Irak/Iran : début de tiraillements entre alliés ?
Alain RODIER
En Irak, la situation semblait relativement claire depuis plusieurs mois : les Peshmergas kurdes tenaient le nord-est du pays, les milices chiites[1] et l'armée régulière le sud-est, et les rebelles sunnites emmenés par Daesh, le sud-ouest – en particulier la province d'Al-Anbar et Mossoul au centre-nord. Les milices chiites et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) sont directement soutenues par les pasdaran iraniens qui leur fournissent aide logistique, conseils tactiques et un appui direct dans le domaine du renseignement.
Dans un premier temps, l'ayatollah Ali Al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite d'Irak, a soutenu et même encouragé la montée en puissance des « milices de mobilisation populaire » chiites (Hached Al-Chaabi) pour faire barrage à la progression de l'Etat islamique (EI) qui menaçait Bagdad. Mais il semble que depuis quelques semaines, Sistani commence à trouver la présence « amicale » des pasdaran iraniens un peu trop envahissante. Il souhaite que les milices chiites irakiennes se placent
désormais sous les ordres du pouvoir politique de Bagdad et qu'à terme, elles intègrent les forces armées.
L'élément déclencheur aurait été la prise en otages de 18 travailleurs turcs (sunnites) par le groupe Ferak Al-Maout (« Les Escadrons de la mort »), le 2 septembre 2015 à Bagdad. Dans une revendication qui porte en en-tête le slogan chiite « A tes ordres ô Hussein », les dirigeants de ce groupe exigaient que la Turquie interrompe le flux de djihadistes qui rejoint l'Irak par son territoire. Conscient que cette opération ne pouvait que dresser un peu plus les populations sunnites contre les chiites, Al-Sistani a réclamé la libération des otages turcs sans condition.
Un deuxième point est venu chagriner le vieil ayatollah irakien : la participation du général Qasem Soleimani, le chef de la force Al-Qods – le service Action des pasdaran engagé dans le conflit contre Daesh – à un meeting politique qui regroupait une coalition de partis chiites, fin août, en Irak. Soleimani aurait eu un vif échange avec Haïdar Al-Abadi, le Premier ministre irakien qui demandait d'intensifier la lutte contre la corruption et sa volonté de traduire en justice son prédécesseur, Nouri Al-Maliki, pour sa responsabilité dans la chute de Mossoul, en 2014. Suite à cet incident, Sistani aurait adressé un courrier au guide suprême de la Révolution iranien, l'ayatollah Ali Khamenei, lui demandant si l'immixtion de Soleimani dans la politique intérieure irakienne venait de ses instructions où si ce dernier agissait à titre personnel.
Une des priorités majeures du gouvernement irakien actuel est la lutte contre la corruption qui est endémique dans le pays. C'est en partie elle qui a causé le désastre de 2014, beaucoup de cadres politiques et militaires étant impliqués. En effet, ces pratiques désastreuses ont poussé une partie de la population sunnite à rejoindre Daesh d'autant que les salafistes-djihadistes mettent en avant leur « honnêteté » du fait de leur application stricte de la charia. Téhéran est inquiet de la tournure que prennent les évènements car de nombreux cadres chiites irakiens aujourd'hui sur la sellette comptent parmi ses plus fidèles alliés – pour ne pas dire collaborateurs. En outre, Téhéran sous-estime le sentiment nationaliste qui est reste bien présent au sein des responsables chiites irakiens, même s'ils ont passé de longues années en exil en Iran durant le règne de Saddam Hussein.
Enfin, le point central de cette méfiance réside dans la conception différente qu'ont les dirigeants religieux des deux pays. Si les érudits de l'islam iranien (école de Qom) prônent la suprématie du religieux sur le politique (c'est pour cette raison que l'Iran est une théocratie), leurs homologues irakiens de l'école de Nadjaf enseignent que le religieux ne doit avoir qu'une influence morale sur le politique. Même le bouillant Moktada Al-Sadr s'est rangé à cette vision des choses.
Sistani est âgé de 85 ans et Khamenei de 76, mais la rumeur court que ce dernier est en mauvaise santé. La question se pose: qui partira le premier ? Si c'est Sistani, il semble que sa succession est assurée, nombre de religieux partageant ses convictions pouvant prendre la relève. Le problème est différent dans le cas de Khamenei dont la ligne fait l'objet de contestations internes qui pourraient s'exacerbées après son départ.
- [1] Cf. Note d'actualité n°395, « Irak-Iran : les milices chiites », juin 2015, www.cf2r.org.