La Turquie dans la tourmente
Alain RODIER
Si l'on parle beaucoup des débordements de la guerre civile syrienne au Liban, il est moins question, dans les médias, des conséquences que subit aujourd'hui la Turquie via le mouvement séparatiste kurde PKK. En effet, ce dernier a considérablement intensifié ses opérations offensives, non seulement dans le sud-est du pays, sa zone traditionnelle d'action, mais aussi dans la profondeur du territoire turc. Le niveau de violence actuel a rarement été égalé dans le passé et pourrait encore s'intensifier cet automne.
La création de facto d'une entité kurde au nord-est de la Syrie est une grande préoccupation pour Ankara qui pourrait décider d'intervenir dans cette région si la sécurité du pays était considérée comme gravement menacée. Plus que jamais, la situation produite par la crise syrienne est porteuse de facteurs de déstabilisation régionale dont les conséquences sont difficilement prévisibles.
L'offensive d'été du PKK
Au mois d'août 2012, le PKK a multiplié les actions offensives dirigées principalement contre les forces militaires turques implantées à la frontière irako-iranienne, particulièrement dans la province d'Hakkari au sud-est du pays.
Dans la nuit du 4 août vers 23 h 00, le PKK attaquait simultanément trois postes isolés situés dans le district de Cukurca, à proximité des villages de Geçimli et de Karatas, ainsi que sur la colline Darsinki. L'attaque débutait quand une femme kamikaze faisait exploser la ceinture piégée qu'elle portait sur elle à proximité de l'entrée du poste de gendarmerie (Jandarma) de Geçimli. Des tirs nourris de lance-roquettes RPG et de fusils d'assaut avaient ensuite eu lieu. Les affrontements, qui se poursuivirent dans la nuit, causaient la mort de six soldats et de deux gardes de village (membre des milices locales kurdes progouvernementales) et faisaient quinze blessés parmi les membres des forces de l'ordre. Six villageois auraient également été blessés au cours de ces actions. Les forces de sécurité réussirent à intercepter une camionnette chargée de combattants qui s'approchait du poste de Geçimli, et tuèrent ses occupants. Au total, quinze membres du PKK – dont trois femmes – auraient trouvé la mort lors des affrontements[1].
Districts de la province d'Hakkari
Le 22 août, un convoi militaire se déplaçant entre les villages de Baglar et de Zorgeçit, dans le district de Semdinli, tombait dans une embuscade meurtrière. Les combattants kurdes déclenchaient quatre mines terrestres puis arrosaient d'un feu nourri les militaires turcs. Cinq soldats étaient tués et sept autres blessés au cours de cette action. Deux hélicoptères d'attaque Cobra et de nombreux véhicules blindés étaient dépêchés sur zone depuis la base d'Yüksekova. Selon les autorités, les affrontements qui suivirent permirent la neutralisation de seize militants du PKK. Le même jour, l'avant-poste de la gendarmerie de Tekeli, situé à la frontière iranienne, était l'objet de tirs de mortiers qui ne provoquaient pas de pertes humaines.
Ainsi les 23 et 25 août, des activistes du PKK ont tiré des grenades de RPG 7 et des rafales de fusils d'assaut sur le siège du 2e bataillon de gardes-frontières, près du village d'Omurlu dans le district de Semdinli, dans la province d'Hakkari. La mort d'un militaire est à déplorer dans l'attaque du 23 août. Presque simultanément, l'état-major du bataillon de gendarmerie de Dereçik, situé à quelques 10 kilomètres de là, était la cible de tirs d'armes légères. Le même jour, quatre personnes étaient arrêtées en possession d'explosifs et de dispositifs de mise à feu à un barrage routier de la police, un peu plus à l'ouest, dans le district de Yüksekova.
Dans le sud-est troublé de la Turquie, le PKK ne s'en prend pas qu'aux militaires. Il monte des faux barrages routiers qui lui permettent d'identifier des représentants politiques, des ouvriers, des enseignants, des fonctionnaires, etc. qu'il fait prisonniers. Ainsi, le 12 août, c'est le député Hüseyin Aygün du CHP – le principal parti d'opposition – qui a été enlevé avant d'être relâché quelques jours plus tard sans contreparties. En effet, le battage médiatique fait autour de cette affaire a amplement satisfait les dirigeants de PKK qui ont ainsi pu démontrer qu'il « maîtrisaient la situation » dans le sud-est de la Turquie. Depuis le début de l'année, ce sont 156 personnes qui ont été enlevées de la sorte. 38 d'entre elles sont toujours détenues. L'objectif du mouvement séparatiste kurde consiste à prouver qu'il se meut comme un « poisson dans l'eau » au Kurdistan turc. Il ne veut plus donner l'impression de ne mener que des opérations « hit and run ». Parfois, ce sont des étrangers qui se retrouvent ainsi pris dans les mailles du filet. Mais, pour le moment, le PKK qui tient à ne pas ternir son image de marque de « mouvement de résistance kurde » les relâche rapidement pour faire preuve de sa bonne volonté.
Le mouvement séparatiste kurde ne limite pas ses opérations au sud-est de la Turquie. A titre d'exemple, un autobus militaire qui transportait des recrues vers le centre commando de Foça, situé au nord d'Izmir sur la mer Egée, a été l'objet d'une attaque à l'explosif le 9 août, vers 08 h 00 du matin. Lors de cette opération, un militaire a été tué et onze autres blessés. Le 20 août, une voiture piégée explosait à proximité du commissariat de police de Karsiyaka, à Gaziantep, ville située à proximité de la frontière syrienne, tuant neuf personnes.
Les services de police redoutent par ailleurs que le PKK ne renoue avec les attentats-suicide qu'il pratiquait régulièrement il y a quelques années. Dans ce cas, des hommes et des femmes pourraient s'en prendre à des objectifs dans les zones touristiques et plus particulièrement dans la capitale économique du pays, Istanbul.
Une offensive qui ne doit rien au hasard
Cette offensive du PKK ne doit rien au hasard. En effet, elle fait partie des mesures de rétorsions prises à l'égard de la Turquie pour son attitude hostile vis-à-vis du régime de Damas.
IL faut rappeler que la Syrie a toujours soutenu, plus ou moins ouvertement, les séparatistes kurdes du PKK, dont la majorité des forces sont présentes en Irak du Nord. Les actions actuelles sont destinées à envoyer un message fort à Ankara pour dissuader les Turcs d'aller plus avant dans le soutien à l'opposition syrienne. La tâche pour Damas est d'autant plus aisée qu'un des principaux chefs du PKK est un Kurde syrien : le docteur Fahman Husain – alias Bahoz Erdal – dit l'« exécuteur ».
Fahman Husain, le chef syrien du PKK
Par contre, il faut s'attendre à une réaction virulente de la Turquie en Irak du Nord. Cela devrait satisfaire Damas qui ne souhaite qu'une chose : internationaliser la guerre civile qui se déroule sur son sol.
Discrètement, il semble que Téhéran, qui soutient ouvertement son allié syrien, a également autorisé la reprise des activités du PKK depuis son sol. L'Iran joue un rôle extrêmement ambigu avec ses populations kurdes. D'un côté, les pasdarans combattent les indépendantistes du PJAK, qui est une émanation iranienne du PKK ; de l'autre, ils accueillent sur leur territoire quelques centaines d'activistes du mouvement kurdo-turc de manière à pouvoir les utiliser quand cela est nécessaire. A l'instar des combattants internationalistes d'Al-Qaida présents sur le sol iranien, les activistes kurdes constituent un atout dans le jeu de Téhéran face à son grand rival dans la région : Ankara. Quand l'heure est à la détente, les membres du PKK vivent sous un régime de résidence surveillée sévère ; et quand le besoin s'en fait sentir, la bride leur est laissée momentanément sur le cou.
Le chef du PKK, Murat Karayilan, aurait été arrêté en août 2011 en Iran. Il aurait été relâché après avoir négocié un accord prévoyant l'arrêt des opérations du PJAK en Iran contre l'accueil de militants kurdo-turcs fuyant les bombardements de l'aviation turque en Irak du Nord, particulièrement autour du mont Qandil, qui est leur point d'implantation principal. Ils auraient rejoint le camp de Sehidan, sur la frontière côté iranien, ce qui empêche l'aviation turque d'intervenir pour ne pas provoquer un incident diplomatique grave. Ce camp était auparavant sous la tutelle du PJAK qui l'a évacué pour rejoindre la Turquie.
A noter que l'Arménie, qui est un pays allié à l'Iran depuis la guerre du Haut-Karabakh de 1991[2], abrite également discrètement des activistes du PKK sur son sol appliquant le dicton : « les ennemis de mes ennemis sont mes amis[3] ».
Vers une province kurde autonome au nord de la Syrie ?
Depuis le mois de juillet 2012, le pouvoir syrien a délaissé les garnisons situées au nord du pays pour redéployer ses forces sur d'autres théâtres intérieurs jugés plus sensibles. Même les membres des services secrets, les tristement célèbres Moukhabarat, ainsi que les personnels des administrations ont évacué certaines grandes localités. Le relais a aussitôt été pris par des forces kurdes qui assurent, pour le moment, la sécurité des populations, particulièrement dans la province d'Hasakah.
Il faut reconnaître que la situation au nord de la Syrie est éminemment compliquée. Cette région abrite la majorité de la population d'origine kurde, qui constitue entre 10 et 15% des 23,5 millions de citoyens syriens. Ces derniers se sentent très proches de leurs « frères » vivant en Turquie, en Irak et en Iran, formant au total un peuple de presque 29 millions d'âmes. Toutefois, ils sont divisés politiquement.
– D'un côté, on trouve le Conseil national kurde (KNC), formation qui regroupe quinze petits partis, dont le principal est le Parti démocratique kurde de Syrie. Son président est le docteur Abdul Hakim Bashar. Le KNC se sent proche de Massoud Barzani, le président du gouvernement autonome kurde en Irak qui a été à l'origine de la création de ce Conseil national kurde, en 2011. Le KNC souhaite la mise sur pied d'une république syrienne sur un modèle fédéral qui regrouperait quatre ou cinq régions basées sur l'appartenance ethnique des populations. Son mot d'ordre est : « cassons la Syrie en morceaux ». Discrètement, le KNC sollicite l'appui des Américains et d'Israël en avançant l'idée qu'une Syrie démantelée en provinces autonomes serait le meilleur rempart à la fois contre l'Iran chiite et les forces salafistes des frères musulmans.
– De l'autre côté, il y a le Parti de l'union démocratique (PYD) de Salih Muslim, un proche du PKK, mouvement marxiste-léniniste séparatiste implanté en Turquie. Le PYD rêve de la création d'un grand Kurdistan qui se situerait situé à cheval sur la Syrie, la Turquie, l'Irak et l'Iran, dans les zones où la population d'origine kurde est majoritaire. Il considère que la révolution syrienne qui se déroule actuellement n'est en fait qu'un affrontement entre le régime du président Bachar el-Assad et une alliance Turquie-Frères musulmans. Pour lui, ces affrontements se font au détriment des populations kurdes.
A gauche, Abdul Hakim Bashar, le président du KNC
A droite, Sali Muslim, le chef du PYD a reçu l'autorisation de Damas de revenir d'Irak où il vivait en exil.
Le PYD et le KNC qui sont concurrents se retrouvent sur une idée : ils s'opposent tous deux à la vision centraliste du principal mouvement d'opposition syrien, le Conseil national syrien (CNS[4]). De plus, ils lui reprochent ses liens avec le pouvoir turc considéré comme l'ennemi principal du peuple kurde. D'ailleurs, un point remarquable doit être souligné : un seul parti kurde a rejoint le CNS : le Mouvement de l'avenir kurde en Syrie. Son chef, Mashaal Tammo a été assassiné par des sbires du régime en octobre 2011 et sa succession a été reprise par son fils, Fares Tammo. Ceci explique vraisemblablement ce ralliement qui reste pour l'instant l'exception.
Massoud Barzani a toutefois imposé la création d'un Conseil suprême kurde (SKC) qui regroupe les formations PYD et KNC. S'il y avait des élections aujourd'hui, il est probable que le KNC l'emporterait largement sur le PYD, mais le problème réside dans le fait que c'est ce dernier qui détient la plus importante force militaire avec quelques 2 000 hommes en armes, dont certains ont déjà combattu sous la bannière du PKK. C'est donc surtout ces activistes qui ont pris la relève des forces de l'ordre syriennes pour quadriller la région alors que, théoriquement, la gestion des villes « libérées » devrait être assurée conjointement par les deux formations sous la houlette d'une hypothétique « Force de défense populaire » dépendant du SKC. Conscient de la faiblesse militaire du KNC, Massoud Barzani aide discrètement ce mouvement en lui fournissant armes et entraînement, dans l'espoir de faire pencher la balance en sa faveur. Mais cet objectif est loin d'être atteint pour l'instant.
Pour leur part, les membres de l'Armée syrienne libre (ASL) ne se sont pas risqués en zone kurde, craignant vraisemblablement de se heurter aux populations qui sont restées très attentistes jusqu'à présent, ne prenant partie ni pour un camp, ni pour l'autre. La rumeur publique laisse même entendre que Damas aurait conclu un accord secret avec le PYD, lui faisant de nombreuses promesses en échange de sa coopération. Un signe qui ne trompe pas est le fait que Damas a autorisé le retour en Syrie du chef du PYD qui vivait en exil en Irak du Nord. Ce serait en raison de cet accord que les forces armées syriennes auraient quitté « provisoirement » la zone pour rejoindre des régions où leur présence est jugée plus nécessaire.
Cette situation inquiète au premier chef Ankara qui craint que cette région frontalière ne tombe sous la coupe du PKK, grand allié du PYD. Le mouvement séparatiste kurde serait alors à même de lancer des actions offensives en Turquie depuis cette zone[5]. En conséquence, le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a déjà annoncé que les forces armées turques se réservaient le « droit de poursuite » en territoire syrien, comme elles le font déjà en Irak du Nord. Certains observateurs craignent même que l'armée turque ne profite de cette nouvelle situation et pénètre en Syrie sur quelques kilomètres pour y créer une zone tampon destinée à empêcher les infiltrations de terroristes vers son sol. L'excuse est toute trouvée : la Syrie ne contrôle plus cette région qui est devenue de « non-droit ». En conséquence la Turquie se réserve le droit d'y faire la police car sa sécurité en dépend.
D'ailleurs, Damas joue aussi de l'ambiguïté. En effet, le pouvoir syrien prétend ne pouvoir être accusé de favoriser des actions du PKK dirigées contre la Turquie depuis son sol puisqu'il n'assure plus le contrôle de la région.
A n'en pas douter, cette partie de la Syrie, qui était restée relativement préservée depuis le début de l'insurrection, risque désormais de basculer dans la violence. Une intervention turque n'est pas à exclure, d'autant qu'Ankara tient à venger le camouflet qui lui a été infligé quand un de ses avions de reconnaissance RF-4E Phantom II a été abattu, le 22 juin dernier, par la DCA syrienne. Ankara est donc très favorable à la création d'une No fly zone dans le Nord de la Syrie, à l'image de ce qui s'était passé en Irak en 1991. Cela permettrait aux Turcs de surveiller cette région et d'y mener des raids aériens quand la menace kurde deviendrait trop pressante. Toutefois, il existe une différence de taille : la défense aérienne syrienne est toujours bien présente. C'est pour cette raison qu'Ankara tente d'entraîner Washington dans ce projet, mais les Américains paraissent conscients des risques encourus.
Ce qui semble certain, c'est qu'une fois le régime alaouite tombé, des affrontements auront automatiquement lieu entre les forces sunnites qui auront pris le pouvoir à Damas, et les Kurdes qui tiendront à préserver les zones qu'ils contrôlent.
Forces et faiblesses de la Turquie
Les forces
La Turquie est une puissance militaire redoutable, la seconde de l'OTAN après les Etats-Unis. Plus de 400 000 militaires servent dans l'armée de terre qui peut, en cas de crise, être renforcée de 429 000 réservistes. Pour les opérations de maintien de l'ordre, elle peut compter sur 250 000 gendarmes qui sont plus proches de l'infanterie que le son homologue française. L'Armée de l'air, forte de 60 000 personnels, met en œuvre près de 2 000 avions et plus de 870 hélicoptères. Avec l'aide des Américains, qui ont une grande base aérienne à Incirlik, près d'Adana, l'aviation turque peut concurrencer son homologue syrienne. La valeur combative et la rusticité du soldat turc ne sont plus à démontrer, surtout s'il défend le sol de la mère Patrie.
Un autre atout important de la Turquie réside dans ses services spéciaux (Millî Istihbarat Teskilati/MIT, Organisation du renseignement national). Ils comptent quelques 5 000 fonctionnaires, dont une infime partie de militaires (moins de 5%), et sont extrêmement opérationnels et efficaces. Leur domaine d'action est aussi bien l'ntérieur du pays, où ils disposent de prérogatives de police (comme la DCRI), que l'étranger, où ils limitent leurs ambitions aux pays voisins et à ceux qui présentent un intérêt pour la bonne marche des affaires turques. Ils sont particulièrement bien implantés en Syrie, au Liban, en Iran, dans les pays turcophones et dans les pays bordant la mer Noire. Ils collaborent étroitement avec leurs homologues américains qui entretiennent des stations d'écoutes très performantes sur le sol turc. Par contre, les relations avec les services européens et israéliens, qui étaient excellentes dans le passé, se sont considérablement refroidies ces dernières années et il semble que les grands perdants de cette prise de distance ne soient pas les Turcs…
Les faiblesses
Les matériels militaires en service dans l'armée turque sont disparates, ce qui pose un problème important de maintenance et de disponibilité. Par exemple, les 4 246 chars de bataille turcs sont composés de Leopard 2A4/ 1, de M 60T/A3TTS/A3/A1 et même d'antiques M 48. Dans l'avenir, les chars les plus obsolètes devraient être remplacés par 1 000 chars Altay de production locale , mais de grande qualité.
Les moyens consacrés à l'entraînement des forces sont notoirement insuffisants, surtout qu'il s'agit d'une armée de conscription qu'il convient d'instruire au fur et à mesure des incorporations successives.
Les officiers sont toujours formés à la « prussienne » et se retrouvent sans vrai pouvoirs d'initiative une fois sur le terrain. Si cela est efficace en cas d'un engagement classique, c'est un handicap énorme en matière de conflit insurrectionnel où des décisions doivent pouvoir être prises aux plus bas échelons en cas d'urgence. Ce fait est toutefois à relativiser. Toute la hiérarchie a désormais l'expérience de la guerre insurrectionnelle car cette dernière a débuté en 1984, il y a vingt-huit ans.
Sur le plan classique, la Turquie n'a pas développé une stratégie offensive appliquant en cela les enseignements de Mustafa Kemal Atatürk. Elle serait excellente pour défendre le territoire national contre une invasion étrangère – une attaque de la Syrie ou de l'Iran par exemple – mais aurait de sérieuses difficultés pour attaquer un pays voisin.
Plus important encore, la défiance des militaires turcs à l'encontre du gouvernement emmené par le parti islamique AKP – et réciproquement – est énorme. L'armée laïque, porteuse de l'héritage bien vivant d'Atatürk se méfie de l'« islamisme », même « modéré », des responsables politiques actuels. Ces derniers le lui rendent bien en ayant déclenché de véritables purges en se servant de rumeurs de coup d'Etat (procès Ergenekon). L'évolution lente et sournoise du fondamentalisme musulman au sein de la société turque constitue un danger qu'il ne faut pas négliger. C'est d'ailleurs ce phénomène qui pousse Ankara à soutenir l'opposition syrienne contre le régime « laïque » de Damas.
La Turquie est un acteur incontournable au Proche et Moyen-Orient. Elle tente de peser de tout son poids de 75 millions d'âmes avec une économie en pleine expansion malgré la crise économique internationale que traverse actuellement le monde occidental. Elle a abandonné son rêve européen depuis longtemps, pas tellement en raison de l'opposition obstinée de certains pays – dont la France – à laquelle elle s'est trouvée confrontée, mais parce qu'elle sait qu'elle a moins besoin de l'Europe que l'Europe n'a besoin d'elle. Toutefois elle n'a pas rencontré les succès politico-économiques escomptés dans les pays turcophones d'Asie centrale, car elle a manqué des devises nécessaires pour y investir de manière significative. Par ailleurs, elle éprouve un rejet caractériel vis-à-vis des pays arabes, vieil héritage de l'empire ottoman. Seuls les Perses sont considérés comme un adversaire à sa mesure. Comme il n'est pas question d'entrer en conflit ouvert avec ce pays, toutes les voies détournées sont employées pour affaiblir ce grand rival. Le conflit syrien en est une.
- [1] Des actions similaires qui avaient eu lieu dans la même région en juin 2012 avaient déjà fait 28 victimes.
- [2] Téhéran craint par-dessus tout la présence d'un Azerbaïdjan prospère à ses frontières. En effet, les Azéris iraniens, qui constituent 25% de la population, pourraient être tentés de faire sécession pour rejoindre cet Etat riche en hydrocarbures. Le meilleur moyen de contrer le développement de l'Azerbaïdjan est de soutenir son ennemi arménien.
- [3] Et pourtant, les milices kurdes ont joué un rôle important dans le génocide arménien.
- [4] Le CNS est présidé par Abdel Basset Sayda, qui est un Syrien d'origine kurde. Mais ce dernier se dit indépendant de toute formation kurde.
- [5] De plus, le relief relativement plat de la zone frontalière syro-turque ne se prête guère à des actions de guérilla, alors que les terrains montagneux de la frontière irako-turque sont beaucoup plus favorables.