Iran : les services spéciaux sur la sellette
Alain RODIER
Heydar Moslehi, le chef du Vevak, et le major général Qassem Soleimani,
commandant la force Al-Qods
Depuis un certain temps, mais surtout depuis le début de la guerre civile syrienne, il semble que les services spéciaux iraniens ne sont plus ce qu'ils étaient. A savoir que dans cette période troublée, Téhéran est confronté à l'incompétence de ses organismes de renseignement et d'action, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de l'Iran. En effet, ils se montrent incapables d'endiguer les actions entreprises pour ralentir leur effort nucléaire et les nombreuses opérations lancées outre-mer échouent presque toutes.
La lutte de clans au sommet explique ces échecs à répétition
Ces échecs peuvent s'expliquer en partie par la lutte de palais qui se déroule actuellement au plus haut niveau, opposant les partisans du Guide suprême de la révolution, l'Ayatollah Ali Khamenei, à son bouillant président, Mahmoud Ahmadinejad. En effet, depuis les élections controversées de 2009, le très professionnel ministère du Renseignement et de la Sécurité nationale aussi appelé Vevak[1], dirigé par Heydar Moslehi, a vu son influence diminuer au profit des Gardiens de la révolution et de leur bras armé, la force Al-Qods, dont le chef est le major général Qassem Soleimani. Or, les pasdaran ne sont pas réputés pour leur finesse et leur doigté.
En 2011, Ahmadinejad a même tenté de se débarrasser du chef du Vevak, Heydar Moslehi, mais ce dernier a été maintenu à son poste par Ali Khamenei. Cela a été ressenti comme un véritable camouflet par le président iranien qui a, par ailleurs, encaissé de nombreux coups depuis un an. En effet, certains de ses fidèles sont, comme par hasard, poursuivis en justice pour des motifs divers et variés. Il réplique en faisant accuser pour malversations immobilières Javad Larijani, le frère d'Ali Larijani, l'actuel président du parlement. Ce dernier, qui est très critique vis-à-vis d'Ahmadinejad, est sur les Starting Blocks pour la future élection présidentielle de 2013, très vraisemblablement poussé par le clan d'Ali Khamenei.
L'incompétence des services iraniens survient au plus mauvais moment
Cette incompétence remarquée des services iraniens survient à un très mauvais moment pour Téhéran qui est confronté à une véritable guerre secrète lancée pour affaiblir son influence au Proche et Moyen-Orient. Avec la bénédiction de Washington, l'axe salafiste Arabie saoudite-Qatar, qui est l'ennemi de toujours des chiites iraniens, se renforce de jour en jour profitant du printemps arabe pour placer ses pions en Egypte et au Maghreb[2].
L'Iran risque de perdre la Syrie, son seul allié dans le monde arabo-musulman. Cela aurait des conséquences dramatiques pour le Hezbollah libanais qui est « la » carte maîtresse des mollahs iraniens au Liban. Ce mouvement subit déjà les conséquences de l'affaiblissement de Damas. Il a perdu ses bases arrières et, surtout, les services de renseignement syriens ne peuvent plus lui transmettre les informations dont il a besoin.
L'Iran vient également d'être lâché par le Hamas qui s'est rangé du côté des rebelles syriens. Le Hamas est un mouvement sunnite que la force Al-Qods soutenait en sous-main et qu'elle utilisait à l'occasion. Seul le Djihad islamique palestinien lui reste fidèle pour l'instant ; il a d'ailleurs transféré sa direction de Damas à Téhéran par mesure de sécurité.
La guerre perdue à l'intérieur
La guerre secrète menée par le Mossad, la CIA et les autres services occidentaux contre l'effort nucléaire iranien bat également son plein. Les services de sécurité iraniens laissent passer des virus informatiques[3], des matériels sabotés et des tueurs qui viennent s'en prendre à des scientifiques de haut niveau[4] dans le but de retarder l'avancée des travaux qui devraient les conduire à posséder l'arme nucléaire.
Il semble que Washington ait reçu récemment des renseignements très précis sur l'avancée des recherches sur le site de Parchin. C'est sur la base de ces informations que les sanctions auraient été brusquement accentuées en 2012.
Quelques arrestations d'« espions sionistes » surviennent bien de temps en temps. Elles sont généralement suivies de leurs « aveux » télévisés puis de leur pendaison après un simulacre de jugement. Personne n'est dupe : il s'agit de sauver les apparences. Mais, en fait, le contre-espionnage iranien semble bien être devenu une véritable passoire !
Le fiasco des opérations iraniennes à l'étranger
En août, 48 « pèlerins » iraniens qui se rendaient à Damas pour visiter la mosquée Sayyida Zeinab ont été capturés par les rebelles syriens. Bien curieux « pèlerinage » alors que l'interdiction de se rendre pour quelque raison que ce soit en Syrie avait été décrétée depuis des mois pour tous les citoyens iraniens. Du bout des lèvres, Téhéran reconnaît que certains de ses ressortissants enlevés étaient d'anciens militaires ou pasdaran qui profitaient d'une retraite méritée. On ne peut qu'être extrêmement inquiet du sort réservé à ces captifs. Une guerre civile est toujours extrêmement cruelle et les deux camps ne s'embarrassent guère des lois internationales.
Depuis un an, ce sont au moins dix tentatives d'opérations homo conduites par les services secrets iraniens ou leurs affidés du Hezbollah qui ont échoué aux Etats-Unis, en Géorgie, à Chypre, en Inde, en Thaïlande, en Azerbaïdjan, au Kenya. Une seule exception : l'attentat de juillet 2012, à Bourgas, en Bulgarie, qui a tué sept personnes dont cinq touristes israéliens[5]. Pour une fois, les exécutants de cette difficile mission, qui consistait à s'en prendre à des vacanciers désarmés, sont parvenus à ne pas se faire arrêter.
Une des raisons de ces échecs est le fait que les Iraniens ont lancé trop d'actions simultanément. Manquant d'effectifs qualifiés, les services ont été contraints de faire appel à des seconds couteaux, à des amateurs[6], voire même à des truands de bas étage. L'expérience a démontré à maintes reprises dans le passé qu'en matière de guerre secrète, il est périlleux et contreproductif de procéder de la sorte.
A l'intérieur même de la force Al-Qods, une chasse aux sorcières a été entamée pour trouver les responsables de ces différents fiascos. Ahmadinejad pense à une volonté de lui nuire de la part des partisans du Guide suprême de la révolution. Comme dans beaucoup d'autres administrations, il est en effet plus facile de blâmer des conspirateurs que des incompétents. Autant dire que l'ambiance est aujourd'hui pesante au sein des organismes de renseignement iraniens.
La menace est toujours présente
Cela dit, les services iraniens sont toujours actifs dans ne nombreuses régions du monde.
Au Yémen, ils appuient les rebelles du clan al-Houthi présents dans le nord du pays en leur fournissant armes et entraînement. Selon les autorités de Sanaa, un réseau d'espionnage piloté par les pasdaran, qui était opérationnel depuis sept ans, a été découvert en 2012. Téhéran a alors été prié de ne plus s'ingérer dans les affaires intérieures yéménites.
Les services spéciaux iraniens continuent également à développer leurs réseaux en Amérique latine, particulièrement au sein des pays « amis », en tête desquels se trouve le Venezuela qui entraîne derrière lui l' « Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique » (Alianza bolivariana por los pueblos de nuestra America/ALBA). Ce n'est pas que la région présente un intérêt direct pour Téhéran, mais il est considéré comme un « terrain de jeux » où il est possible de porter la menace sur un continent considéré comme la chasse gardée des ennemis « américano-sionistes ». Pour cela, ils utilisent deux cartes intéressantes : les représentations diplomatiques iraniennes[7] – qui sont surdimensionnées par rapport à l'intérêt réel que représentent les pays sur le plan politico-économique – et l'importante diaspora libanaise infiltrée par le Hezbollah, particulièrement dans la région des trois frontières entre le Brésil, le Paraguay et l'Argentine.
A noter que tous les bureaux commerciaux et de presse iraniens servent, comme partout dans le monde, de couverture et de base pour les espions de Téhéran et autres agents d'influence. Pour être nommé en poste à l'étranger, un citoyen iranien doit avoir fait preuve de son loyalisme et se retrouve contraint d'accepter de coopérer avec les services quand il n'en fait pas partie, ce qui est généralement plus pratique. De toute façon, des officiers des pasdarans sont présents partout pour surveiller les comportements de leurs concitoyens. Comme leurs collègues du KGB aux meilleurs temps de l'URSS, les agents iraniens vont par deux car l'un surveille toujours l'autre et inversement. En cas de dérive réelle ou supposée, ils sont réexpédiés illico au pays, où, comme on peut s'en douter, ils sont fraîchement accueillis. Les familles restées en Iran servent également de « gage ».
Les services iraniens sont aussi traditionnellement présents en Afrique sub-saharienne, où ils utilisent l'importante diaspora libanaise. Par contre, les ouvertures faites en direction des pays musulmans du continent africain semblent pour le moment être vouées à l'échec, en raison de l'image de marque déclinante de Téhéran depuis l'essor des révolutions arabes. Il faut reconnaître que l'Arabie saoudite et le Qatar sont là pour décourager toute velléité de coopération avec leur adversaire iranien. Ils ont un argument massue – les pétrodollars -, alors que l'Iran commence à cruellement manquer de devises, sanctions économiques internationales obligent !
Toujours très présents en Irak, Téhéran tente de placer discrètement l'Ayatollah Mahmoud Shahrudi pour remplacer le vieillissant grand Ayatollah Al-Sistani[8] comme autorité morale de la communauté chiite majoritaire. L'Iran aide aussi le Premier ministre et leader du parti chiite Da'wa (l'appel islamique), Nouri al-Maliki, à combattre les opposants sunnites. Ils bénéficient toujours de l'appui des forces de leur dynamique poulain Moqtada Al Sadr, qui est revenu s'installer au pays en janvier 2011.
Par contre, au Bahreïn, la révolte des populations chiites, majoritaires dans l'émirat (60%), contre la famille sunnite Al-Khalifa a échoué, notamment grâce à l'intervention de l'Arabie saoudite. Dans la région, seul Oman semble encore garder une neutralité de bon aloi vis-à-vis de Téhéran.
Enfin, la présence des services spéciaux iraniens est toujours aussi déterminante en Afghanistan où il semble que leurs intérêts convergent avec ceux des Indiens avec ils entretiennent des relations cordiales. En effet, ces deux pays ont un problème commun : l'influence du Pakistan dans ce pays.
Le fait que les dirigeants iraniens se sentent littéralement acculés est inquiétant. En effet, ils pourraient être tentés de se lancer dans une fuite en avant comme cela a été le cas dans les années 1980-1990, époque qui a connu une vague d'assassinats d'opposants et d'attaques terroristes contre les intérêts israéliens et occidentaux à travers le monde. Selon un expert anti-terroriste indien : « les Iraniens sont aux abois, ils ressentent une grande frustration dont a fait l'objet leur programme nucléaire ; ils ont vraiment envie d'en découdre. Ils ne se sont donc pas suffisamment préparés ; ils agissent rapidement et se moquent des représailles. Ils ont perdu la main ».
- [1] Vezarat-e Ettela'at va Amniyat-e ; il est également appelé MOIS, MISIRI, VAJA…
- [2] Seule l'Algérie semble encore favorable à l'axe Téhéran-Damas. En effet, Alger craint par-dessus tout que l'arc sunnite ne fomente un printemps arabe en Algérie même.
- [3] Stuxnet est le plus connu, mais il en existe de nombreux autres qui ont particulièrement attaqué l'industrie pétrochimique iranienne. Téhéran dissimule ces « difficultés » pour ne pas faire publiquement état de ses faiblesses, et les pays auteurs ne le clament évidement pas sur tous les toits.
- [4] Au moins cinq d'entre eux ont été assassinés. En réalité, ce chiffre est vraisemblablement sous-évalué et ne compte pas les étrangers (dont des Russes) qui ont trouvé la mort pour avoir participé de près ou de loin au programme nucléaire iranien (cf. Note d'Actualité n°269 de février 2012).
- [5] Voir Note d'Actualité n°280 d'août 2012.
- [6] Voir Note d'Actualité n°259 d'octobre 2011.
- [7] Il n'est pas rare que l'ambassadeur en personne soit un officier de renseignement issu du Vevak ou des pasdaran. Le ministère des Affaires étrangères ne peut guère s'en offusquer car il est de fait subordonné au ministère du Renseignement.
- [8] Bien qu'ayant passé de longues années en exil en Iran, le grand Ayatollah Ali Sistani, la véritable autorité morale chiite irakienne, a toujours montré une grande méfiance vis-à-vis de Téhéran. Un soupçon de nationalisme sans doute !