La multiplication des assassinats en Russie, fait des differentes mafias ?
Alain RODIER
L'affaire Polikovskia : un crime qui profite d'abord aux dirigeants tchétchènes
L'assassinat de la journaliste russe Anna Polikovskia, à Moscou, le 7 octobre 2006, a attiré l'attention des médias occidentaux sur un phénomène considéré somme toute comme « habituel » dans la région : le meurtre de personnalités gênantes.
Très rapidement les médias français se sont emparés de cette affaire pour dénoncer le pouvoir du président Vladimir Poutine, qui, selon eux, serait l'instigateur de ce meurtre odieux. Selon leur habitude, de nombreux journalistes français ont cloué au pilori le président russe.
Il convient évidemment qu'une enquête policière indépendante fasse la lumière sur ce meurtre afin de déterminer, comme le disent les professionnels de l'investigation criminelle, à qui profite le crime d'Anna Polikovskia ? Au président Poutine s'exclament les bonnes âmes occidentales qui ne connaissent la Russie que par les prospectus des agences de voyage. Cette idée est parfaitement farfelue, car la pauvre journaliste décédée avait une influence extrêmement limitée en Russie. Son journal ne tire qu'à une centaine de milliers d'exemplaires, ce qui est modeste pour ce pays. De plus, A. Polikovskia était vivement contestée dans son pays en raison de son intolérance et de sa partialité, et pas uniquement par ses ennemis politiques.
Par contre, il est vrai qu'elle dérangeait le pouvoir tchétchène mis en place par Moscou. Les enquêteurs devraient donc explorer la voie des organisations criminelles tchétchènes1 qui n'ont jamais cessé leur collaboration avec leurs homologues russes malgré les conflits qui se sont succédés dans cette république caucasienne.
Et c'est là que le bât blesse. Le Kremlin qui n'a aucune intention de laisser la Tchétchénie devenir indépendante – car il s'agirait alors du début de délitement de la nation russe dans son ensemble – a délégué officiellement le pouvoir à la famille Kadirov. Si le père, qui a trouvé la mort lors d'un attentat le 9 mai 2004, semblait ne pas être trop lié à la criminalité organisée2, le fils semble beaucoup plus sujet à caution. Son passé on ne peut plus trouble et sa mégalomanie ont pu le pousser à certaines extrémités. Il avait parfaitement les moyens financiers de faire taire cette voix indépendante qui gênait son ego incommensurable. Il est aussi possible que certains de ses proches, dont certains sont fort peu recommandables, aient voulu lui faire un « cadeau » à l'occasion de son trentième anniversaire.
Le problème de Vladimir Poutine est que, pour des raisons tactiques, il utilise Islam Kadirov afin d'asseoir une légitimité tchétchène et rétablir l'ordre dans ce qu'il considère comme étant une simple province de Moscou. Si son choix semblait relativement judicieux avec Akhmad Kadirov3, le père, cela est différent avec le fils. En effet, ce dernier s'est fait connaître lors de prises d'otages et surtout, pour avoir dirigé les forces spéciales tchétchènes (surnommés les « Kadirovtsi ») responsables de nombreuses exactions.
La montée en puissance des organisations mafieuses en Russie et la multiplication des assassinats
Sous le règne de Michael Gorbatchev, puis surtout, lors des deux mandats de Boris Eltsine, les organisations criminelles transnationales (OCT) slaves, caucasiennes et asiatiques ont investi peu à peu l'économie renaissante de la Russie profitant des désorganisations qui avaient suivi l'effondrement du communisme. Hiérarchiquement structurées de manière pyramidale, tous les clans criminels se protègent grâce à un réseau de complices corrompus placés aux plus hauts niveaux de l'administration et de l'économie.
Au début des années 2000, les OCT russes contrôlaient 40 % du PIB de la Fédération de Russie, 40 000 entreprises dont 1 500 d'Etat, 4 000 sociétés représentées en bourse, 500 joint ventures et 550 banques. De l'aveu même des autorités : « la pègre contrôle de facto des secteurs entiers de l'administration territoriale et de l'activité économique de la Fédération de Russie ». Elle entretient des liens étroits aux Etats-Unis4, avec les narcotrafiquants sud-américains, avec les Triades chinoises et avec ses homologues des ex-pays de l'Est. On les rencontre également en Europe occidentale et en Australie. Certains hommes politiques sont connus pour leurs liens avec le système mafieux : la « famille » Eltsine, Vladimir Jirinovski, Boris Berezovski, etc.
La société du crime est puissante et bien implantée. Elle utilise tous les moyens pour préserver ses privilèges. Pour cela, elle n'hésite pas à faire appel au meurtre de tout ce qui pourrait se mettre en travers de ses intérêts. Les « sociétés du crime » ne manquent pas. Elles sont souvent constituées de professionnels issus des services de sécurité ou de l'armée qui ont été mis à pied suite aux réductions d'effectifs drastiques qui leur ont été imposées. Une des plus connues – qui a été partiellement démantelée en 2004 – est le clan Orekhovo, dirigé par Sergueï Burotin – alias Osya – et les frères Polyanski5.
Les meurtres ont été une constante durant des années jusqu'à celui du journaliste américain Paul Khelbnikov, en juillet 2004. Il était le rédacteur en chef de l'édition russe du magazine Forbes et avait publié des enquêtes sur des hommes d'affaires russes douteux, dont le milliardaire Boris Berezovski, actuellement exilé en Grande-Bretagne.
Les exécutions ont alors marqué une pause jusqu'à la mi-2005, lorsque Anatoli Tchoubaïs, le directeur du monopole d'Etat d'électricité russe (RAO ESS Rossli) fut la victime d'une tentative d'attentat à Moscou. Tchoubaïs était particulièrement détesté pour avoir « vendu la Russie » au privé. Sa volonté de réformer le monopole de l'énergie en Russie lui avait valu l'inimité de nombreux hommes d'affaires, dont Oleg Deripaska, un géant de l'aluminium. L'auteur présumé de cet attentat, Vladislav Kvachkov, est un ancien colonel du GRU ayant combattu en Afghanistan.
Les meurtres ont repris de plus belle avec les assassinats du vice-président de la Banque centrale russe, Andreï Kozlov, le 13 septembre 2006. Ce dernier avait eu le tort de s'en prendre aux circuits de blanchiment de l'argent de la pègre russe, notamment en retirant leur licence à de petites banques soupçonnées d'activités illicites6. Il convient de rajouter à ces assassinats ceux d'Enver Ziganchine, un dirigeant du groupe pétrolier russo-britannique TNK-BP en Sibérie et d'Alexander Plokhin, le chef de l'agence moscovite de la Vnechtorgbank survenus respectivement le 30 septembre, puis le 12 octobre 2006.
La lutte contre la criminalité, objectif majeur de Vladimir Poutine
Face à une telle situation, le président Poutine est le meilleur rempart contre la criminalité organisée omniprésente en Russie depuis l'effondrement du communisme7. Honnête car n'ayant pas d'intérêts personnels en jeu à la différence de son prédécesseur, ayant un grand sens du patriotisme8, il s'est attaqué à l'hydre mafieuse qui peu à peu gagnait du terrain. Devant l'ampleur de la menace et surtout, en raison de la puissance financière qu'elle représente, il a tenté de l'endiguer étape par étape. Selon ses propres déclarations, il souhaitait renforcer la « verticale du pouvoir » en établissant la « dictature de la loi », projet jugé peu démocratique par les intellectuels occidentaux. Le président Poutine s'est attaqué en 2006 à la corruption qui existe au sein de l'administration. Ses paroles ont été suivies d'effets. Ainsi, en mai 2006, dix hauts responsables des services de sécurité ont été limogés. Parmi eux, plusieurs cadres du FSB9, du ministère de l'Intérieur et des services du procureur général. Peu de temps auparavant, ce sont des hauts responsables des douanes qui avaient été interpellés. Conscient de la nécessité impérieuse de nettoyer cette administration, le président Poutine a nommé à sa tête Andreï Belianinov, un ancien du KGB. A cette occasion, le président Poutine a déclaré : « tout milliardaire et tout fonctionnaire, quel que soit son rang, doit savoir que l'Etat ne se contentera pas d'observer tranquillement ses activités s'il utilise ses relations pour faire des profits illégaux ». En juin, c'était au tour de Vladimir Oustinov, le procureur général de Russie d'être démis de ses fonctions car il était jugé trop timoré dans le traitement de cas de corruption. C'est pourtant lui qui avait provoqué la chute de Mikhael Khodorkovsky, l'ex-président du groupe Ioukos.
D'une certaine façon, l'histoire récente de la Russie a suivi un parcours logique. Moscou a eu les dirigeants qui lui étaient nécessaires. Gorbatchev a géré la fin du communisme qui lui a été imposé. Eltsine a lancé le pays à la conquête de l'économie de marché, le peuple le soutenant car son personnage le rendait proche de ses concitoyens. Poutine est arrivé pour remettre de l'ordre dans la « Maison Russie » après les débordements provoqués par la phase libérale précédente. Son seul problème réside dans le fait que la tâche est si difficile qu'il ne l'aura certainement pas terminé à la fin de son mandat. Alors, va-t-il repartir pour un tour ? C'est éminemment souhaitable, non seulement pour le bien de son pays, mais également pour celui de la planète.
- 1Du moins, pas plus qu'il ne le faut, les rapports avec les responsables de ces organisations criminelles étant actuellement incontournables.
- 2Plus de 40 organisations criminelles d'origine russe sont présentes, particulièrement dans le quartier de « Little Odessa » situé au sud de Brooklin.
- 3Qui purgent actuellement une peine de prison en Espagne où ils avaient trouvé refuge.
- 4Par exemple, en 2004 pour la Sodbiznessbank accusée d'avoir blanchi de l'argent provenant de rançons.
- 5C'est pour cette raison qu'il souhaite reconstruire la « grande Russie ».
- 6Dont les généraux Yevgeny Kolesnikov, Alexander Plotnikov et Sergueï Fomenko.
- 7Elles sont particulièrement spécialisées dans le trafic de drogue et d'armes.
- 8Ancien mufti qui était du côté des indépendantistes lors de la première guerre de 1994 à 1996.
- 9Les réseaux criminels existaient déjà du temps de l'URSS ; les « rouges » virent dans les « vory v zakone » (les voleurs dans la loi) des alliés dont la mission consistait à étouffer toute opposition.