Le tribunal pénal international et la guerre en Afrique
Michel NESTERENKO
Depuis la fin de la Guerre froide, l'Afrique traverse une phase chaotique : faillite des Etats, explosion de l'insécurité et de la criminalité, multiplication des conflits locaux, massacres de grande ampleur, etc. Les affrontements ethniques ou religieux qui, depuis 1994, ont secoué le continent se sont caractérisés par leur archaïsme et leur sauvagerie (Rwanda, Sierra Leone, etc.).
Seuls quelques observateurs avertis ont pu distinguer, derrière ces explosions de violence, l'exploitation qui en a été faite par les acteurs internationaux qui cherchent à s'implanter durablement en Afrique. Ils ont pu observer qu'une nouvelle forme de guerre était en train de prendre forme.
Il s'agit de ce que l'armée américaine désigne sous le vocable générique de « guerre de l'information » (Infowar). Cette approche de la guerre utilise non seulement les armes traditionnelles mais aussi des moyens de coercition psychologiques, médiatiques et juridiques pour assurer le contrôle des élites politiques.
Les guerres intestines en Afrique de ce début du XXIe siècle semblent donc être entrées dans l'ère de la « guerre de l'information ».
Le Tribunal Pénal International
En 1945 les États-Unis ont inauguré, à Nuremberg, le concept d'un Tribunal International pour juger les dirigeants de pays ayant commis des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. En 1946, Washington a appliqué ce même principe pour punir les dirigeants japonais. En 1993 et en 1994, sous l'égide des Nations Unies, des Tribunaux Pénaux Internationaux (TPI) ont été institués pour la Yougoslavie et le Rwanda, afin de punir les dirigeants et les responsables de génocide. Enfin, en 1998, les Nations Unies, soutenues par 120 pays, ont proposé d'institutionnaliser la Cour Pénale Internationale.
En 2001, dès leur arrivée au pouvoir, les théoriciens néoconservateurs et le président George W. Bush s'opposent à la ratification de ce traité, et font pression diplomatiquement et économiquement sur nombre de pays pour empêcher l'institutionnalisation de la Cour Pénale Internationale. Le gouvernement américain soutient que cette juridiction ne peut pas s'appliquer à ses ressortissants, lesquels sont sous la surveillance exclusive des tribunaux nationaux. Il faut reconnaître que ces derniers ont su sanctionner les bavures de l'armée américaine en Irak. Toutefois, la responsabilité des dirigeants américains devant une institution pénale américaine n'est pas avérée. Le but déclaré du gouvernement américain est de protéger les actions de l'armée américaine partout dans le monde1.
La ratification, par soixante états a quand même eu lieu en avril 2002. Déjà en 2004, 990 plaintes ont été enregistrées, pour des actes commis en Sierra Leone, en République démocratique du Congo, en Ouganda et au Soudan.
Le Tribunal Pénal International pour la Sierra Leone institué en 2002, représente un tournant pour la dynamique des guerres en Afrique. C'est la première fois qu'un président africain, Charles Taylor, est mis en accusation pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et extradé. En effet, si en 1993, le TPI pour la Yougoslavie avait mis en accusation le président Slobodan Milosevic, l'année suivante, le TPI pour le Rwanda n'avait pas poursuivi le président Rwandais… ce dernier bénéficiant du soutien des États-Unis. En effet, juste avant de prendre le contrôle de son pays par les armes en 1990, il avait suivi une formation militaire à Fort Leavenworth, le grand centre de formation de l'US Army au Kansas. Certains des présidents africains pouvaient donc espérer bénéficier d'une certaine amnésie internationale, sous conditions.
L'offensive contre la République centrafricaine (RCA)
Le 12 août 2006, le vice-président d'une entreprise du Texas, travaillant notamment pour le Pentagone, spécialisée dans les services de sécurité et la fourniture de mercenaires (Irak et Afghanistan), a donné une interview à Reuters pendant son séjour à Juba, au Sud-Soudan, à la frontière de l'Ouganda et du Congo RDC. Ce vice-président affirme avoir reçu mandat et les financements nécessaires pour former une véritable armée de 50 000 hommes avec les anciens rebelles du Sud Soudan. Cette même entreprise américaine dispose d'une solide expérience de services de logistique aéroportée. On peut se poser la question : à quoi va servir cette nouvelle armée de mercenaires dans une zone déjà turbulente ? Comment le gouvernement islamiste soudanais, qui possède sa propre armée, peut-il tolérer la formation d'une armée dirigée par des mercenaires américains chrétiens, et formée de rebelles qui se battaient contre lui quelques mois auparavant ? L'enjeu central est la stratégie américaine de contrôle de l'arc des zones pétrolières qui couvre le Sud-Soudan, l'Ouganda, le Congo RDC, la République centrafricaine, le Tchad et le Darfour.
En novembre 2006, un groupe de rebelles venant du Sud Soudan s'est emparé du chef-lieu de Birao au Nord-Est de la RCA. Cette prise de la ville s'est accomplie après quelques opérations-tests sur des aéroports de la région. Ces tests ayant démontré l'incapacité de riposte de l'armée de RCA, la ville de Birao et son aéroport furent pris sans grande résistance. Cette ville se trouve dans le prolongement de champs pétrolifères du Sud-Soudan qui vont être prochainement ouverts à l'exploitation. Les rebelles ont clamés être les représentants de l'opposition politique au président de la RCA récemment et démocratiquement élu. Quelques mois plus tard, un des commandants rebelles confirmera à un journaliste de Reuters, que cela n'était pas exact, les rebelles n'étaient pas tous des Centrafricains. De qui s'agissait-il alors ? Des milices du Sud-Soudan nouvellement entraînées et armées ?
Après la prise de Birao les rebelles ont fait mouvement vers le sud en suivant une route menant vers les secteurs miniers stratégiques (uranium et diamant). Cette région dispose de nombreux aérodromes qui permettent de ravitailler des troupes en mouvement. On peut se poser la question : qui a fourni le support aéroporté aux rebelles ?
Suite à l'intervention des chasseurs de l'armée de l'air française, interdisant toute utilisation des aérodromes, les rebelles se sont évaporés dans la brousse avant même l'arrivée des troupes au sol.
L'offensive dans le nord-est de la RCA n'ayant pas été couronnée de succès, c'est le secteur nord-ouest (Paoua) qui est ensuite la cible des exactions des rebelles, courant janvier 2007. Cette région pétrolifère est l'objet d'une dispute entre une entreprise américaine qui refuse d'exploiter sa concession et Bangui, ce qui prive le gouvernement de revenus nécessaires.
Puis, en février 2007, l'offensive se porte sur le registre de la guerre de l'information et une menace, à peine voilée, d'utilisation de la Cour Pénale Internationale est formulée. Le fer de lance de cette offensive est l'actrice hollywoodienne Mia Farrow. Elle se présente comme ambassadrice des Nations Unies et de l'UNICEF. Après avoir organisé un voyage dans la région de Paoua avec une coterie de journalistes, l'actrice donne une conférence de presse devant une école détruite, en compagnie d'un soi-disant professeur qui est aussi le commandant des rebelles pour la région. Cet homme reconnaît diriger une troupe de 975 combattants, dont de nombreux enfants de moins de 14 ans. Ce professeur criminel de guerre est présenté par l'actrice comme l'expert au sujet des « exactions » commises par l'armée officielle de la RCA. Aucun des journalistes présents ne semble choqué par l'incongruité de telles affirmations, assénées sans preuves, et de surcroît, par un témoin qui de toute évidence n'était pas impartial.
Pratiquement le même jour le UNHCR, l'agence de gestion des réfugiés des Nations Unies, dans une interview à la BBC, met en cause le gouvernement tchadien en insinuant que la violence dans ce pays pourrait tourner au génocide comme ce fut le cas au Rwanda en 1994. Mia Farrow, qui continue son voyage au Tchad a utilise une nouvelle fois la presse pour faire un appel aux Nations Unies, afin d'envoyer une force d'interposition internationale en RCA et bien sûr au Tchad. Elle souligne que le génocide du Rwanda s'est en partie déroulé sous l'oeil attentiste de l'armée française. Était-ce là un message adressé au gouvernement français qui défend les gouvernements du Tchad et de la RCA ? Alors même que Paris a su s'interposer avec beaucoup de circonspection et de retenue pour éviter les massacres.
Après les allusions au génocide et à un possible Tribunal Pénal International, le gouvernement de la RCA et les troupes françaises sont à nouveau testés. Un officiel militaire du Sud-Soudan – sans doute, nouvellement formé par l'entreprise du Texas – annonce à Reuters que deux colonnes de rebelles ougandais, connus pour leurs massacres souligne-t-il, se dirigent vers le sud-est de la RCA. Le militaire spécifie que la première colonne, forte de plus de mille hommes progresse très rapidement. Les leaders des rebelles ougandais, expriment immédiatement leur étonnement et leur incompréhension quand à de telles déclarations. Les Ougandais nient toute implication.
Quelques jours plus tard, le 3 mars 2007, ce n'est pas le Sud-Est de la RCA qui est attaqué, mais la ville de Birao, située dans le Nord-Est. Les Mirage français ripostent aussitôt, faisant trois morts. Les rebelles disparaissent, encore une fois, dans la brousse, avant l'arrivée des troupes gouvernementales. Le gouvernement français fait alors preuve de fermeté en augmentant le contingent militaire français et en y adjoignant des hélicoptères de combat pour mieux traquer les rebelles.
Autres actions américaines
Fin 2006, la Libye a signé un accord avec la France pour développer l'énergie nucléaire. Le 6 mars 2007, le département d'État américain, dans son rapport sur les droits de l'homme pour 2006, met en cause les autorités libyennes, qui de façon coutumières torturent les prisonniers. Par voie de presse, le gouvernement libyen, bien conseillé – après avoir d'abord nié les accusations – s'empresse d'annoncer que les États-Unis allaient construire une centrale nucléaire pour produire de l'électricité. Un porte-parole américain resté anonyme a alors minimisé la portée des accords franco-libyens. De toute évidence l'effet escompté a été obtenu !
Au Soudan, le gouvernement américain, commence à utiliser la guerre de l'information, mais en évitant les accusations formelles de génocide. Il indique qu'il prépare des sanctions économiques qui interdiraient aux compagnies soudanaises les transactions en dollars. Bien sûr, il n'est pas fait mention du rôle des compagnies pétrolières américaines dans le pays. D'autre part, les familles des marins de l'USS Cole, qui a été attaqué par Al-Qaeda au Yémen, ont été autorisés par la justice américaine à demander cent millions de dommages au gouvernement soudanais, au motif que ce dernier aurait hébergé des dirigeants d'Al-Qaeda. La méthode semble bien rodée.
Enfin, point n'est besoin de s'étendre sur le risque pénal qui pèse sur la plupart des dirigeants du Congo RDC. En effet de nombreux massacres ont été perpétrés par pratiquement toutes les parties lors de la guerre de succession du Maréchal Mobutu. Aujourd'hui encore les exactions continuent sans qu'il soit toujours possible d'affirmer l'appartenance des bandits à tel ou tel groupe, ceux-ci utilisant souvent les uniformes de l'adversaire. Il est donc facile de faire porter le chapeau à l'un ou à l'autre, et de les attaquer devant le Tribunal Pénal International.
Mais au bâton, Washington sait allier la carotte. C'est en particulier le rôle du néoconservateur Paul Wolfowitz, qui a été nommé à la tête de la Banque Mondiale. Il a fait maintes promesses lors de sa récente visite au président Kabila.
Enseignements
Une vision rapide des événements en Afrique pourrait laisser croire à des événements spontanés, qui s'enchaînent sans cohésion particulière. Cela serait sans doute vrai, si les stratèges du Pentagone ne nous avaient pas montrés comment des événements de nature disparates peuvent en réalité correspondre à un plan parfaitement coordonné. Il faut alors se poser la question essentielle : quel est le plan du Pentagone pour l'Afrique ?
Avec l'effondrement de l'empire soviétique, le Pentagone a perdu son ennemi et sa raison d'être principale. Certains hommes politiques voulant profiter des dividendes de la Paix menacèrent d'effectuer des coupes sombres dans les budgets militaires. Il fallait donc rapidement retrouver un ennemi valable. La Chine s'est naturellement imposée. Si Pékin ne dispose pas encore d'une armée présentant une menace crédible, en revanche, l'économie chinoise avec ses capacités financières gigantesques représente déjà une menace pour la suprématie globale américaine.
Dés le début de la présidence Clinton, le Pentagone a élaboré une stratégie d'encerclement géostratégique de l'économie chinoise. Vue du Pentagone, la vulnérabilité de l'économie chinoise réside surtout dans son besoin d'accès aux ressources naturelles stratégiques qui se trouvent hors de son territoire national. L'Afrique avec ses immenses ressources encore disponibles est rapidement devenue le champ de bataille de cette guerre américano-chinoise pour le contrôle des matières premières stratégiques. Les stratèges du Pentagone ont jugé les anciennes puissances coloniale – notamment la France et la Belgique – trop « molles » pour contrer efficacement l'expansionnisme chinois sur le continent.
Pour prendre la place de la France et de la Belgique en Afrique, il faut substituer la culture américaine à la culture francophone. Dès les années 90, le Pentagone a donc financé de nombreuses bourses pour former, aux États-Unis, les futures élites africaines, en particulier dans le domaine militaire et de la police. Le général Wesley Clark, chef d'état-major de l'OTAN – et à ce titre responsable de l'Afrique pour l'armée américaine – a largement détaillé, dans ses mémoires, cet immense effort de formation américain en direction de l'Afrique. Le président du Rwanda en a été un exemple.
Pour favoriser l'accession au pouvoir des élites formées aux États-Unis, il était utile d'instaurer le chaos dans leur pays d'origine. Comme bonus, ce chaos devait rendre plus difficile et plus coûteuse l'exploitation des ressources naturelles par les entreprises chinoises. Mais, ces dernières ont su s'adapter très rapidement. Il fallut donc trouver une autre stratégie pour accélérer l'allégeance des dirigeants africains à la politique décidée à Washington. Le chaos en Afrique ayant souvent occasionné des massacres et des crimes contre l'humanité, la Cour Pénale Internationale vient donc à point nommé. Tout chef d'État africain peut désormais être menacé, de manière apparemment fondée, pour des exactions commises en son nom, sur son territoire, par on ne sait trop qui… et se voir condamné à la prison à vie !
- 1Entre 1998 et 2006, cette dernière sera engagée plus de soixante fois dans des opérations extérieures.