La Somalie en passe d’être talibanisée ?
Alain RODIER
La situation en mai 2006
La ville de Mogadiscio est tombée, le lundi 5 juin, aux mains des milices de l’Union des tribunaux islamiques (Islamic Courts Union/ICU) après quatre mois d’intenses combats qui les ont opposées aux chefs de guerre regroupés sous la bannière de l’Alliance pour la restauration de la paix et contre le terrorisme (Alliance for the Restoration of Peace and Counter-Terrorism/ARPCT). Ces combats ont fait plus de 330 morts et quelque 1 500 blessés, particulièrement au sein de la population civile prise entre deux feux.
Les affrontements entre chefs de guerre et islamistes radicaux, qui durent depuis plus de dix ans, se sont soudain intensifiés dans la capitale, en février 2006. Après des tentatives de négociations, ayant échoué en mars, les autorités religieuses des ICU ont lancé, le 19 avril, une fatwa décrétant la « guerre sainte » contre l’ARPCT, dont les membres sont considérés comme des « démons ». La chute de la capitale n’est pas étonnante quand on sait que les milices islamiques contrôlaient déjà plus de 80 % de la ville.
Historiquement, l’anarchie règne en Somalie (10 millions d’habitants) depuis la chute du dictateur Mohamed Siad Barré en 1991. Devant l’ampleur de la catastrophe humanitaire provoquée par les guerres entre groupes armés, une intervention internationale débute en 1992 (ONUSOME I & II puis Restore Hope). C’est un cuisant échec et les forces internationales quittent le pays début 1994. Oussama Ben Laden, qui a participé indirectement aux opérations anti occidentales en fournissant conseillers et fonds à différents mouvements insurrectionnels, en gardera le sentiment d’une « grande victoire ». Et parce qu’il a déjà le sentiment d’avoir contribué à la défaite des forces soviétiques en Afghanistan en 1989, cela aura une grande importance dans sa volonté de s’attaquer aux « apostats et aux impies » : les gouvernants des pays musulmans – Arabie saoudite, Egypte, Algérie, Yémen, etc. – et les Occidentaux qui les soutiennent.
L’Alliance for the Restoration of Peace and Counter-Terrorism (ARPCT)
Constatant que les forces de l’ICU prennent de plus en plus d’importance, plusieurs chefs de guerre décident en février 2006 de créer l’ARPCT. Les plus importants dépendent du clan Abgal dirigé par Hussein Cheikh Ahmed : Mohamed Afra Qanyare, Hassan Bhisow, Bashir Raghe Shirar (membre du sous-clan des Warsangeli), Musa Sudi Yalahow (qui contrôlait la ville de Balad située à 30 kilomètres au nord de Mogadiscio jusqu’à ce que cette dernière soit prise le dimanche 4 juin par les forces de l’ICU), Botan Issa Ali Nour, Omar Muhamoud Finnish, Bashit Raghe Shirar, Mohamed Jendayi Dheere (qui entretiendrait de nombreux contacts en Ethiopie où il se fournirait en armes et en recrues), Issa Botan Alin, Abdu Nure Saïd, etc. Le clan Hawiye dont dépend le clan Abgal est dirigé par Mohamed Omar Habeb.
L’Union des tribunaux islamiques (ICU)
Créée en 2004, l’Union des Tribunaux Islamiques (ICU) est dirigée par le Cheikh Sharif Cheikh Ahmed grâce au Conseil suprême des Tribunaux Islamiques. Ses principaux responsables sont : Cheikh Nur Barud (le plus haut dignitaire religieux de Somalie), Moalim Hashi, Siyad Mohamed, Cheik Hassan Dir, Cheikh Hassan Tahir Uways (ancien membre du Al-Itihaad Al-Islamiya). Rien que dans la capitale, on peut compter 11 tribunaux islamiques.
Les militants, estimés à 15 000, ont reçu une aide logistique et un entraînement de la part de combattants internationalistes originaires du Pakistan, d’Indonésie et de divers pays arabes dont la Syrie et l’Algérie.
Actuellement, l’ICU utilise les mêmes moyens qui ont permis la prise du pouvoir en Afghanistan par les Taliban. En effet, les populations sont excédées par des violences récurrentes qui durent depuis 1991, par la corruption des différents chefs de guerre et par l’absence d’un gouvernement efficace. Bien que pratiquant généralement un islam modéré, elles apprécient le fait que les tribunaux islamiques rétablissent un semblant d’ordre et de tranquillité. En effet, là où l’ICU est implantée, une certaine sécurité a été rétablie en appliquant strictement la loi islamique (la charia). Mais l’ICU se singularise par des divisions internes typiques de la Somalie pour le partage du pouvoir entre les différents clans, sous-clans et familles1. Il y a en fait trois sortes d’organisations en son sein. La première est constituée du Jamaat al-Tabligh et le Salafiyya Jadiida, dont les motivations ne sont pas politiques mais purement religieuses. A côté, on trouve le Harakaat Al-Islah et le Ulimadda Islaamka e Somaliya qui ont pour but la création d’un Etat basé sur la loi islamique Les ICU dépendent plutôt de cette faction. Enfin, il y a les mouvements influencés par Al-Qaida mais qui sont davantage internationalistes que nationalistes.
Armement
Malgré un embargo décrété depuis les années 90, les deux parties bénéficient de nombreux armements : mortiers, lance-roquettes multiples, canons sans recul, mitrailleuses lourdes montés sur des pick-up ou des camionnettes, etc. L’armement léger et les munitions ne semblent manquer à aucun des deux camps. En effet, les trafiquants d’armes ont toujours eu porte ouverte au port de Mogadiscio. Cette plate-forme est également largement utilisée par les organisations criminelles transnationale pour y faire transiter métaux précieux, être humains et différentes autres marchandises acquises illégalement sur le continent africain.
Al-Qaida
La Somalie accueille un petit nombre d’activistes d’Al-Qaida. Parmi eux les responsables des attentats de 1998 contre les ambassades américaines de Nairobi (Kenya) et de Dar-es-Salam (Tanzanie) et des attaques contre un hôtel et un avion israélien, en octobre 2002, au Kenya. Le plus célèbre est le Comoro-kenyan Fazul Abdullah Mohamed dont la tête est mise à prix pour 25 millions de dollars par le FBI. Il serait le « coordinateur » de la nébuleuse Al-Qaida pour l’Afrique de l’Est.
Cependant, un deuxième groupe extrémiste local est apparu en 2003 et a effectué de nombreux massacres et assassinats, dont celui d’une religieuse italienne. Il est dirigé par Aden Hashi Ayro qui aurait séjourné en Afghanistan. La plupart de ses membres (dont son chef) sont d’anciens activistes du défunt Al-Itihaad Al-Islamiya (le Cheikh Hassan Aweys, un de ses anciens leaders spirituel, soutient l’action de ce mouvement). Ce groupe extrémiste, actif dans les années 90, comptait plus de 1 000 combattants. Il a été défait en 1996 par l’armée éthiopienne car il avait eu la mauvaise idée de lancer des opérations dans ce pays voisin. Les liens existants entre ce mouvement et Al-Qaida sont fort probables.
Le gouvernement national transitoire.
En octobre 2004, un gouvernement transitoire connu sous le nom de Transitional Federal Institutions (TFIs) a vu le jour. 275 parlementaires ont élu le président Abdullah Yusuf Ahmed, ancien dirigeant de la région du Putland, dans laquelle il a ramené un semblant de paix. Son Premier ministre est Mohamed Ali Gedi, personnalité relativement favorable au tribunaux islamiques.
Installé au Kenya pour des questions de sécurité, ce « gouvernement » a rejoint la ville de Jowhar ( 90 kilomètres au nord de Mogadiscio) en juin 2005, avant de prendre ses quartiers dans la localité de Baidoa en février 2006, la capitale étant jugée trop peu sûre. Ce gouvernement est très fragile et peut être remplacé à tout moment selon l’évolution de la situation.
L’avenir
Les forces de l’ICU vont vraisemblablement s’en prendre à d’autres villes (la localité de Jowhar considérée comme un des derniers fiefs de l’ARPCT dans le sud du pays est tombée dans leurs mains le 14 juin). En cas de victoire de L’ICU, les Américains craignent qu’un pouvoir « à la taliban » ne s’installe à Mogadiscio et qu’Al-Qaida n’en profite pour s’y implanter et déclencher des actions contre les pays voisins, en particulier contre le Yémen, l’Arabie saoudite, Djibouti, le Kenya et la Tanzanie.
Cependant, la conquête totale de la Somalie par les activistes semble peu probable. Tout d’abord, les chefs de guerre sont en train de se réorganiser pour s’opposer à l’avance des islamistes, vraisemblablement avec l’aide financière des Etats-Unis. Ils devraient se regrouper au nord-est de Mogadiscio, région plus ou moins contrôlée par le clan Hawiyé. Deuxièmement, les régions nord du pays ne paraissent pas aujourd’hui accessibles aux tribunaux islamiques, particulièrement le Somaliland, Etat autoproclamé en 1991, mais non reconnu par la communauté internationale. Cet « Etat » est dirigé par Dahir Rivale Kahin. Les activistes islamistes y sont pourchassés depuis des années. Ainsi, en 2005, les religieux extrémistes avaient été priés de quitter les lieux alors que des militants supposés d’Al-Qaida y avaient été interpellés. Au nord-ouest, le Puntland partagé entre les clans Dolbahante, Warsangal et Midjertin, semble aussi imperméable à l’arrivée des tribunaux islamiques. De plus, l’Ethiopie et le Kenya voisins2 ne vont pas laisser la situation dégénérer sans intervenir avec l’appui discret de Washington. Si certains parlent d’une prise de pourvoir à la « taliban », il se pourrait que l’on passe rapidement à la phase suivante : la reconquête du pays par des chefs de guerre comme cela a été le cas par l’alliance du Nord en Afghanistan. Une seule certitude : le peuple somalien n’est pas près de retrouver calme et sécurité.
- 1Les plus importants sont les clans des Darod (province du Puntland au nord et du Jubaland au sud), des Issak (Somaliland), des Dir (nord-est de la Somalie et le sud de Djibouti), des Sab (sud de Mogadiscio)et des Hawiyé (Mogadiscio et nord de la capitale).
- 2Deux pays qui incluent une bonne partie du clan des Darod qui couvre le Putland au nord-est et le Jubaland au sud de la Somalie.