La stratégie américaine à l’origine du rapprochement russo-chinois
François Yves DAMON
Quand éclata en 2011 la rébellion contre le régime baasiste, la Russie, alliée des de l’Iran chiite et de la Syrie, apporta son soutien au président Bachar el Assad, tandis que les Etats-Unis, alliés de l’Arabie saoudite sunnite, ennemie des chiites, ralliaient le camp adverse.
L’obsession américaine d’affaiblir de la Russie
Afin d’affaiblir la Russie, les Etats-Unis ont entrepris de réduire son espace géostratégique en tentant de soustraire l’Ukraine à son influence et de la faire basculer dans celle de l’Europe occidentale. L’Union européenne, venue en appui des Etats-Unis, y a vu l’opportunité de capter les consommateurs et la main d’œuvre à bon marché ukrainiens en les détachant de la Communauté des Etats indépendants au moyen d’un accord de libre échange. Ce second objectif a été atteint mais il a imposé de renverser, par deux fois le président élu Viktor Ianoukovytch, hostile à l’accord avec l’UE et favorable au maintien de l’Ukraine dans l’espace de libre-échange de la CEI[1].
Le président Ianoukovytch fut une première fois contraint à la démission en 2004, peu de temps après son élection, par un mouvement dit « révolution orange » dont l’égérie était Ioulia Tymochenko. De nouvelles élections portèrent au pouvoir des partisans de l’accord avec l’UE, Ioutchenko à la présidence, Tymochenko comme Premier ministre.
Réélu en 2010, Ianoukovytch refusa, en novembre 2013, de donner suite à l’accord avec l’UE, et dut faire face à une insurrection dite de l’Euromaidan, activement appuyée par John Kerry, secrétaire d’Etat américain, John Baird et Guido Westerwelle, ministres des Affaires étrangères du Canada et d’Allemagne, venus sur place apporter leur soutien aux insurgés[2]. Victoria Nuland secrétaire d’Etat adjoint synthétisa la position de Washington dans une apostrophe à l’ambassadeur américain en Ukraine[3]. Euromaidan atteignit son but avec la destitution du président Ianoukovytch par la Rada, le parlement ukrainien, en février 2014. Il fut remplacé à titre provisoire par le président pro-européen de la Rada, Oleksandr Tourtchynov.
Le 11 mars 2014, la déclaration d’indépendance de la Crimée – rattachée à l’Ukraine depuis 1954 – entraîna le 17 mars, le premier volet des sanctions économiques de l’Union européenne contre la Russie[4], auxquelles s’ajoutèrent les sanctions nationales dont la décision française d’annuler la vente à Moscou des bâtiments de projection et de commandement Mistral.
Le 7 juin 2014, Petro Porochenko – un proche de Ioutchenko et Timochenko – financier de la « révolution orange », était élu président. Il signait le 16 septembre suivant le traité de libre-échange UE-Ukraine. En riposte, le 15 décembre 2014, la Russie suspendait l’adhésion de l’Ukraine à l’espace de libre-échange de la CEI.
La précipitation des événements au Moyen-Orient allait ramener la Russie dans le jeu diplomatique et stratégique régional. L’Etat islamique devenait en effet l’ennemi prioritaire de la France après les attentats parisiens de janvier 2015. Or, il était également combattu par la Russie venue appuyer le régime de Damas. La signature, , le 14 juillet 2015 à Vienne, de l’accord nucléaire avec l’Iran[5], allié de la Russie, ouvrait à Téhéran la perspective d’une réintégration dans la communauté internationale, accord qui n’aurait pu, affirme le président des Etats-Unis, être mené à bien sans l’appui de la Russie[6]. Moscou apporta appuya la signature de l’accord nucléaire iranien car il allait dans le sens de ses intérêts en lui offrant l’opportunité de renforcer son influence au Moyen-Orient. Cette opportunité dont bénéficiait également Pékin consolidait du même coup la convergence Moscou-Pékin[7].
Cependant, l’effondrement des cours du pétrole venus, en 2015, s’ajouter aux sanctions de l’UE, plongea la Russie dans la récession[8]. Le baril de Brent, côté 110 dollars en juillet 2014, chutait à 50 dollars en janvier 2015 et à 30,61 le jour de la signature de l’accord nucléaire iranien à Vienne[9]. Le pétrole et le gaz représentant 60% des exportations de Moscou, la chute des cours – le baril russe se vendait 36,42 dollars en décembre 2015 – entraîna une perte de valeur du rouble de 59% face au dollar[10]. La récession prenait alors une telle ampleur que la quête de devises hâta la signature de contrats d’exportation réclamés par la Chine et demeurés jusque-là en attente, tels l’accord gazier russo–chinois et la vente à Pékin du chasseur multirôles Sukhoi SU-35.
La nouvelle alliance russo-chinoise
L’appui chinois à Moscou pendant la crise ukrainienne, ajouté à la récession russe, emportèrent la décision. La Chine s’est en effet abstenue, avec le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, de voter la résolution 68/262 de l’Assemblée générale de l’ONU du 27 mars 2014 sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine et le rejet du référendum de Crimée. Entre juillet et septembre 2014, Pékin a augmenté de 45% ses importations de pétrole russe, au moment où celles-ci diminuaient de 20% vers l’Europe[11].
Le premier bénéfice qu’en a tiré Pékin a été l’accord gazier signé par le président Poutine le 8 mai 2015 à Pékin. Cet accord assure à la Chine, à partir de 2018 jusqu’en 2047[12], une livraison annuelle de 30 milliards de mètres cube, soit plus de la moitié des 53 milliards importés en 2014[13]. C’est stratégique pour Pékin car cela rendra la Chine moins dépendante des voies maritimes empruntant le détroit d’Ormuz puis le golfe d’Aden et les détroits de Malacca ou de la Sonde.
Le grand rival de Pékin pour l’obtention du gaz russe était le Japon, premier importateur mondial avec 122 milliards de mètres cube en 2014. Mais, d’une part, Tokyo, allié des Etats-Unis, avait soutenu ceux-ci durant la crise ukrainienne ; et d’autre part, un contentieux portant sur deux îles de l’archipel des Kouriles du Sud l’opposait à Moscou depuis 1945.
En contrepartie de son choix chinois, la Russie compte sur l’appui de Pékin pour contrer une éventuelle revendication nationaliste japonaise dans l’espace maritime des Kouriles. Pékin pourra compter sur la réciprocité russe face aux revendications japonaises en mer de Chine orientale, où les huit îles inhabitées constituant l’archipel des Shenkaku–Diaoyu[14], sont revendiquées à la fois par la Chine et le Japon.
La Chine considère le Japon comme l’agent principal de l’encerclement dont elle serait l’objet de la part des Etats-Unis[15]. Pour Pékin, Tokyo permet aux Etats-Unis de perpétuer leur influence en Asie orientale. Défaire le lien Etats-Unis–Japon reviendrait à faire tomber celui-ci dans l’orbite chinoise et pourrait être la grande ambition diplomatique et stratégique chinoise à moyen terme. Seuls Taiwan et la Corée, plus faibles, la sépareraient encore d’une suzeraineté effective sur sa périphérie c’est-à-dire les mers de Chine,du Sud et de l’Est, et leurs Etats riverains. Le concept de « Top Level Design » (dingceng sheji) a pour fonction d’aligner la diplomatie au plus près de l’objectif stratégique prioritaire qu’est désormais devenu l’établissement de cette suzeraineté chinoise sur sa périphérie[16].
La politique chinoise de vassalisation des Etats riverains se heurte au soutien apporté par les Etats-Unis à plusieurs d’entre eux, avec lesquels ils ont signé des traités de Défense (Japon, Philippines, Corée du Sud) et aux moyens militaires déployés dans la région, c’est-à-dire la VIIe flotte. Pékin a, pour y faire face, élaboré une stratégie de déni d’accès reposant sur un large éventail de moyens : sous-marins de la base de Sanya, au sud de Hainan ; flotte de surface composée de 29 destroyers et 53 frégates en voie de modernisation ; 93 navires d’attaque rapides « Houbei », , armés de missiles antinavires et de radars transhorizon supposés capables de mettre à mal les systèmes de défense antimissiles Aegis des bâtiments américains ; missiles sol-air, dont une batterie de Hongqi-9, à longue portée et très haute altitude, désormais installée sur une île au moins, Woody Island[17], de l’archipel des Paracels ; et peut-être de missiles balistiques antinavires (ASBM).
La flotte chinoise compte un porte-aéronefs, le Liaoning (ex Varyag ukrainien), mais il n’est pas encore doté de catapulte pour les avions, ni d’un groupe d’escorte, c’est-à-dire, de bâtiments de surface de défense antiaérienne (AA), de lutte anti-sous marine (ASM), et d’un sous marin nucléaire d’attaque (SNA) capables de naviguer et combattre ensemble. C’est donc dans la défense aérienne de la flotte et l’appui aéronaval que résident les principales faiblesses de cette stratégie de déni d’accès[18]. Par ailleurs, l’appropriation chinoise de la plus grande partie de la mer de Chine du Sud, proclamée en 1992[19], nécessite, pour rendre effective cette appropriation des moyens militaires nécessaires au contrôle d’une superficie de 2,25 millions de kilomètres carrés et son espace aérien. Le chasseur multirôles russe Sukhoi SU-35 répond à ces exigences, Pékin démarchait Moscou depuis 2010 afin de parvenir à l’acquisition[20] de plusieurs appareils. La réticence de Moscou était d’ordre économique, la Chine ayant pour habitude de copier sans licence les appareils russes, puis de les vendre, concurrençant ainsi les originaux à l’exportation[21], tel le SU-27 reproduit en J-11. L’appui chinois dans l’affaire ukrainienne et la récession russe ont, comme pour l’accord gazier, emporté la décision. La Chine ne disposant pas encore d’appareils de ravitaillement en vol, le principal avantage du SU 35 réside dans son rayon d’action du à sa grande capacité d’emport de carburant[22].
Le SU-35 basé à terre aura un rayon d’action de 3 600 kilomètres sans réservoirs supplémentaires et de 4 500 kilomètres avec réservoirs, ce qui lui permettra d’atteindre tous les points de la mer de Chine méridionale et au-delà. Il pourra y demeurer en patrouille le temps nécessaire pour dissuader toute tentative d’action aérienne d’un autre acteur régional – vietnamien ou philippin – ou, si une telle action était tentée, d’intercepter leurs appareils[23] et même de neutraliser leurs bâtiments de surface. Le SU-35 va fournir à la Chine une supériorité sinon une suprématie aérienne durable dans le conflit qui l’oppose à ses rivaux régionaux, en plaçant ceux-ci dans l’incapacité d’empêcher une présence régulière des forces aériennes chinoises. Cette suprématie va permettre à Pékin de franchir un pas de plus vers le fait accompli de son appropriation de la mer de Chine méridionale, condition de l’établissement d’un ordre régional sinocentré.
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Le régulateur mondial américain est actif aux deux extrémités du Rimland[24] : en s’engageant dans le conflit ukrainien, bien que la Russie – ne constitue pas une menace pour eux, les Etats-Unis ont précipité le rapprochement sino-russe, qui a entrainé le renforcement du dispositif militaire de leur adversaire extrême-oriental, la République populaire de Chine, laquelle est particulièrement déterminée à s’opposer à l’hégemonie américaine. Cette détermination chinoise est alimentée par une solide culture de défense, aux antipodes de la stérilisante culture de repentance européenne, ainsi que l’illustre le slogan inscrit sur le tableau noir ou numérique de toutes les écoles chinoises : “Wu wang guo chi, qiang wo guo fang” (“N’oublions jamais les humiliations subies par notre nation : renforçons notre défense nationale !“)[25].
[1]John J. Mearsheimer: “Elites in the United States and Europe have been blindsided by events only because they subscribe to a flawed view of international politics. They tend to believe that the logic of realism holds little relevance in the twenty-first century and that Europe can be kept whole and free on the basis of such liberal principles as the rule of law, economic interdependence and democracy”. Why the Ukraine Crisis is he West Fault, . Foreign Affairs, September/October 2014 Issue.
[2] https://cf2r.org/fr/editorial-eric-denece/lst/ukraine-le-monde-e-envers.php
[3]“Fuck the UE”, http://www.bbc.com/news/world-europe-26079957
[4] http://europa.eu/newsroom/highlights/special-coverage/eu_sanctions/index_fr.htm
[5] http://www.bbc.com/news/world-middle-east-33518524
[6] « We would have not achieved this agreement had it not been for Russia’s willingness to stick with us and the other P5-Plus members in insisting on a strong deal », « Obama vows to defend Iran deal”, New York Times 2015-07-15
[7] The Moscow – Beijing-Tehran Axis, The Wall Street Journal, 4 août 2015.
[8] Anna Andrianova: “Russian Economy Shrinks Most Since 2009 as Oil Prices Sink. http://www.bloomberg.com/news/articles/2016-01-25
[9] prixdubaril.com
[11] Jamestown Foundation, “Without Lips Teeth Feel the cold? Chinese Support for Russia in the Ukraine Crisis”, China Brief, Volume 15, Issue 4, February 20, 2015.
[12] Lucy Hornby: “China and Russia Set to Finalize Gas Deal”, Financial Times,8 mars 2015
[13] Natural Gas Imports Country Comparison Top 20, www.indexmundi.com
[14] Il est situé à 220 miles nautiques (410 kilomètres) à l’ouest de l’île d’Okinawa et à 100 miles nautiques (186 kilomètres) de la pointe nord de Taiwan
[15] Jamestown Foundation, “Diaoyu-Shenkaku Crisis Tests Resilience of Beijing’s Japan Diplomacy”, China Brief Volume 12, issue 17, 7 September 2012.
[16] Jamestown Foundation, « Diplomacy Work Forum : Xi steps Up efforts to Shape a China-Centered Regional Order”, China Brief, Volume 13, Issue 22, November 7, 2013.
[17] http://warisboring.com/articles/chinas-island-missiles-can-effectively-shut-out-the-u-s-air-force/
[18] Rapport annuel du Service canadien du renseignement et de la sécurité, septembre 2015, www.scrs-csis.gc.ca
[19] Law of the People’s Republic of China on the Territorial Sea and the Contiguous Zone, www.asianlii.org/cn/legis/cen/laws/lotprocottsatcz739/
[20] Peter Wood, “Why China Wants the SU-35”, China Brief, Volume 13, Issue 20, October 10, 2013
[21] China’s Military Built with Cloned Weapons, www.news.usni.org/2015/10/27/chinas-military-built-with-cloned-weapons
[22] “Developers refer the Su-35 as 4++ generation fighter. It is a very fast and highly maneuverable fighter with very long range, high altitude capability and heavy armament. It poses great threat to Western 4+ generation fighters. Its large and powerful engines give it ability to supercruise for a long time. Also its engines allow to reach supersonic speeds without using an afterburner. Engines have a three-dimensional thrust vectoring and make this aircraft very maneuverable”. www.military-today-com/aircraft/top_10_fighter_aircraft.htm
[23] Les Philippines sont totalement dépourvus de chasseurs de dernière génération, l’armée de l’air vietnamienne est mieux équipée : 140 Mig 21, 12 SU-30, 6 SU-27, 38 Su-22 (Janes’s World Air Forces 2014 , Consulté au CEDM, Centre de documentation de l’Ecole militaire) .
[24] Ensemble régional constitué selon le géopoliticien américain Nicholas Spykman (1893-1943) de l’Europe occidentale, du Proche et Moyen-Orient ainsi que de l’Extrême-Orient.
[25] Zheng Wang, Historical Memory in Chinese Politics and Foreign Relations, Columbia University Press, 2012