Le triangle Syrie – Irak – Iran Conduit la Turquie sur une pente glissante
Alain RODIER
au journal Hurriyet Daily News[1]
Traduit de l'anglais et annoté par Alain Rodier
Ancien diplomate turc, Sönmez Köksal est diplômé de sciences politiques de l'Université d'Ankara. Il a été ambassadeur de Turquie à Bagdad, entre 1986 et 1990, puis en poste à Strasbourg comme Délégué permanent auprès du Conseil de l'Europe. En 1992, il est nommé sous-secrétaire d'Etat en charge du MIT (Millî Îstihbarat Teskilati, le service de renseignement et de sécurité turc), devenant le premier civil à la tête de cette organisation. Il y a servi jusqu'en 1998, date à laquelle il a été désigné comme ambassadeur de Turquie à Paris, où il a été en poste jusqu'en 2002.
Sönmez Köksal est aujourd'hui membre du Wise Men Center for Strategic Studies, du conseil consultatif du Global Political Trends Center et du conseil d'administration du Global Relations Forum.
NdT : Sönmez Köksal est un homme impressionnant par sa classe, sa culture, son charisme et sa force de caractère. Alors qu'il dirigeait le MIT et que sa photo était publiée dans les journaux turcs, il n'hésitait à venir se promener incognito et non escorté au Quartier latin, quartier de Paris qu'il affectionne tout particulièrement. Parlant parfaitement le français et l'anglais, il a laissé une grande impression à tous ceux qui l'ont côtoyé. Au MIT, on se rappelle de lui comme « une main de fer dans un gant de velours ».
Q : En regardant la conjoncture régionale aussi bien que l'attitude du gouvernement (NdT : turc), certains ont parlé d'un retour à la situation des années 1990 à propos du problème kurde. Partagez-vous ce point de vue ?
R : Certains peuvent peut-être avancer une telle idée du fait que les conditions extérieures sont similaires (NdT : à l'époque, l'Irak du Nord était placé sous zone d'interdiction aérienne, la Syrie soutenait le PKK mais connaissait déjà des troubles intérieurs dissimulés par les autorités, l'Iran accueillait déjà des activistes du PKK). Mais dans les années 1990, la Turquie n'était pas engagée dans un processus démocratique comme elle l'est à l'heure actuelle et l'accent était alors plus porté sur des méthodes militaires. La situation était considérée avant tout comme un problème de sécurité. Aujourd'hui, au contraire, il existe une double approche. Si la terreur est combattue par des moyens militaires, les dispositions légales se renforcent. Aujourd'hui, en complément de la dimension sécuritaire, un débat a lieu sur ce que nous appelons le problème kurde. D'un côté, des voies pacifiques sont explorées afin de trouver des solutions ; de l'autre, le combat nécessaire contre les groupes armés se poursuit.
Q : Il semble pourtant que la dimension sécuritaire soit en train de prendre le dessus.
R : Les communiqués officiels nous donnent des indications sur les intentions du pouvoir politique. Quand le coût imputé aux actions terroristes augmente, une réaction étatique d'autoprotection se déclenche. Il est impossible de combattre la terreur uniquement avec des moyens juridiques. Je pense qu'il va y avoir une ouverture. Il y a des travaux sur une nouvelle constitution. Des mesures destinées à lever certains obstacles – sur des sujets tels que la langue (NdT : la liberté de parler et d'écrire le kurde) – ou le renforcement des administrations locales ont pour objectif de diminuer la marge de manœuvre du terrorisme. D'autres pays ont procédé de la sorte, faisant progresser la démocratie, créant la possibilité pour tous les citoyens d'utiliser tous leurs droits, tout en combattant simultanément les terroristes.
Q : Comment voyez-vous la dimension sécuritaire du problème?
R : Nous devons parler des conditions extérieures. Il y a une succession d'évènements brûlants dans notre région proche. Une analyse doit être faîte à la lumière d'une déflagration possible qui peut survenir dans le triangle Syrie-Irak-Iran.
Q : Voulez-vous dire que la Syrie et l'Iran vont jouer la carte kurde parce que les relations avec la Turquie se sont dégradées? (NdT : la défiance a toujours prévalu entre la Turquie, la Syrie et l'Iran, mais les relations se sont considérablement détériorées ces dernières années).
R : Je ne veux pas nécessairement parvenir à cette conclusion. Nous sommes sur un terrain extrêmement glissant, bien plus glissant que dans les années 1990. Nous nous savons pas où les évènements qui se déroulent dans la région vont nous conduire. Il n'est pas possible de prévoir comment les évènements de Syrie vont évoluer. La Syrie a toujours été impliquée dans le problème kurde en raison, d'une part, de sa propre population kurde (NdT : environ 10% de la population syrienne est kurde), mais aussi de sa propension à utiliser le problème kurde comme une arme diplomatique dirigée contre la Turquie. L'Irak va se recomposer après le départ des Américains. Comment vont évoluer les relations entre l'administration régionale kurde (NdT : en Irak du Nord) et les forces sunnites ? L'Etat irakien va t'il exploser ? Il y a l'Iran avec sa propre politique en Irak et en Syrie (NdT : Téhéran soutient Damas et Bagdad). Dans une équation avec autant d'inconnues, le problème kurde est actuellement un facteur relativement mineur. Le véritable souci réside dans les développements qui vont affecter la Turquie et de ce qui va se passer dans le triangle Syrie-Irak-Iran.
Q : Quels sont les scenarii possibles ?
R : Il n'est pas possible de prévoir un ou deux scenarii. Plusieurs dynamiques ont commencé à se mettre en marche. Il y a beaucoup d'inconnues dans le triangle Syrie-Irak-Iran. Mais cela affectera obligatoirement la Turquie. Et dans ce cadre, le problème kurde reste un facteur qui peut être utilisé contre la Turquie. Toutefois, il est erroné d'aborder le problème kurde comme une crise ou un problème relevant des droits de l'Homme. C'est une arme qui a été employée et qui est de nouveau utilisée contre la Turquie. Et je considère que la situation actuelle est bien plus dangereuse que dans les années 1990. Nous avons des voisins qui sont tout à fait capables de faire appel à des moyens de contournement (NdT : par PKK interposé. Les bases de ce mouvement séparatiste se trouvent essentiellement en Irak du Nord et, dans une moindre mesure, en Syrie et en Iran).
Q : Mais la Turquie est plus forte que dans les années 1990. La Syrie devrait éviter d'utiliser la carte kurde et de s'opposer à la Turquie alors qu'elle est confrontée à tant de problèmes intérieurs.
R : Il y a deux facteurs : il n'y a pas d'indication concernant l'attitude que vont suivre les Kurdes de Syrie. Ils sont silencieux (NdT : cette interview date du début 2012. Depuis, l'armée syrienne a évacué le Nord-Est de la Syrie laissant aux Kurdes le soin d'y gérer la situation. C'est le PYD, le Parti de l'Union Démocratique, un mouvement politique allié au PKK qui tient le haut du pavé[2]). Ensuite, nous avons vu ce qui s'était passé dans d'autres pays. Il n'est pas possible de prédire quelles moyens vont utiliser les cadres du régime (NdT : syrien) qui se retrouvent dans une situation de vie ou de mort. Bien sûr, quel est leur réel pouvoir ? Peuvent-ils être efficaces ? Nous ne devons pas regarder uniquement la Syrie ; nous devons surveiller d'autres puissances qui perdront leur influence stratégique régionale quand ils auront perdu la Syrie.
Q : Vous voulez dire l'Iran ?
R : Il ne s'agit pas seulement de l'Iran. Il peut également y avoir d'autres pays. Visiblement la montée de l'influence de la Turquie en tant que puissance régionale dérange.
Q : Pouvez-vous développer cette idée ?
R : Ces régimes sont très forts. Bien sûr, nous sommes en 2012, et il y a le facteur des medias sociaux ; [cela veut dire que] les populations peuvent bouger plus rapidement. Je ne voudrais pas donner un calendrier, mais je ne m'attends pas à ce que le régime [syrien] tombe rapidement. Le régime syrien est un atout géopolitique pour quelques acteurs régionaux et internationaux et ils ne sont pas décidés à l'abandonner.
Q : Sur le plan intérieur (NdT : de la Turquie), il semble que se dessine une tendance visant à remplacer l'armée dans la lutte contre la terreur par les forces de sécurité civiles. Est-ce la bonne approche ?
R : C'est certain. Tout d'abord, les relations entre les administrations sont parvenues à un point différent. La coopération, la planification et l'exécution d'opérations en communes sont à l'ordre du jour, de même que la mise en place des politiques conçues dans le souci de l'intérêt général plutôt que dans celui d'un seul organisme dictant aux autres la conduite à tenir. (NdT : dans le passé) il y a eu des occasions que nous avons manqué.
Q : Dans le passé, l'action avait été laissé à la responsabilité de l'armée, mais vous êtes en train de dire que cela a changé.
R : On disait dans le passé : laissez faire l'armée. Quoi que les militaires aient besoin, nous leur fourniront et ils décideront ce qu'il est bon de faire. Mais il est devenu évident que l'on ne peut pas obtenir de résultats uniquement par des moyens militaires, même pour combattre le terrorisme. Le fait est qu'il n'y a plus de rétention de renseignements entre les forces armées turques (TSK), la gendarmerie et les forces spéciales [de la police]. Les renseignements sont centralisés et cette nouvelle politique renforce la Turquie.
Q : Mais qu'est-il arrivé à Uludere où 35 personnes ont été tuées après avoir été prises pour des terroristes ? Cela montre qu'il y a toujours des problèmes de renseignement (NdT : 35 contrebandiers ont trouvé la mort dans une frappe de l'aviation turque survenue en Irak du Nord en décembre 2011. Ils avaient été confondus avec des membres du PKK tentant de rejoindre la Turquie pour y mener un raid).
R : Je ne pense pas. Malheureusement, les erreurs sont inévitables, notamment si vous ne recueillez vos renseignements uniquement par le biais de la technologie et des drones de reconnaissance. C'est également vrai dans le domaine des interceptions électroniques car il y existe des moyens de vous tromper et de vous égarer intentionnellement. Ce type d'information doit être complété par le renseignement humain. Mais cela n'est pas toujours facile.
Q : Mais dans le cas d'Uludere, il semble que des moyens de renseignement humain aient été impliqués.
R : Il semble qu'une recherche d'informations a été faite, à la fois par des moyens techniques et humains. Mais, en dépit de cela, il s'est agi d'une erreur. Parfois, les services peuvent être trompées par leurs sources. Tout ce qui devait être fait l'a été, la bonne méthode a été employée mais le résultat est là. En fin de compte, 35 personnes qui pouvaient passer la frontière et attaquer un poste de l'armée ont été tuées (NdT : ces 35 personnes faisaient seulement leur « métier » de contrebandier, ce qui est une chose très courante entre l'Irak et la Turquie).
Q : Quand vous étiez directeur de l'Agence nationale de renseignement (MIT), elle était presque entièrement dominée par les militaires. Peut-on parler aujourd'hui d'une « civilinisation » des services de renseignement ?
R : Pas exactement. Les informations proviennent de différentes sources, mais les services (NdT : MIT, armée, gendarmerie, police) les gardent pour eux-mêmes. Le problème de la rétention d'informations existe partout dans le monde. Avec qui l'information doit-elle être partagée ? Les services peuvent être extrêmement jaloux de leurs prérogatives.
Q : En général, comment se situe la Turquie en ce domaine ?
R : Nous sommes dans la moyenne mondiale. C'est une situation que vous pouvez difficilement éviter. Mais, récemment, il semble qu'il y ait eu un réel effort commun : nous en sommes arrivés davantage d'échanges de renseignements.
Q : Comment pensez-vous que nous y soyons parvenus ?
R : La compréhension réciproque a évolué et, bien sûr, cela s'est arrivé produite que les autorités politiques l'ont demandé, imposé et ont dit : « nous voulons que cela soit fait ». Le fait que les instances politiques affichent une volonté très claire sur ce qu'elles veulent influence les activités des services. Il peut encore y avoir quelques rivalités mais l'autorité politique forcera les services à trouver des solutions. Pour cela, vous avez besoin d'une autorité politique, c'est-à-dire d'un Premier ministre qui accorde de l'importance à ce problème.
Q : Peut-on dire que l'attitude de l'armée concernant le renseignement est en train de changer ?
R : Les forces armées, comme la Gendarmerie ont leurs propres sources de renseignement. Ce qui compte vraiment, c'est de regrouper leur production avec celles du MIT. Légalement, c'est le MIT qui est responsable de l'ensemble du renseignement d'Etat. Tous les renseignements doivent être regroupés au MIT. Dans le passé, il y a eu quelques errements. Mais maintenant, nous sommes revenus à l'essence même de la loi. Le transfert du GES (le Commandement militaire des interceptions électromagnétiques) au MIT en est une illustration. Nous sommes revenus aux conditions énoncées dans la Loi n°2937 (qui définit les missions du MIT).
Q : Dans le passé, il y avait une rivalité entre civils et militaires ; maintenant, il semble qu'il y ait une rivalité entre le MIT et le ministère de l'intérieur.
R : Je n'ai pas connaissance de cela. Mais, au bout du compte, ce qui importe c'est comment le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur agiront. Les services peuvent opérer indépendamment, mais seulement jusqu'à une certaine limite. Au final, ils obéissent au gouvernement.
© Hürriyet Daily News, janvier 2012
Traduction et annotations d'Alain Rodier, septembre 2012