Libye : les trafics nourissent le terrorisme
Alain RODIER
Les mouvements qui utilisent le terrorisme comme moyen d'action sont, comme les autres formations rebelles, obligés de financer leur lutte car l'argent reste le nerf de la guerre. Pour cela, ils se livrent à différentes activités criminelles relevant du droit commun. Non seulement il leur faut acquérir des armements et des munitions, mais is doivent aussi simplement faire vivre au jour le jour les activistes et les populations qui sont sous leur contrôle.
Les activités les plus rémunératrices sont les trafics de drogues, d'êtres humains, de pétrole, de matières précieuses, d'espèces protégées, de contrefaçons, etc. En ce qui concerne les trafics d'armes et de biens de première nécessité, les mouvements rebelles sont plutôt des acheteurs que des vendeurs. Cela dit, ils se livrent alors au racket et taxent les marchandises circulant dans leurs zones d'implantation. Ce phénomène est loin d'être nouveau : il est entré dans les moeurs depuis longtemps en Amérique Latine (FARC et ELN en Colombie, Sentier lumineux au Pérou, etc.) ou en Afghanistan. Du temps de sa splendeur dans les années 1990, le général Abdul Rachid Dostom – célèbre chef de guerre ouzbek afghan – affirmait aux journalistes qui l'interrogeaient : « comme il n'y a pas de prélèvements d'impôts dans la région que je gouverne, il faut bien que je finance la vie quotidienne de mes administrés ! »
En ce qui concerne le trafic de drogues, il est endémique en Afghanistan, les forces loyalistes se partageant les bénéfices avec les taliban. Le Sahel pour sa part sert de zone de transit vers l'Europe pour la cocaïne provenant d'Amérique latine via les côtes occidentales du continent africain, et pour l'héroïne issue de la zone afghano-pakistanaise (AFPAK) et du Triangle d'or en Extrême-Orient, arrivant par ses côtes orientales.
Si les mouvements rebelles s'opposent bien logiquement par la violence aux différentes instances étatiques, ils parviennent à s'entendre quand il s'agit de trafics crapuleux. Les exemples sont nombreux. En Syrie, Daech a exporté du pétrole vers Damas et nul ne sait si ce commerce, qui permet à la capitale de vivre confortablement, ne se poursuit pas. Le même mouvement commercialise du pétrole à la Turquie en utilisant des réseaux de contrebande souvent aux mains de responsables du crime organisé turco-kurde. Quand il y a un vendeur, il a y automatiquement des acheteurs et des intermédiaires. Le problème est de les identifier.
Le problème de la Libye
La Libye est actuellement en plein chaos avec deux parlements, deux gouvernements, et 750 groupes armés qui contrôlent chacun des morceaux de territoire. Les salafistes-djihadistes d'Al-Qaida et de Daech sont implantés solidement. Cela n'est possible que grâce au trafic d'hydrocarbures et d'êtres humains qui font la richesse des différentes milices.
Récemment, un incident est venu illustrer le problème des trafics. Le 10 mai 2015, le cargo turc Danube 1 a été bombardé par les forces du gouvernement légal alors qu'il croisait au large de Tobrouk, en direction de Derna. Au moins un officier de marine a été tué. Selon les autorités turques, la cargaison était composée d'éléments de construction. Il faut savoir que toutes les compagnies turques se sont vues retirer leur autorisation de travailler en Libye par le gouvernement (légal) de Tobrouk car Ankara soutient les autorités (non reconnues officiellement) établies à Tripoli !
En ce qui concerne le pétrole, les Nations unies soulignent, dans un rapport paru le 28 février, que 12 millions de dollars mensuels proviennent de sa contrebande. A l'origine se trouvent, à la fois les milices de l'Aube libyenne (Fajr al-Libya) – qui soutiennent le gouvernement autoproclamé soutenu par les Frères musulmans installé à Tripoli – et les forces qui épaulent le pouvoir reconnu internationalement, lequel a trouvé refuge entre Al-Beïda et Tobrouk. De nombreux groupes tribaux ou/et religieux se livrent également à ce trafic juteux à des fins personnelles. Les profits sont importants. Le baril coûte environ 0,42 $ à la production sur le sol libyen. Il est revendu 0,91 $ en Egypte, 2,88 $ en Tunisie, 3,07 $ au Tchad, 3,29 $ au Niger et 4,73 $ à Malte. Les flux de contrebande partent par voie routière vers le Maghreb, l'Afrique noire (via les tribus touaregs) et l'Egypte et par voie maritime vers Malte. Les principaux points d'embarquement sont, pour le gouvernement de Tripoli, le port de Zawiyah ; pour les salafistes, ceux de Benghazi et de Zuetena ; et pour le gouvernement légal, celui de Mansa al Hariza. Non seulement des tankers sont employés, mais aussi des bateaux de pêche transformés en de véritables jerricans flottants avec tous les risques écologiques que cela représente en cas d'accident. Ce trafic se développerait avec l'aide de courtiers basés en Egypte, à Rabat et en Europe. La distribution serait le fait de compagnies italiennes, chypriotes, grecques et chinoises. Comme pour le pétrole fourni par les salafistes-jihadistes de Syrie et d'Irak, on se heurte à la pénétration de l'économie légale par les organisations criminelles transnationales (OCT) qui cherchent à faire de juteux bénéfices en utilisant des moyens illégaux. La contrebande est l'un des principaux. Pour la National Oil Corporation (NOC), l'organisme officiel libyen chargé le l'exploitation des hydrocarbures du pays, « il n'y a aucune preuve de l'existence de tels trafics ». Dont acte…
Le trafic d'être humains qui passe notamment par la Libye émeut à juste titre les opinions publiques. Dans ce pays, 23 centres de regroupements auraient été identifiés par les services de renseignement occidentaux. Sept seraient sous le contrôle de l'Aube libyenne – ces activités étant couvertes par le Président du Conseil général du peuple Nouri Bousahmein -, le reste par des groupes armés, dont Daech, qui aurait créé un camp à Haniyeh. Même le gouvernement légal n'est pas exempt de tout reproche. Il est vraisemblable que, dans son cas, il s'agit plus d'une impuissance à gérer une situation qu'il ne maîtrise pas que d'une volonté délibérée de se livrer au trafics d'êtres humains en vue d'en retirer de substantifiques bénéfices financiers. D'ailleurs, le point principal d'embarquement par où passeraient quelques 70% des migrants se situerait à Zouara, à l'ouest de Tripoli, zone contrôlée par les milices de l'Aube libyenne.
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Jusqu'à présent, les autorités sont restées très discrètes concernant l'implication des OCT européennes qui sont situées en « bout de chaîne » de ces trafics. Un réseau liant des imams – dont ceux d'Olbia en Sardaigne et de Brescia en Lombardie -, au crime organisé a été mis à jour en avril 2015. Il gérait l'arrivée de migrants afghans et pakistanais vers l'Italie puis vers l'Europe du Nord. En Italie, des entrepreneurs complices fournissaient de faux contrats de travail ou de faux certificats permettant aux clandestins de régulariser leur situation. Ce point est fondamental car il démontre l'implication de l'économie illégale et de la difficulté à combattre la menace. Ce n'est certainement que la partie émergée de l'iceberg, les OCT européennes (mafias italiennes, albanaises, turco-kurdes, groupes criminels des ex-pays de l'est, irlandais, etc) étant très puissantes et entretenant de bons rapports avec leurs homologues étrangères, particulièrement avec les mafias nigérianes[1] omniprésentes sur le continent africain.
Le Conseil de sécurité des Nations unies tente d'endiguer cette contrebande en pénalisant toute personne ou entité qui s'y est livrée. L'envoyé spécial de l'ONU, Berardino Leon, propose l'établissement d'un blocus naval qui serait à la charge de l'Union européenne. Mais pour le moment, cela semble être hors de question. Plus globalement, il convient de remarquer que les groupes terroristes sont dépendants du crime organisé. Ils en ont besoin sur le plan logistique et opérationnel. Il faut donc être persuadé que lutter contre les organisations criminelles transnationales (OCT) est une priorité qui aura comme conséquence un affaiblissement du phénomène terroriste.
- [1] Elles sont souvent mêlées au monde politique nigérian. Ainsi, Burujih Kashamu, le sénateur d'Oguni et proche de l'ex-président Goodluck Jonathan, est accusé par les Etats-Unis d'être un baron de la drogue et un spécialiste du blanchiment d'argent.