Karachi l’insoumise, creuset des maux du Pakistan
Aymeric JANIER
Colonne vertébrale de l'économie nationale, Karachi, capitale de la province du Sind, est aussi en proie aux extrémismes. Une violence endémique et protéiforme qui fait peser une lourde hypothèque sur les élections législatives du 11 mai prochain.
A la mi-mars, le Pakistan tenait enfin sa revanche. Faisant mentir les augures alarmistes, un gouvernement civil venait d'achever une législature complète de cinq ans, situation inédite dans l'histoire tourmentée d'un pays davantage rompu aux coups d'Etat militaires (1958, 1969, 1977 et 1999) qu'aux transitions démocratiques apaisées. Très vite, cependant, le tumulte politique a repris ses droits, charriant son lot d'espoirs, d'incertitudes et de craintes. A l'approche des élections législatives du 11 mai, le spectre de la violence plane toujours sur le « pays des Purs ». Et notamment à Karachi, ville de toutes les démesures, devenue un chaudron incandescent où se mêlent les extrémismes les plus pernicieux.
Ces derniers mois, la bouillonnante cité portuaire du sud pakistanais, bordée par la mer d'Oman, a connu moult épisodes sanglants. Mais deux d'entre eux ont particulièrement meurtri la conscience populaire. Le 3 mars, l'attaque à la bombe perpétrée à l'entrée du quartier chiite d'Abbas Town a frappé les esprits par son ampleur dévastatrice : 48 morts et plus de 150 blessés. Rarement la ville avait connu pareil carnage.
Dix jours plus tard, le meurtre de Perween Rehman, 56 ans, a également ébranlé ceux qui refusent de céder à la tentation funeste d'un Pakistan inéluctablement voué à l'apocalypse. Architecte bien connue et personnalité engagée, cette femme au caractère pugnace avait enfourché un louable cheval de bataille : la défense des déshérités. A la tête depuis 1999 du Projet pilote d'Orangi ( Orangi Pilot Project ), une ONG née en 1980 dans le quartier insalubre du même nom, elle se battait pour tirer les communautés locales des griffes de la pauvreté.
Guerre de territoires
Aujourd'hui, à Karachi, jungle urbaine tentaculaire de quelque dix-huit millions d'habitants, les « assassinats ciblés » font partie du quotidien. Les statistiques, d'ailleurs, sont tristement éloquentes : en 2012, plus de 2 400 personnes y ont perdu la vie, abattues en pleine rue ou enlevées puis torturées à mort. Une situation inquiétante qui témoigne des multiples forces antagonistes à l'œuvre dans la capitale du Sind.
Antagonismes ethniques, d'abord. Le principal clivage oppose les Mohajirs, ces musulmans de langue ourdou ayant quitté l'Inde pour le Pakistan au moment de la partition des Indes britanniques, en 1947, et les Pachtounes venus du nord-ouest. Entre ces deux communautés que tout sépare – la première est urbaine et éduquée, quand la seconde est rurale et pauvre – les tensions n'ont cessé de s'aiguiser ces dernières années, sous le regard inquiet des Sindis, autochtones désireux de préserver leurs propres acquis.
Depuis 2007, en raison de l'afflux croissant de Pachtounes cherchant à fuir les combats dans les zones tribales frontalières de l'Afghanistan, les Mohajirs craignent de voir leur autorité historique remise en question. Cette rivalité transparaît jusque sur le terrain politique, où le Muttahida Qaumi Movement (MQM, pro-mohajir), le premier parti local, et le Parti national Awami (ANP, pro-pachtoune), croisent régulièrement le fer. Chacune des deux formations se livre une âpre lutte pour le contrôle des richesses et des territoires de la métropole, à commencer par son port. Car Karachi, vaste plate-forme commerciale, baigne dans l'opulence. A elle seule, l'activité de la ville représente entre 20 et 25% du PIB national et 65% des recettes fiscales.
Au puzzle ethnique se greffe en sus un épineux casse-tête confessionnel. Les militants taliban, des Pachtounes (sunnites) pour l'essentiel, attisent les divisions avec les chiites, prégnantes depuis la politique d'islamisation lancée par Zia Ul-Haq en 1977. Séduit par l'idéologie wahhabite saoudienne, particulièrement rigoriste, ce général putschiste – bourreau de Zulfikar Ali Bhutto, père de feu Benazir Bhutto – a largement contribué, en son temps, à faire pièce à l'activisme des chiites… Profitant de l'extrême densité de Karachi et du fait que la ville abrite entre cinq et six millions de Pachtounes, le Mouvement des taliban pakistanais (Tehreek-e-Taliban Pakistan, TTP), dirigé par « l'émir » Hakimullah Mehsud, y fait désormais régner son impitoyable loi. La cité lui sert de base arrière.
Faillite sécuritaire
A l'instar des partis politiques, la mouvance islamiste cultive des liens plus ou moins opaques avec le milieu de la criminalité. L'occasion de se financer et, partant, d'alimenter sa machine de guerre. Ainsi, depuis le début de l'année, les taliban ont perpétré au moins dix braquages de banques. Leurs forfaits, cependant, ne s'arrêtent pas là.
Sans doute inspirés par la « Bhatta mafia » (la mafia de l'extorsion), ils pratiquent également les enlèvements contre rançon et le racket. Leurs principales cibles ? Les commerçants et les hommes d'affaires, sommés de se délester d'une partie de leurs avoirs en échange d'une vague promesse de « protection ». L'extorsion, à Karachi, est un commerce florissant. D'après les Rangers, unité des forces paramilitaires, il rapporterait aux groupes qui s'y livrent un peu plus de 100 000 dollars par jour. Du côté des victimes, les plaintes se multiplient : au moins 172 au cours des seuls six premiers mois de 2012…
Face à cet écheveau complexe où s'enchevêtrent économie, politique, religion et motifs crapuleux, les quelque 30 000 policiers que compte la ville (soit en moyenne un policier pour 600 habitants) paraissent démunis, handicapés, il est vrai, par une formation lacunaire, un manque criant d'effectifs et un équipement sommaire. Régulièrement, ils essuient les attaques des nervis du TTP, qui les accusent, au même titre que le gouvernement, d'être à la solde des Américains dans leur « guerre contre le terrorisme ».
Quant aux autorités, elles semblent, elles aussi, incapables de trouver un remède durable et efficace à la violence qui gangrène la ville. Une impéritie qui nourrit la rancœur, mais aussi les suspicions des citoyens, las de se sentir livrés à eux-mêmes. Comment, en effet, ne pas s'interroger sur cette faillite sécuritaire, quand on connaît le poids de l'armée, et surtout de l'ISI ( Inter-Services Intelligence ) – ces redoutables services de renseignement militaires qui quadrillent d'une main de fer un pays de 180 millions d'âmes au point d'être considérés comme un « Etat dans l'Etat » ?
Journaliste au Monde.fr
Avril 2013