans le nord-est syrien, notamment à Al-Hawl, Qamishli, Maikiyah, Hasakeh, Chaadai et Raqqa[5]. Ce sont de véritables incubateurs à terroristes comme l’ont été les prisons irakiennes après l’invasion américaine de 2003. Ne menant pour l’instant que des opérations de harcèlement, Daech n’attend que l’occasion favorable pour déclencher des actions spectaculaires qui lui permettront de se rappeler aux bons souvenirs de ses ennemis.
La reconstruction ne peut débuter que si un minimum de sécurité est établi. Cela n’est pas le cas dans la province d’Idlib, à l’est de l’Euphrate, ni sur l’ensemble du territoire tant que les Israéliens frapperont là où ils le voudront. C’est à se demander si certains pays n’ont pas intérêt à que cette situation d’instabilité perdure[6]au risque d’en subir un jour eux-mêmes les conséquences (terrorisme).
Ensuite, il convient d’obtenir des investissements à la hauteur de la tâche. Moscou compte sur les Émirats arabes unis qui viennent de rétablir leur représentation diplomatique à Damas, mais aussi, à terme, sur l’Arabie saoudite. L’objectif de ces pays est simple : contrer l’influence de l’ennemi iranien et du concurrent turc. Mais il faudra beaucoup de sens diplomatique au président Poutine pour parvenir à un résultat qui satisfera tout le monde.
Quant au projet politique proposé par l’ONU avec l’appui de Moscou de former un « comité constitutionnel » de 150 membres, dont 50 choisis par le pouvoir en place à Damas, 50 par l’opposition et 50 par l’ONU, cela semble pour l’instant difficile à réaliser.
[1]Forces spéciales du GRU, le service de renseignement militaire russe.
[2]En réalité, souvent soutenus par les Frères musulmans, soit plus discrètement par Al-Qaida.
[3]Définie lors du processus d’Astana/Sotchi signé entre les Russes et les Turcs, elle est contrôlée par douze postes d’observation turcs et dix russes. Toutefois par souci de sécurité, ces postes peuvent être fermés temporairement quand cela est jugé nécessaire.
[4]Surtout les missiles sol-sol, les roquettes, les drones, les moyens électroniques, etc. qui pourraient servir contre Israël dans une nouvelle guerre déclenchée depuis le Sud-Liban. Les Israéliens sont inquiets des performances décevantes de leur système d’interception Iron Domequi a montré ses limites contre des tirs groupés de roquettes artisanales lancées par le Hamas en avril 2019.
[5]En février 2019, Al-Baghdadi aurait intimé l’ordre aux femmes accompagnées de leurs jeunes enfants de se rendre aux FDS, pas par mesure humanitaire mais pour engorger les capacités d’accueil des FDS et surtout, pour recréer des réseaux au sein des centres de détention.
[6]Comme d’habitude, l’attitude de l’Union européenne est ambiguë. Étant données ses positions antérieures, son rôle dans la région restera marginal. En conséquence les responsables politiques privilégient une attitude moralisatrice hautaine pour faire oublier leur impuissance chronique.