L’Indonésie après les attentats de Bali et de Manado
Philippe RAGGI
Rappel des faits
Trois explosions se faisaient entendre samedi 12 octobre 2002, peu avant minuit, au sud de l'île indonésienne de Bali : deux presque simultanément touchant des night clubs de la ville de Kuta (le Paddies Irish Pub et le Sari Club, ce dernier exclusivement réservé aux étrangers), une troisième à une cinquantaine de mètres du consulat honoraire américain basé à Sanur (cf. carte) sans commettre de victimes. L'explosion devant les discothèques ont laissé des cratères de près de deux mètres de diamètre, et le bruit de la déflagration s'est fait entendre jusqu'à douze kilomètres de là. Mais une autre explosion s'est également produite peu de temps auparavant assez loin de Bali, mais toujours en Indonésie, à Manado, dans l'archipel de Célèbes (Sulawesi, au nord de l'Indonésie) devant le consulat général des Philippines, ne faisant heureusement aucune victime.
Aux dernières nouvelles, le bilan à Bali faisait état de 188 morts et près de 350 blessés ; parmi les victimes, un grand nombre de touristes anglo-saxons (Australiens, Américains et Allemands) mais aussi quelques Français et bien sûr des Indonésiens. La ville australienne de Perth n'étant pas loin, beaucoup d'Australiens se rendent à Bali, comme d'autres habitants de l'Australie occidentale ou des territoires du Nord. D'après les premiers éléments de l'enquête, les bombes étaient dissimulées à l'intérieur de véhicules. Il s'agit, aux dires mêmes du Chef de la Police indonésienne, le général Dai Bachtiar, du plus grave attentat jamais commis dans l'histoire indonésienne.
Jusqu'à présent, ces attentats n'ont pas été revendiqués, et il y a peu de chances qu'ils le soient 1. A Jakarta, le lendemain des explosions, la Présidente, Megawati Sukarnoputri, condamnait vivement cet acte de violence. Les autorités compétentes travaillent dur pour capturer les auteurs des attentats et les mener devant la justice, déclarait-elle avant de décider de se rendre sur les lieux des attentats, en compagnie du Chef d'état-major des armées, le Général Endriartono Sutarto, du ministre coordinateur des Affaires de sécurité, Susilo Bambang Yudhoyono et du ministre des Affaires étrangères, Hassan Wirayudha.
Les premiers à avoir réagi furent les Australiens, lesquels envoyèrent des Hercules C-130 de la Royal Australian Air Force sur place avec des médecins et chirurgiens, ainsi que des infirmières. En annonçant, devant la presse les mesures prises, le Premier ministre australien, John Howard, n'a pas manqué de souligner la brutalité et la barbarie de ces actes, et de préciser que demande avait été faite aux autorités indonésiennes d'envoyer en renfort sur place des enquêteurs relevant de la Police fédérale australienne ainsi que des membres de l'ASIO, les services spéciaux de ce pays (l'Australian Secret Intelligence Organization), au total près de 40 officiers de renseignement.
De son côté, le gouvernement américain condamnait de la manière la plus ferme "ces méprisables actes de terreur", ajoutant "qu'aucune cause ou aspiration ne pouvaient justifier la mort d'innocents". Ces attentats n'ont fait que renforcer l'idée américaine selon laquelle l'Indonésie était "le maillon faible dans la lutte des Etats-Unis contre le terrorisme". Rappelons que l'Asie du Sud-Est en est "le second front" après les attentats multicibles du 11 septembre 2001 sur New York et Washington.
Bali est une île hindouiste au sein de l'archipel indonésien majoritairement musulman ; elle a toujours été une destination prisée des touristes, et elle est considérée comme un petit paradis. Ce n'est pas moins d'un million et demi de vacanciers qui se rendent chaque année sur cette île comptant près de trois millions d'habitants. Malheureusement, ces vingt dernières années surtout, cet afflux d'étrangers issus pour un grand nombre d'entre eux de la culture "surf, sex and drugs", sans éducation ni morale, a fait se développer sur la petite île le marché des psychotropes et du sexe. Ce genre de touristes, leurs attitudes et tenues vestimentaires sont souvent critiqués à juste titre par un nombre de plus en plus croissant d'Indonésiens, quelle que soit leur religion.
Ce n'est sûrement pas chez les Balinais qu'il faut chercher les responsables de cet attentat meurtrier. L'île de Bali, à 95% hindouiste, est imperméable à la rhétorique islamiste ; par ailleurs, le tourisme est la source des revenus des locaux, et il est inconcevable qu'ils aient fomenté cette action. Rappelons qu'une manifestation s'est tenue à Bali, il y a juste un an, le 12 octobre 2001 contre les actions menées par les groupes islamistes menant sur Java des actions contre les discothèques et les bars.
La recherche des responsables a commencé dès les premières heures suivant l'attentat de Bali, mais les regards se sont tournés rapidement vers les mouvements islamistes radicaux de l'archipel indonésien. Deux seulement sont en mesure d'agir aussi violemment : le Laskar Jihad et la Jemaah Islamiyah. Quant aux liens avec Al-Qaida 2, que tous les commentateurs n'ont pas manqué d'avancer, ils sont impossibles à démontrer, à vérifier, à prouver quand bien même tels ou tels islamistes du Sud-Est asiatique ont combattu en Afghanistan. Penchons-nous plutôt sur deux mouvements représentatifs de l'islamisme radical militant en Indonésie.
Le Laskar Jihad
Le premier s'est illustré de manière sanglante lors du conflit des Moluques (entre 1999 et 2001) entre des chrétiens moluquois et des musulmans, pour la plupart issus d'autres régions (Célèbes du Sud et Java), conflit qui a causé entre 6 000 et 12 000 morts. Le Laskar Jihad avait envoyé près de 3 000 combattants sur place. Toutefois, dans le cas des attentats de Bali, il est peu probable qu'il s'agisse du Laskar Jihad ; en effet, la cible ne correspond en rien à ceux habituellement choisi par le chef de ce mouvement salafiste, Jaffar Umar Thalib. Les buts et les objectifs de ce mouvement sont purement nationaux, alors que les attentats du 12 octobre à Bali visaient bel et bien l'international ; agir en ce lieu fort prisé des touristes, c'était bénéficier immédiatement d'une résonance médiatique sur toute la planète, ce que n'a jamais cherché le Laskar Jihad.
La rhétorique du chef du Laskar Jihad est d'ailleurs très nationaliste ; pour Jaffar Umar Thalib, l'Indonésie doit s'asseoir sur trois piliers : l'islam, l'armée et un gouvernement fort. Un des motifs avancé d'action de ce mouvement criminel lors de ses exactions aux Moluques fut l'écrasement du mouvement sécessionniste des Moluques du Sud (RMS, Republik Maluku Selatan).
Le Laskar Jihad s'est auto-dissout officiellement quelques jours après l'attentat de Bali. Jaffar Umar Thalib avançant que cette décision avait déjà été prise le 6 octobre 2002, l'annonce ayant été faite le lendemain, sur la radio de la Milice à Amboine (capitale des Moluques). Les activités du Laskar Jihad n'ont plus lieu d'être puisque la situation n'est plus la même, le gouvernement ayant enfin réalisé qu'une tentative séparatiste existait bien aux Moluques, précisait Umar Thalib. Par la même occasion, le Forum de communication Ahlussunnah Waljamaah (FKAW 3), la branche relations publiques du Laskar Jihad, a été, elle aussi, dissoute.
La Jemaah Islamiyah et le réseau "Ngruki"
C'est pourquoi c'est bien plutôt vers la Jemaah Islamiyah que les accusations se portent ; mouvement transnational, présent tant en Malaisie qu'à Singapour ou encore au Sud des Philippines (Mindanao). Il ne faut pas oublier l'explosion de Manado devant le Consulat Général des Philippines le 12 octobre, attentat entrant bien dans une logique transnationale. Le mouvement Jemaah Islamiyah est dirigé en Indonésie par le religieux d'origine yéménite Abu Bakar Basyir, lequel refuse cette affiliation. En effet, Abu Bakar Basyir ne revendique que le titre de responsable du Conseil des Moudjahidines Indonésiens (MMI, Majelis Mujahidin Indonesia). Mais Basyir est aussi connu pour être un des responsables de ce qu'il est convenu d'appeler le "réseau Ngruki" – du nom du village de Ngruki (près de Solo-Surakarta, sur Java centre) – regroupant des écoles coraniques (pesantren) très actives. Basyir véhicule les idées wahhabites en Indonésie et, à cet effet, il a écrit un ouvrage de vulgarisation, connu sous le nom d'Usroh, qui diffuse les idées d'Hasan Al-Bana.
Ce "réseau Ngruki" n'est pas né d'hier, et les activités subversives d'Abu Bakar Basyir non plus. A la fin des années 1940, l'Indonésie naissante connaissait un mouvement actif et puissant, le Darul Islam (DI), lequel cherchait à instaurer un Etat islamique en Indonésie ; né en 1938, à Jombang (Java Est) Basyir fut enthousiaste dès son adolescence aux actions de ce mouvement violent. La répression de Suharto à l'encontre du DI fut féroce. Dans le milieu des années 50, Abu Bakar Basyir prit la tête, en compagnie d'Abdullah Sungkar, du GPII (Gerakan Pemuda Islam Indonesia, Mouvement des Jeunes Musulmans Indonésiens), un mouvement d'étudiants très actif et très proche du grand parti politique Masjumi 4, le parti politique musulman le plus "moderniste" (puritain) qui fut interdit en 1960. Sungkar et Basyir prirent ainsi une part active aux activités de prosélytisme (dakwa), le premier au sein du Masjumi et le second au sein de la Fondation al-Irsyad.
En 1967, les deux hommes créaient à Solo avec le concours d'un nommé Hasan Basri, une radio de prédication, la Radio Dakwah Islamiyiah Surakarta ; cette radio fut interdite et fermée en 1975 par les forces de sécurité de l'Etat. En 1971, toujours avec Abdullah Sungkar (aujourd'hui décédé), Basyir fondait une première école coranique (pesantren) près de Solo-Surakarta du nom de al-Mu'min, et regroupait différentes pesantren pour leur donner une impulsion nouvelle, et conduisait des actions contre ce qu'il est convenu d'appeler le processus de "christianisation" de l'Indonésie (de nombreux chrétiens avaient été nommés à des postes ministériels ainsi que dans de hauts postes de l'armée). C'est en 1973 que l'école coranique al-Mu'min déménageait pour le village de Ngruki, où elle est toujours aujourd'hui.
Mais le Général Suharto ne faisait preuve d'aucune clémence vis-à-vis de ceux qui menaient des activités anti-gouvernementales ; et c'est ainsi, que Basyir fut condamné à la prison de 1978 à 1982. Il s'est vu contraint à l'exil en Malaisie (où l'islam est religion d'Etat, contrairement à l'Indonésie) en 1985, pour n'en revenir qu'après la chute de Suharto fin 1998. Avec le relâchement de l'autorité de l'Etat concomitant à la démocratisation du pays, Basyir reprenait en main ses activités islamistes et créait en 2000 le Conseil des Moudjahidines Indonésiens ; ce relâchement fut également une aubaine pour d'autres mouvements islamistes qui prirent un nouvel essor. En décembre 2000, des attentats contre différentes églises de Jakarta furent attribués à la Jemaah Islamiyah, mais aucune arrestation ni condamnation ne suivirent.
Autour de l'islamisme radical indonésien
Pour ce qui est de l'attentat de Bali, une certaine frange de l'armée indonésienne (TNI) aurait pu aider ces terroristes, comme cela s'est passé durant le conflit des Moluques. Des attentats, des troubles, des affrontements ne peuvent que susciter une augmentation des budgets ainsi qu'un accroissement des pouvoirs attribués par l'Etat à cette institution. Le seul problème pour les manipulateurs, pas nécessairement islamistes, c'est que les manipulés semblent aller depuis quelques temps de leur propre chef ; la carte islamiste est un jeu dangereux et sanglant, pouvant aussi conduire là où l'on veut pas.
Des pays étrangers comme le Yémen et l'Arabie Saoudite peuvent également être citées pour leurs aides matérielles et surtout financières aux mouvements islamistes radicaux. Mais c'est aussi en liaison avec des pays plus proches géographiquement que le mouvement Jemaah Islamiyah "travaille". Un Indonésien, Fathur Rohman al Ghozi, servait ainsi de lien entre le Front Moro Islamique de Libération (MILF), actif au sud des Philippines (Mindanao), et la Jemaah Islamiyah ; spécialiste des explosifs, al Ghozi fut arrêté par la police de Manille peu de temps avant l'arrivée des 650 soldats américains sur le sol philippin. Fathur Rohman al Ghozi est un proche de Nurjaman Riduan Isamuddin, plus connu sous le nom d'Hambali, soupçonné d'être le véritable chef de la Jemaah Islamiyah. Ancien élève d'Abu Bakar Basyir, Hambali est dit responsable d'un autre mouvement, le Kumpulan Militan Mujahidin Malaysia (KMM) ; il est activement recherché depuis plus d'un an dans plusieurs pays d'Asie du Sud-Est. Un autre individu, malais celui-là, est lui aussi très recherché par les polices de la région : Azahari Husin, ancien lecteur d'université de 45 ans, membre et un des chefs présumés de la Jemaah Islamiyah.
L'existence de réseaux terroristes transnationaux en Asie du Sud-Est est donc une réalité depuis plusieurs années ; les récents attentats des Philippines sont là pour en apporter des preuves supplémentaires, comme celui de Manado. Toutefois, seuls quelques pays ont lutté réellement contre lui ces derniers temps ; les Philippines ont procédé à des actions militaires et judiciaires contre ces mouvements, tout comme Singapour (15 arrestations en 2002) et la Malaisie (13 arrestations en 2002). Mais seule, jusqu'à présent, l'Indonésie restait immobile contre les réseaux terroristes islamistes régionaux ; c'est ainsi qu'il y a quelques mois, des journaux asiatiques qualifiaient l'Indonésie de "nids de terroristes", provoquant la fureur des responsables politiques et policiers indonésiens.
Ce qu'il faut tout de même préciser, c'est qu'il existe un nombre important de groupuscules islamistes radicaux dans l'archipel indonésien, certains très anciens comme celui de Basyir, d'autres plus récents comme le FPI 5 (le Front des Défenseurs de l'Islam) agissant surtout sur Java : le Laskar Jihad qui a agi aux Moluques, le Laskar Mujahidin Indonesia, le Laskar Islam Hizbullah présent à Solo-Surakarta, le Laskar Jundullah actif au sud de Célèbes (à Makassar), le Front Hizbut Tharir émanation du mouvement homonyme jordanien, l'United Malay Laskar Jihad présent dans l'île de Riau non loin de Singapour, le mouvement étudiant HAMMAS6 (l'Association interuniversitaire des étudiants musulmans), etc. Ces différents mouvements bien que groupusculaires sont extrêmement actifs et très médiatisés. Ils ont des champs d'actions, des méthodes et des buts qui diffèrent quelque peu (soit uniquement la mise en place de la Sharia dans leur pays, soit uniquement l'établissement d'un Etat islamique en Indonésie, soit directement la création d'un grand Etat musulman regroupant certains pays d'Asie du Sud-Est comme la Malaisie, le Sud des Philippines, Singapour et l'Indonésie, soit tous ces buts ensemble mais de manière progressive).
Quoi qu'il en soit, ce qu'il faut tout de même remarquer ces dernières semaines en Indonésie, avant même les attentats de Bali et de Manado, c'est une action plus ferme menée par le gouvernement de Megawati à l'encontre de certains groupuscules islamistes comme le Front des Défenseurs de l'Islam (FPI), et contre quelques acteurs du Laskar Jihad ; le chef du FPI est sous les verrous et en attente de jugement, tout comme Jaffar Umar Thalib7. Depuis les attentats du 12 octobre, deux suspects ont été arrêtés pour l'explosion de Manado, et sept pour celui de Bali. Le lendemain des attentats de Kuta et de Sanur, le chef de la Police de Bali, le brigadier-général Budi Setyawan, faisait le serment de démissionner si dans le mois qui suit, les coupables n'étaient pas découverts.
Démêler l'écheveau des réseaux islamistes et trouver les responsables de ces attentats sera une affaire difficile. Mais il faut faire confiance à la Police indonésienne et aux services de renseignements de ce pays (le BIN) car ces unités sont au fait de toutes ces organisations islamistes ; la volonté politique du gouvernement de Madame Megawati et sa capacité à mener une campagne d'éradication de l'islamisme radical dans son pays seront les seuls éléments en mesure de donner l'impulsion nécessaire à ces actions. L'armée indonésienne pourrait quant à elle utiliser les événements à son profit et conduire cette campagne ; une carte que certains généraux de la TNI doivent vraisemblablement préparer. Quoiqu'il en soit, ce serait l'opportunité pour la TNI de retrouver grâce aux yeux des Indonésiens après ses conduites durant l'ère Suharto et le manque de confiance dont elle souffre à bon droit. Au lendemain des attentats meurtriers du 12 octobre, les responsables de la TNI demandaient de l'aide aux pays étrangers pour agir contre le terrorisme dans leur pays et il ne faudrait donc pas les éconduire.
La Jemaah Islamiyah n'a jusqu'à présent jamais été inquiété, alors que ses buts sont connus (établissement par tous les moyens d'un Etat islamique regroupant les pays d'Asie du Sud-Est) et ses dirigeants clairement identifiés (Basyir, Mudzakir, etc.). On est donc en droit d'attendre dans les semaines qui suivent à une action ferme et tangible du Gouvernement indonésien à l'encontre de ce mouvement de prédication et de combat, tout comme la poursuite des actions menées contre les autres groupes islamistes. C'est à ce seul prix que la crédibilité du gouvernement de Megawati Sukarnoputri pourra être regagnée tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du plus grand pays musulman du monde. La minorité islamiste radicale ne doit pas trouver un havre de paix dans l'archipel indonésien, et c'est ce qui est attendu principalement par non seulement les pays d'où sont issus les victimes des attentats, mais également par les Etats de la région.
Les spécificités de l'islam indonésien
L'Islam indonésien ne mérite pas ce qui arrive dans l'archipel et il ne faudrait pas l'assimiler trop rapidement aux mouvements radicaux car il faut bien souligner la spécificité de cet islam trop souvent oublié des synthèses françaises sur cette religion8. Par ailleurs, ne voir qu'un Islam, c'est reprendre la rhétorique islamiste qui ne veut voir aucune spécificité dans la communauté musulmane. Loin des clichés, l'Islam indonésien n'est pas issu de la culture primitive arabe9, et il bénéficie de valeurs indigènes ; il en résulte de la part des Indonésiens une fierté vis-à-vis cette histoire anté-islamique avec les dynasties Majapahit et Sriwijaya. Dans les faits, deux grands mouvements représentent vraiment l'Islam indonésien : le Nahdlatul Ulama10 (40 millions de membres) et la Muhammadiyah11 (35 millions d'adhérents). Le NU est dit "traditionaliste" et la Muhammadiyah "moderniste" ou encore "scripturaliste" ; à ces catégorisations savantes l'on pourrait ajouter que le NU est plutôt libéral, acceptant les rituels non-islamiques (selamatan), alors que la Muhammadiyah, plus rigoriste, cherche à se débarrasser des "scories" non musulmanes dans la pratique religieuse – ce sont de puritains en quelque sorte.
Ces deux mouvements représentatifs illustrent à eux seuls le courant majoritaire de l'islam indonésien. Ne cherchant pas à entrer dans la scène politique, ces deux mouvements ont néanmoins deux partis politiques qui regroupent des personnes issues de leur rang : le PKB (parti pour le NU et le PAN (parti du mandat national) pour la Muhammadiyah. Toutefois, il faut nuancer ce propos en disant que ce clivage n'est pas aussi net que cela.
Ces deux mouvements, comme toutes les organisations de masse acceptent le Pancasila (cinq principes, dont l'un d'entre eux est le monothéisme sans qu'une religion précise ne soit nommée) ; ce fait revient à une obligation issue de l'Ordre Nouveau suhartien. Le Pancasila, inscrit dans le préambule de la Constitution, est le "code génétique de l'Indonésie", c'est un des facteurs d'unité de ce pays avec la langue indonésienne. Cette dernière n'est pas celle de Java, la plus peuplée et la plus industrieuse des îles de l'archipel, mais vient d'une minorité du Sud de Sumatra ; ainsi l'ont voulu, en grande intelligence, les fondateurs de la République d'Indonésie en 1945. La langue indonésienne, le Bahasa Indonesia, est ainsi la langue de communication reconnue parmi les 350 ethnies et les 583 langues et dialectes connus que compte l'archipel.
Savoir raison garder
Pour finir, et malgré la tragédie des attentats de Bali, il ne faudrait pas se focaliser uniquement sur l'islam en Indonésie. Ce pays à la recherche d'une stabilité politique ne s'est pas encore relevé de la crise financière asiatique de 1997, et il est parcouru par des forces centrifuges, par des mouvements séparatistes. Ainsi en Aceh (Nord de Sumatra), ainsi en Papouasie occidentale et dans certaines petites îles non loin de Singapour ; c'est aussi sans compter sur l'existence de mouvements à l'identité culturelle très forte et qui ne veulent pas se fondre dans le "moule javanais" comme à Kalimantan (Bornéo) par exemple ; on se souvient également du mouvement indépendantiste du Timor oriental.
L'Indonésie est un pays complexe, qu'il ne faudrait pas réduire à l'islamisme et à ses manifestations ; les attentats de Bali ne doivent pas conduire à la condamnation et au rejet de ce pays archipélagique. Doté d'une richesse culturelle et religieuse, mais aussi parallèlement d'une fragilité constitutive, il faut aider ce pays à trouver sa voie dans ce qui la constitue, c'est-à-dire sa spécificité religieuse et politique, afin qu'il ne tombe pas, au nom d'une vision réductrice et huntingtonienne, dans l'écueil d'un islamisme qui lui est profondément et essentiellement étranger.
- 1Le dernier communiqué d'Al-Queida du mardi 15 au matin ne faisait aucune allusion à Bali ni à Manado.
- 2Al-Qaida est aujourd'hui une étiquette, un label, une "franchise" donnant l'accès à la notoriété, au "sérieux".
- 3Forum Komunikasi Ahlussunnah Waljamaah. 4
- 5Front Pembela Islam, crée en août 1998, dirigé par Habib Muhammad Rizieq Syihab, un religieux originaire de Jakarta et possédant comme nombre des membres du FPI des ascendances arabes ; Rizieq a fait ses études en Arabie Saoudite. Le FPI qui compte près de 60 000 membres, possède une branche paramilitaire, le Laskar Pembela Islam.
- 6Himpunan Mahasiswa Antar Kampus qui compte environ 10 000 adhérents.
- 7Non pour l'action du Laskar Jihad aux Moluques, mais paradoxalement pour la lapidation d'un des siens à cause d'une sordide affaire d'adultère.
- 8Cf. les livres d'Olivier Roy (Echec de l'islam politique), de Gilles Kepel (Djihad, expansion et déclin), et de Del Valle (Islamisme et Etats-Unis, une alliance contre l'Europe).
- 9La Jahiliyah.
- 10Le Renouveau des Oulémas, né en 1926, proche des confréries soufies, majoritairement de l'école shaféite, elle place l'unité nationale au-dessus des particularismes religieux.
- 11Né en 1912, ce grand mouvement réformiste indonésien rejette le taqlid, l'obéissance aveugle aux écoles de droit sunnites du IXe siècle, et prône le retour au Coran et aux hadits pour résoudre les problèmes de la modernité.