Le trafic d’êtres humains
Alain RODIER
Bien que les estimations sur les profits du crime organisé soient sujettes à caution, leurs activités étant bien naturellement couvertes par le secret, de nombreux experts pensent que le trafic d'être humains atteindrait un chiffre d'affaires d'environ de 35 milliards d'euros annuels. Cela en fait la deuxième source de revenus pour le crime organisé. La première place revient toujours au trafic de drogues (de 200 à 400 milliards d'euros) et la troisième à celui des armes. Ce trafic est en augmentation constante en raison des désordres qui s'accroissent de par le monde. Par exemple, le « printemps arabe » a provoqué un afflux de demandeurs d'asile en Europe occidentale. Il est prévisible qu'il va en être de même avec la Syrie, l'Afghanistan et le Yémen, pays qui connaissent une guerre civile qui devrait durer dans le temps.
L'immigration illégale se double automatiquement du développement d'une véritable « industrie » des faux-papiers nécessaires à la venue et à l'installation des migrants clandestins dans les pays d'accueil. Hongkong est le champion toutes catégories de fabrication de faux passeports avec des visas étrangers, en particulier ceux de l'espace Schengen. Mais, le Pakistan, l'Albanie et l'Italie sont également bien placés sur le créneau.
Il convient toutefois de considérer que dans de nombreux cas, le trafic d'êtres humains, comme les autres activités criminelles, n'est pas exclusivement le fait des Organisations criminelles transnationales (OCT) mais de bandes de hors-la-loi qui sont tout sauf « organisées »[1].
Définition
Il existe deux phénomènes distincts : la traite des personnes (trafficking) et le trafic illicite de migrants clandestins (smuggling). Cette différenciation a été établie dans le cadre de la convention des Nations Unies contre la criminalité organisée signée à Palerme le 12 décembre 2000[2].
« La traite des personnes désigne le recrutement, le transport, le transfert, l'hébergement ou l'accueil de personnes par la menace de recours ou le recours à la force ou d'autres formes de contraintes, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d'autorité ou d'une situation de vulnérabilité, ou par l'offre ou l'acceptation de paiement ou d'avantages pour obtenir le consentement d'une personne ayant autorité sur une autre aux fins d'exploitation, de la prostitution d'autrui ou d'autres formes d'exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l'esclavage ou les pratiques analogues à l'esclavage, la servitude ou le prélèvement d'organes… ».
En clair, des OCT recrutent, souvent par la ruse, des personnes qui sont convoyées vers des pays cibles pour y être exploitées d'une manière ou d'une autre : prostitution, travail forcé dont les conditions sont proches de l'esclavage, etc. Cette activité concernerait de deux à trois millions de personnes par an, plus particulièrement des femmes et des enfants. Le département d'Etat américain avance le chiffre de 12,3 millions de personnes qui étaient exploitées d'une manière criminelle en 2011. Les OCT organisent le voyage puis continuent à chapeauter leurs victimes une fois qu'elles sont arrivées à destination afin de s'assurer qu'elles sont « rentables ». Les malheureux n'ont quasiment aucun espoir de s'en sortir. Toutefois, certains d'entre eux y parviennent en devenant à leur tour des membres actifs du réseau. Ces « élus » sont alors chargés de surveiller les nouveaux arrivants à l'image des kapos dans les camps de prisonniers allemands durant la seconde Guerre mondiale. C'est particulièrement le cas des mafias nigérianes dont les « mères maquerelles » (les Mamas) sont souvent d'anciennes prostituées. Les membres des OCT qui se livrent à la traite d'êtres humains ne se limitent jamais à cette seule activité délictueuse. Parallèlement, ils se consacrent à la contrebande, au trafic de drogue, d'armes, d'espèces protégées, à la contrefaçon, mais aussi au racket, etc.
Pour sa part, le trafic illicite de migrants est « le fait d'assurer, afin d'en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l'entrée illégale dans un Etat partie d'une personne qui n'est ni ressortissant ni un résident permanent de cet Etat ». Les passeurs de ce type d'immigration, bien que considérés, fort justement, comme des délinquants, ne sont majoritairement pas de véritables professionnels du crime organisé. Souvent, ils n'assurent qu'une partie du périple dans les zones où ils sévissent. Les migrants progressent donc de « segment » en « segment » jusqu'à leur destination finale. Le but des passeurs consiste à extorquer un maximum d'argent aux candidats au voyage (qui perdent généralement tout ce qu'ils ont péniblement gagné). Une fois rendus à destination, les migrants sont abandonnés à leur sort et doivent se débrouiller par leurs propres moyens. Faute de débouchés légaux suffisants, ils peuvent alors très bien rejoindre les victimes de la traite humaine. Les passeurs sont généralement spécialisés et se limitent le plus souvent à cette activité et à la contrebande. Le nombre total de migrants dépasserait les 150 millions et ce chiffre continue de progresser d'année en année.
Les principaux trajets de l'immigration illégale
Les quatre grands axes d'immigration clandestine sont les suivants :
- depuis l'Afrique subsaharienne et le Maghreb vers l'Europe occidentale ;
- de l'Amérique latine vers les Etats-Unis et le Canada ;
- d'Europe orientale vers l'Europe occidentale ;
- d'Asie vers l'Europe, l'Australie et l'Amérique du nord.
Ces trajets peuvent paraître surprenants car ils ne suivent souvent pas l'itinéraire le plus direct, pour des raisons de sécurité. Ainsi, il n'est pas rare de voir un clandestin africain arriver en Europe via l'Extrême-Orient. De plus, les moyens de transports sont variés, alternant les voies aériennes, maritimes et terrestres. Les migrants sont traités comme du bétail, ne bénéficiant d'aucun confort. Le seul point important est qu'ils arrivent vivants, encore que ceux qui ont payé d'avance ou ne représentent aucun intérêt après leur installation peuvent se faire du souci. Ces dernières années, des centaines de migrants sud-américains ont ainsi été froidement assassinés par les cartels mexicains. D'autres décèdent en raison des mauvaises conditions de transport, particulièrement lorsqu'ils sont entassés dans des containers où ils peuvent être abandonnés pendant des jours sans eau ni nourriture. Quelques migrants s'arrêtent en route s'ils trouvent une opportunité d'installation intéressante. La France présente la singularité d'être à la fois un pays de destination, fort logiquement pour les populations francophones, mais aussi un pays de transit vers les Etats anglo-saxons.
Programme « offert » par les OCT pour les volontaires au voyage clandestin
Les OCT proposent aux volontaires au voyage clandestin un « package » complet :
- de faux papiers avec parfois une identité fictive ;
- des intermédiaires avec un passeur à chaque frontière traversée ;
- le mode de transport : conteneur, châssis de camion, passager clandestin à bord d'avion ou de navire, véhicule particulier, etc. Parfois, des agences de voyage ayant pignon sur rue sont mises à contribution, particulièrement pour obtenir de faux visas auprès d'employés consulaires indélicats ;
- du travail clandestin dans le pays de destination ;
- un hébergement clandestin ;
- un soutien juridique grâce à des cabinets d'avocats complices en cas de problème rencontré avec les autorités.
Les prix pratiqués peuvent beaucoup varier, mais se négocient autour des sommes suivantes : Afghanistan/Europe : 10 000 € ; Bangladesh/Europe : 5 000 à 10 000 € ; Chine/Europe : 10 000 à 20 000 € ; Irak/Europe : de 6 000 12 000 €. Le billet d'entrée en Europe Turquie/Grèce très demandé aujourd'hui tourne autour des 1 000 €.
Bien évidemment, les malheureuses victimes n'ont généralement pas les fonds nécessaires pour financer leur voyage. Les OCT leur proposent alors des solutions de remboursement aux intérêts astronomiques. Elles n'hésitent pas à menacer les membres de la famille du clandestin restés au pays en cas de mauvais paiements.
Les responsables du trafic d'êtres humains
Trafficking
Les triades chinoises, les yakusas japonais, les organisations criminelles vietnamiennes, celles issues des ex-pays de l'Est, les mexicaines, les pakistanaises, les mafias albanaises, nigérianes[3] et turco-kurdes agissent comme de véritables cartels, suivant leur « marchandise humaine » depuis le pays source jusqu'à leur installation (et leur exploitation) dans les pays cibles. Les plus organisées sont les triades chinoises qui utilisent les régions côtières du Fujian et Zejiang comme de véritables fiefs. Les Balkans constituent une des principales régions pour le trafficking, l'Italie et l'Allemagne étant les principaux pays récepteurs pour cette activité. L'Espagne sert naturellement de pont vers l'Europe pour les trafics originaires du continent africain. Istanbul est un nœud de communication vers l'Europe où l'on retrouve des Indo-Pakistanais, des Sri lankais, des Bangladeshi, des Asiatiques, des Kurdes issus d'Iran, d'Irak, de Syrie, et, petite nouveauté, des migrants africains qui délaissent un peu la voie espagnole jugée trop surveillée. Toutes les grandes OCT ont leur « représentation » à Istanbul mais doivent coopérer avec les babas (parrains) turco-kurdes qui contrôlent le territoire. La frontière mexicaine avec les Etats-Unis constitue une véritable passoire malgré l'édification d'un mur sur une partie de son tracé.
Smuggling
Si les OCT prennent une part importante du marché du smuggling, des petites bandes spécialisées se livrent également à cette activité très rentable. Parfois, elles ne sont d'ailleurs que des sous-traitants pour de puissantes OCT qui leur confient une partie de leur tâche, par exemple de convoyer les migrants sur une certaine distance ou de franchir une frontière. C'est ainsi qu'une grande partie du smuggling ayant lieu sur le confinent africain est l'affaire de passeurs spécialisés. Il y a ceux qui se chargent du transit à travers la région sahélo-saharienne (Tombouctou était un véritable nœud de communication pour le smuggling avant sa prise par les forces islamistes et touarègues en avril 2012), ou les côtes marocaines qui sont une zone de départ pour la vieille Europe. La ville de Tanger est devenue un point de regroupement pour les candidats au départ nigérians, sierra léonais, sénégalais, ghanéens, etc. A l'origine, des groupes de jeunes assuraient le transport à bord de pateras, des petites barques pouvant accueillir de 20 à 30 passagers. Toutefois, des zodiacs qui peuvent embarquer jusqu'à une soixantaine de migrants sont aujourd'hui préférés. A noter qu'en Europe, les ressortissants d'Afrique noire ne sont pas expulsables, ce qui n'est pas le cas pour leurs homologues maghrébins. En ce qui concerne la Tunisie et la Libye, qui sont depuis le printemps arabe de véritables passoires, les côtes et les îles italiennes et grecques sont privilégiées, géographie oblige.
Un certain nombre de candidats au départ isolés achètent auprès du crime local leur voyage par avion vers l'espace Schengen avec des faux papiers (et parfois des vrais, ce qui sous-entend une participation de personnels consulaires ripoux). C'est le cas de Sénégalais que l'on retrouve en France et dans une moindre mesure en Italie et sur le continent nord-américain, particulièrement au Québec en raison de la langue française qui y est pratiquée. D'autres utilisent le procédé bien connu du « mariage blanc ».
Les triades chinoises, « maîtres » du trafic d'êtres humains
Les triades, les célèbres mafias chinoises, sont les OCT qui sont les mieux organisées dans le domaine du trafic d'êtres humains. Elles se livrent aussi bien au trafficking qu'au smugling. Les routes empruntées par les clandestins cornaqués par les triades vont généralement d'Est en Ouest, mais peuvent descendre très au sud (Afrique) ou monter au nord (Russie), de manière à brouiller les pistes et échapper ainsi aux contrôles. Les destinations principales sont le continent nord-américain, l'Europe occidentale et l'Australie.
Le voyage s'appelle le « Toudu » et se fait dans de conditions d'hygiène déplorables, les candidats à l'exil étant entassés dans des vieux cargos ou dans des containers surchargés. Une fois arrivés à destination, les migrants clandestins sont dotés de faux papiers. Pour rembourser leurs dettes, la majorité d'entre eux est obligée de travailler dans des ateliers de confection, dans des restaurants asiatiques (portant souvent la fausse enseigne de restaurant japonais) ou, plus rarement, de se livrer à la prostitution. Même les clandestins qui arrivent par leurs propres moyens sont ensuite confrontés aux représentations des triades implantées à l'étranger et sont au minimum rackettés. Si les actes de violences exercés vis-à-vis des étrangers sont rarissimes, la contrainte est bien présente au sein de la communauté expatriée, histoire de faire respecter la discipline.
Un risque pour l'Europe occidentale
En dehors de l'horreur que vivent nombre de migrants clandestins qui sont réduits à l'état d'esclaves modernes[4], le trafic d'êtres humains représente un risque majeur pour la stabilité socio-économique de nombre de pays occidentaux, en particulier pour la vieille Europe. En effet, si les économies des Etats-Unis, du Canada et de l'Australie peuvent encore absorber sans trop de difficultés des dizaines de milliers de travailleurs potentiels, ce n'est plus le cas de l'Europe occidentale qui est entrée -Allemagne exceptée- dans une phase de récession qui devrait perdurer durant des années. Sans s'étendre sur les problèmes de communautarisme qui finissent par apparaître, souvent parce que les pays d'accueil ne peuvent plus offrir des emplois et des conditions d'hébergement décents à tous les nouveaux venus, les groupes criminels, petits et grands, en profitent pour infiltrer un peu plus l'économie légale. En cette période difficile, les entrepreneurs sont globalement moins regardants sur le statut des personnels intérimaires qu'on leur propose[5]. Le crime organisé est là pour combler ces besoins en empochant au passage de juteux bénéfices. Il devient ainsi un interlocuteur incontournable.
Quant à la lutte contre l'immigration clandestine, elle s'apparente au « tonneau des Danaïdes ». Les forces de l'ordre font bien ce qu'elles peuvent mais le flux est de plus en plus important. Actuellement, la Grèce constitue une brèche ouverte dans le « navire Europe », les autorités helléniques n'ayant plus de moyens à consacrer à tenter d'endiguer ce phénomène. Tous les trafiquants de la planète se sont bien rendus compte de cette faiblesse et en profitent désormais à plein… La vieille Europe accueille annuellement plus de 500 000 migrants dont 70% ont fait appel aux trafiquants. Seuls un quart d'entre eux a réellement besoin de protection, les autres étant des réfugiés économiques.
- [1] Généralement, il s'agit de bandes criminelles locales qui se font et se défont au gré de leurs intérêts immédiats. L'idée même de « hiérarchie » et de « discipline », qui est très présente au sein des OCT, est totalement inexistante dans cette micro criminalité.
- [2] Ironie du sort, le Palazzo di Giustizia qui a abrité les débats a été construit par des entreprises en odeur de mafia.
- [3] Ces mafias travailleraient parfois avec leurs homologues italiennes, avec la Sacra Corona Unita pour les Albanais et avec Cosa Nostra pour les Nigérians. Toutes les deux se sont fait une spécialité de la réalisation de faux-papiers et de la prostitution. Les triades chinoises sont également de plus en plus présentes.
- [4] Les Etats du Proche-Orient sont de gros consommateurs de ces esclaves modernes.
- [5] Ou sur l'origine des fonds, en raison des crédits que les banques leur refusent.