Les mafias italiennes en 2019
Fabrice RIZZOLI
Docteur en sciences politiques, président de Crim’HALT[1], chargé de recherche au CF2R et auteur de La mafia de A à Z (éditions Tim Buctu, Nice, 2015).
En Italie, quatre organisations mafieuses défient l’État : La Cosa Nostra sicilienne, la ‘Ndrangheta calabraise, la Camorra napolitaine et la Sacra Corona Unita née dans les Pouilles. Une cinquième organisation criminelle, la Stidda, est en concurrence avec des familles du sud de la Sicile, mais la pax mafiosascellée dans les années 90 semble tenir. L’analyse des sources, très nombreuses en Italie, révèle que la force des organisations mafieuses de ce pays repose sur la gestion de pouvoirs qui permettent d’exercer une “seigneurie territoriale”[2]. La mafia est donc un sujet politique qui exerce une souveraineté par l’usage d’une violence systémique. Elle accumule les capitaux illégaux afin de les employer dans l’économie légale à la manière de l’entreprise. Elle bénéficie d’un relatif consensus social auprès des populations et exerce un pouvoir politique qui la rend indispensable pour une frange des gouvernants[3]. L’exercice de ces pouvoirs lui permet de sans cesse renouveler un corps social – la « bourgeoisie mafieuse » – composé de mafieux et de complices de toutes catégories, y compris appartenant aux élites. Depuis 1991, le Conseil des ministres italien a dissous pour infiltration mafieuse 249 conseils municipaux, un conseil provincial (département) et 5 agences hospitalières, la preuve en chiffres de la capacité des mafias à conditionner le pouvoir politico-administratif. L’existence de cette « bourgeoisie mafieuse » est l’unique moyen d’expliquer la pérennité du phénomène mafieux en 2019 alors que l’Etat italien a fait de très importants progrès en matière de lutte antimafia.
Les mafias italiennes en 2019
À travers les rapports semestriels[4] que publie, depuis 1993, la Direzione Investigativa Antimafia(DIA : Direction des enquêtes contre les mafias), on constate un recul des activités violentes au profit d’activités économiques pour les quatre mafias italiennes. En 2013, les études d’EURISPES, centre de recherche italien en sciences sociales, affirmaient que les mafias avaient un chiffre d’affaire annuel de 130 milliards d’euros[5], soit 7,2% de la richesse produite en Italie. Le narcotrafic est de loin la principale source de production illégale de capital (40% du total). Les écomafias, ces activités criminelles qui altèrent l’environnement – la plus connue étant le trafic de déchets[6]–, rapportent quant à elles 18 milliards d’euros ; l’agromafia, nouvel objet d’étude d’EURISPES, rapporterait 16 milliards d’euros ; le trafic d’armes, 5,8 milliards. L’extorsion et l’usure engendrent un chiffre d’affaires de 15 milliards pour les racketteurs. Environ, 180 000 commerçants en sont victimes dans toute l’Italie, y compris dans le Nord. Grâce à l’usure, les mafias sont les banques des entreprises en difficulté qui n’arrivent pas à obtenir des crédits. Cela leur permet de prendre possession d’entreprises pour blanchir leurs capitaux ou d’obtenir des marchés de sous-traitance. Un des derniers exemples en date est la découverte de la présence de la mafia calabraise à l’aéroport de Milan Malpensa. Les clans calabrais du nord de Milan avait mis la main sur la gestion d’activités commerciale et gérait des parkings !
La ‘Ndrangheta calabraise Number one
Deux ans après l’assassinat du vice-président de la région en 2005[7], la Commission parlementaire antimafia consacre, pour la première fois, un rapport à la mafia calabraise[8]. Depuis 2007, la ‘Ndrangheta est officiellement la plus puissante des quatre mafias italiennes : 7 500 hommes et 53 milliards d’euros de chiffre d’affaires, selon plusieurs sources. De plus, c’est une force transnationale. La moitié de ses hommes sont actifs hors de la Calabre. Les clans calabrais se fondent sur les liens du sang, qui résistent mieux au phénomène des « collaborateurs de justice » que les journalistes nomment les « repentis ». Jamais centralisée, l’organisation s’est tout de même dotée, il y a 20 ans, de trois « provinces », des organes de concertation ayant permis de limiter les meurtres en faisant diminuer les affrontements internes, de se partager les affaires et de mieux résister aux forces de l’ordre.
La force de la mafia calabraise réside aussi dans la corruption. Elle possède le taux le plus élevé de conseils municipaux dissous pour infiltration mafieuse si on le rapporte au nombre d’habitants. On constate qu’il y a eu un décret de dissolution pour les 3,8 communes en Calabre contre 5,2 communes en Sicile et en Campanie et 17,2 communes dans les Pouilles. Via cette corruption politique, lamafia calabraise jette son dévolu sur l’économie légale par le biais d’appels d’offre truqués : autoroute Naples-Reggio (depuis des décennies), expo universelle 2015 à Milan, ouvrages du TGV Lyon-Turin, etc.. La mafia calabraise est donc un paradigme de mondialisation économico-criminelle comme en témoigne sa mainmise sur l’un des plus grands ports de conteneurs de la Méditerranée à Gioia Tauro, en Calabre. Non seulement, la mafia calabraise rackette chaque conteneur qui entre dans le port, mais elle possède ainsi une porte d’entrée unique pour la drogue provenant des pays producteurs. Elle est, depuis les années quatre-vingt-dix, l’un des principaux importateurs de cocaïne en Europe[9].
L’organisation est fortement implantée en Amérique du Sud et en Australie. Au niveau européen, la ‘Ndrangheta est présente dans les pays de l’Est, ainsi qu’en Allemagne, en Belgique, en Espagne et au Portugal. Le 15 août 2007, la mafia calabraise affirme sa puissance internationale en faisant assassiner six rivaux à Duisbourg en Allemagne[10]. En France, depuis 10 ans les enquêtes des policiers démontrent sans cesse l’alliance entre les mafieux italiens et le crime organisé français. L’opération Joint-ventureen 2016 fut particulièrement intéressante puisque pour la première fois, les policiers des deux pays ont travaillé ensemble pendant toute l’enquête permettant de remonter la filière jusqu’aux Antilles françaises.
Enfin, ces dernières années les tribunaux italiens ont apporté les preuves judiciaires que la mafia calabraise s’était implantée dans le nord de l’Italie. La cour de cassation a validé la condamnation pour association mafieuse de nombreux mafieux dans les régions du Piémont, de la Ligure et même d’Emilie-Romagne !
Avec sa puissance financière et sa dimension transnationale, la mafia calabraise a acquis une sorte de suprématie par rapport aux autres organisations mafieuses italiennes.
Cosa Nostra affaiblie mais pas morte
Au cours de Guerre froide, la Cosa Nostra sicilienne fut l’alliée des forces de l’Ouest contre la menace communiste. Sa fonction d’endiguement, par l’application d’une violence programmée contre les forces de gauche – de 1946 à 1948, la mafia assassine une trentaine de militants de gauche siciliens, en particulier des syndicalistes – et le « conditionnement » des électeurs au profit de la Démocratie chrétienne lui confèrent une très forte impunité[11].
Le changement de contexte géopolitique a infligé des coups presque mortels à Cosa Nostra, l’obligeant à mettre fin à certaines de ses pratiques : aucun représentant politique n’a été assassiné depuis 1993 et on recense moins de dix assassinats par an au sein de l’organisation[12] ! Enfin, la moitié des mafieux sont en prison.
La cellule de base est toujours la « famille », créée par cooptation, mais le recrutement est beaucoup plus sélectif afin d’endiguer le phénomène des « collaborateurs de justice ». Les liens de sang priment sur les autres, ce qui entraîne la participation des sœurs et des filles de mafieux à l’exercice du pouvoir. En 30 ans, on est passé de 7 000 « hommes d’honneur » à 5 000. Trois familles ou plus contrôlant un territoire contigu forment toujours un canton mafieux, mais avec la répression, les commissions provinciales n’arrivent plus à se réunir, en particulier à Palerme où l’action de la magistrature ne souffre d’aucune pause depuis 30 ans.
La capacité de Cosa Nostra à corrompre les pouvoirs publics reste néanmoins considérable, comme en témoigne les 75 conseils municipaux siciliens dissous pour infiltration mafieuse. Tant qu’une partie importante de la classe dominante de l’île sera complice de Cosa Nostra, l’État ne pourra pleinement exercer une souveraineté sur cette région de l’Italie[13].
C’est très probablement au sein de cette “bourgeoisie mafieuse” que Matteo Messina Denaro, dernier chef des Corléonnais, en cavale depuis 1993, se cache. Les magistrats ont d’ailleurs mis en place, depuis 3 ans, un système de réduction du cercle des complicités dans la région de Trapani, comme ils l’avaient fait pour Bernard Provenzano[14].
Les enquêtes qui visent à assécher les complicités autour de celui qui nargue l’Etat italien depuis 27 ans commencent à porter leurs fruits avec l’arrestation de mafieux, de parents du mafieux, de politiciens, d’entrepreneurs et de membres des professions libérales qui assistaient la cavale du dernier des Corléonnais. Un tel effort pourrait conduire à l’arrestation de Matteo Messina Denaro dans un délai proche. En France, on se demandera encore comment Bernardo Provenzano, chef des chefs de Cosa Nostra en cavale, a pu se faire opérer de la prostate dans l’arrière-pays marseillais en 2003… sinon en bénéficiant d’un réseau diasporique qui sait ce que loi du silence veut dire.
En matière de stupéfiants, la mafia sicilienne s’est spécialisée dans l’importation de haschich et de marijuana, ainsi que dans les investissements financiers dans le trafic international de drogue. Moins autonome parce que moins puissante que sa rivale calabraise, elle doit se fournir en cocaïne auprès d’elle. Mille kilomètres de côtes, cinq millions d’habitants et autant de membres de la diaspora dans le monde, font de la Sicile une place géostratégique en Méditerranée, au carrefour entre l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient. Ces côtes en font un lieu de débarquement privilégié pour les trafiquants de migrants. Cosa nostra continue de “bouder” ce trafic même si certaines sources (des écoutes téléphoniques) montrent que les trafiquants doivent payer une dîme aux clans siciliens pour avoir le droit de faire débarquer des migrants. Les mafieux de Cosa nostra préfèrent investir dans les coopératives qui gèrent l’accueil des migrants avec de l’argent public. Ces dernières années, le trafic de migrants a défrayé la chronique mais il est rare qu’un tribunal arrive à condamner une tête de réseau tant l’administration de la preuve est difficile pour ce délit. Toutefois en 2017, pour la première fois, la magistrature italienne a pu poursuivre un boss du trafic de migrants : Medhane Yehdego Mered, un érythréen arrêté en 2016 au Soudan par les policiers italiens sur renseignements de la National Crime Agencybritannique. Présenté comme étant le plus grand trafiquant de migrants, le tribunal de Palerme a statué au mois de juillet 2019 en première instance … pour erreur sur l’identité de la personne. Mais c’est sur l’implantation de mafias étrangères que la magistrature palermitaine marque des points. Elle condamne désormais des ressortissants nigérians pour “association mafieuse”, même si ces derniers sont toujours sous la tutelle des familles mafieuses siciliennes.
La Camorra : hormis la série Gomora, peu de nouveautés
En 2018, la Camorra – qui opère à Naples et en Campanie – possède une structure hétérogène et une organisation peu centralisée. En revanche, dans ses zones d’opération, les liens entre les milieux politiques et mafieux sont omniprésents. Ainsi, la Campanie a longtemps possédé en Italie le taux record, en valeur absolu, de conseils municipaux dissous pour infiltration mafieuse – une centaine depuis 1991. La Camorra jouit par ailleurs de nombreux contacts nationaux et internationaux. Sur une population de six millions d’habitants, on décompte une centaine de clans et plus de 7 000 camorristes. Or, dans une région où la densité de la population est très forte, l’existence de nombreux groupes sur un même territoire est source de conflit. La nécessité pour chaque clan de réaffirmer sans cesse son autorité afin d’éviter toute intrusion sur le territoire qu’il contrôle, explique le nombre considérable d’actes violents commis par les membres de ces clans. Sous peine de disparaître, ils se livrent à toutes les activités illégales dans leur secteur : racket, agromafia, écomafia, contrefaçon, paris clandestins, économie du spectacle, vente ambulante, etc.
Sur le plan international, les ramifications de la Camorra sont nombreuses à des fins de trafic de stupéfiants et de blanchiment : en France, en péninsule Ibérique, au Benelux, en Allemagne, en Écosse, en Roumanie, dans les Balkans et en Amérique du Sud. En 2014, l’arrestation d’un chef de la Camorra à Nice démontre la présence de la mafia napolitaine en France.
Sacra Corona Unita
Cette dernière organisation criminelle, implantée dans les Pouilles (sud de l’Italie) compte seulement 30 clans, à peine 2 500 membres, mais se livre encore aujourd’hui de nombreux meurtres dans le cadre de la lutte pour le contrôle de territoires. En 2017, des sicaires assassinent un mafieux et son conducteur dans la campagne de Foggia. Faire rare, les tueurs exécutent deux agriculteurs pour avoir été les témoins de ce règlement de compte. Ce quadruple homicide a conduit l’Etat à réagir en envoyant des renforts.
Ces nombreux règlements de comptes sont parfois interprétés par les experts comme de la faiblesse, mais il ne faut pas sous-estimer le caractère interdépendant de cette mafia. Tout d’abord, elle est née dans les années quatre-vingt de l’influence des mafieux napolitains et calabrais en prison dans le Pouilles ; preuve qu’une nouvelle mafia peut naître à tout moment. Pis, d’un statut local, elle est devenue transnationale et puissante en se tournant vers les Balkans, en pleine implosion dans les années quatre-vingt-dix. En effet, c’est à ce moment-là que les mafieux ont divisé les côtes des Pouilles en deux : au sud, l’arrivée des migrants clandestins ; au nord, le tabac et la drogue. Accumulant le capital et le réseau, les mafieux, même en prison, continuent à faire de cette organisation un laboratoire de la mondialisation. L’évolution géopolitique représente toujours une opportunité d’enrichissement pour cette mafia.
[1]Cf. Crimhalt.org, site internet coordonné par Fabrice Rizzoli
[2]Cf. Fabrice Rizzoli, « Pouvoirs et mafias italiennes ; contrôle du territoire contre état de droit », Pouvoirs, no 132, janvier 2010, p. 41-55.
[3]Cf. Fabrice Rizzoli : « Italie : l’emprise de la mafia sur le monde politique, » Grande Europe, no 27, La Documentation française, décembre 2010.
[4]Les rapports publiés à partir de 1998 sont disponibles sur Internet : www1.interno.gov.it/dip_ps/dia/page/relazioni_semestrali.html
[5]Recoupement de plusieurs sources, hors revenus issus du blanchiment
[6]Cf. le documentaire “Les déchets, le poison de la mafia”, réalisé avec le concours de Fabrice Rizzoli, rediffusé sur Artele mardi 28 août 2019.
[7] https://cf2r.org/actualite/l-assassinat-du-vice-president-de-la-region-calabraise-un-meurtre-politico-mafieux/
[8] www.camera.it/_dati/leg15/lavori/documentiparlamentari/indiceetesti/023/005/INTERO.pdf
[9] https://cf2r.org/actualite/demantelement-dun-vaste-trafic-de-drogue-entre-le-continent-americain-et-leurope/
[10]https://cf2r.org/actualite/de-san-luca-a-duisburg-la-faida-et-la-ndrangheta/
[11]Fabrice Rizzoli, Les mafias italiennes et la fin du monde bipolaire (relations politico-mafieuses et activités criminelles à l’épreuve des relations internationales), thèse de doctorat de science politique, université Paris-I, Panthéon-Sorbonne, 2009, 452 p.
[12]https://cf2r.org/actualite/cosa-nostra-s-engage-t-elle-a-nouveau-sur-la-voie-du-terrorisme/
[13]https://cf2r.org/actualite/cosa-nostra-sicilienne-la-succession-du-capo-di-tutti-capi/
[14]https://cf2r.org/actualite/l-arrestation-du-chef-de-la-mafia-une-victoire-a-point-nomme/