Évolution de Daech
Alain RODIER
Dans un message du 22 août dernier, transmis via Telegram et diffusé à l’occasion de la fête de l’Aïd Al-Adha – qui marque la fin du Ramadan -, Abou Bakr Al-Bagdadi a délivré un discours de 56 minutes, le plus long de tous ceux qu’il n’ait jamais produit. Il y fait référence à des évènements récents qui permettent de situer l’enregistrement vers la mi-août. Par exemple, il revendique la fusillade du 23 juillet à Toronto (Canada) déjà revendiquée par Daech. A noter que le « calife » Al-Baghdadi prononce un discours par an, le dernier datant du 28 septembre 2017.
Cette intervention médiatique a été effectiée au moment où Daech réapparaît brutalement dans les provinces de Diyala, Salahedineet Kirkouk, en Irak, et de Raqqa, en Syrie, en menant des opérations sanglantes de type Hit and Run. En effet, l’organisation terroriste a perdu approximativement 97% des territoires qu’elle contrôlait lors de son apogée en 2015. Toutefois, des estimations communes à l’ONU et au Pentagone affirment que le mouvement compterait encore quelques 30 000 combattants, répartis entre l’Irak et la Syrie. Les wilayas (provinces extérieures) d’Extrême-Orient, du Sahel, d’Égypte, d’Afghanistan et du Nigeria se sont aussi montrées particulièrement actives ces derniers mois.
Pour résumer, Daech n’est pas vaincu comme l’ont annoncé de nombreux responsables politiques – dont Vladimir Poutine en décembre 2017 – et il a pleinement réussi sa transition du « califat visible » à la rébellion clandestine. L’éclatement de l’organisation terroriste en plusieurs branches après la disparition dudit « califat visible », espéré par les Occidentaux ne s’est malheureusement pas produit. Cela est dû au fait que l’idéologie salafiste-djihadiste est toujours présente et conquérante.
Analyse du discours
Dans son discours – parsemé de références religieuses, ce qui le rend difficilement audible pour le commun des mortels[1] – Al-Baghdadi revient sur l’historique du mouvement : issu d’une petite milice – l’État islamique d’Irak -, Daech est devenu un immense réseau de mouvements islamistes radicaux combattant les Américains.
Il appelle également ses partisans à se regrouper et à poursuivre la guerre sainte. Il demande en particulier aux activistes vivant dans les pays occidentaux de se livrer à des attaques isolées en utilisant tous les moyens disponibles, de la bombe au couteau. Il valorise même ce type d’action en affirmant qu’une attaque en Occident vaut un millier au Moyen-Orient[2]. Il est à noter que ce genre d’appel était précédemment émis par les porte-paroles de Daech. Provenant du « calife » en personne, il pourrait rencontrer plus d’écho auprès des sympathisants de la cause salafiste.
Al-Baghdadi décrit ensuite le pouvoir américain comme affaibli en raison de vingt années de guerre contre les djihadistes. Il affirme même que les États-Unis sont au niveau de faiblesse le plus bas de leur histoire contemporaine, ne pouvant contenir les influences iranienne, russe et nord-coréenne. Il cite précisément les tensions qui existent entre Washington et Ankara en raison de l’arrestation en Turquie du pasteur Andrew Brunson[3], les sanctions américaines contre la Turquie qui en découlent et le refus d’Erdoğan de participer aux mesures de rétorsion décrétées contre l’Iran.
Il paraît beaucoup plus optimiste que dans son discours précédent (2017) où il enrageait contre les dysfonctionnements internes de Daech et les pertes inexorables de territoires.
Le « calife » de Daech soutient que les terres de djihad sont en train de s’étendre progressivement. Il fait référence à Abou Moussab Al-Zarkaoui qui est considéré comme le fondateur l’organisation en 2006. Il lui est attribué des dons prophétiques puisqu’à l’époque, les djihadistes n’étant pas actifs en Syrie et il avait tout de même fait référence à la « bataille de Dabiq » où, selon la tradition islamique, la « bataille finale » entre les musulmans et les armée croisées devrait se dérouler. Cet argument est pour le moins spécieux puisque si Daech a bien conquis momentanément Dabiq le 14 août 2014, avant d’en être chassé le 16 octobre 2016, la citation de Al-Zarkaoui était purement d’ordre théologique.
Al-Baghdadi évoque le début de la « reconquête » qui s’amorce en Irak. Il fait aussi allusion aux tribus sunnites qui ont aidé les Américains en 2007 à s’emparer de la province d’Al-Anbar en ces termes : « une balle pour un Américain, neuf balles pour un apostat ». Ce discours sous-entend qu’il cible actuellement en priorité l’« ennemi intérieur », encourageant les sunnites à quitter les chefs qualifiés de « traîtres » qui se sont rendus aux autorités irakiennes et syriennes.Il préconise d’affaiblir progressivement les factions sunnites progouvernementales par une habile combinaison d’assassinats ciblés et de recrutements. Il souligne aussi la forte dépendance des unités sunnites vis-à vis de l’aviation américaine sans qui elles ne peuvent rivaliser avec Daech.
À l’extérieur, il appelle les Saoudiens à se lever contre les « mécréants Saoud » car ces derniers aident militairement les « Croisés et les Kurdes », en octroyant aux Forces démocratiques syriennes (FDS) – 100 millions de dollars. Il appelle aussi les Jordaniens à se révolter en revendiquant les actions terroristes de Salt et Fuhais des 10 et 11 août 2018.
Les jeunes en pointe de la guerre sainte
Sur le terrain, la situation montre que Daech est désormais contraint de faire appel à des activistes de plus en plus jeunes et parfois même à des enfants. Ils sont appelés les « lionceaux du califat » dans d’anciens films de propagande du « califat » qui les montrent à l’entraînement et, parfois, en train d’assassiner des prisonniers. Or l’islam rigoriste prêché par les idéologues du mouvement interdit formellement aux enfants prépubères de participer à des actions de guerre. Il est vrai que depuis longtemps, Boko Haram, qui a rallié Daech, non seulement envoie des enfants à la mort, mais aussi – et c’est encore plus haram (interdit) – des jeunes filles qui se font exploser au milieu de marchés ou autres regroupements de populations. Il faut toutefois admettre que Boko Haram est « toléré » par la direction de Daech qui accepte son syncrétisme qui le situe entre l’islam radical et les traditions ancestrales africaines.
Le rajeunissement des activistes se voit non seulement sur le théâtre syro-irakien mais aussi dans les wilayas extérieures comme en Tchétchénie où trois adolescents de moins de 17 ans et un petit garçon de 11 ans ont été filmés alors qu’ils faisaient allégeance à Al-Baghdadi avant de mener des attaques suicide le 13 août 2018, à Grozny : une attaque à la voiture bélier piégée et deux au couteau. En juillet de cette année également, l’« agence de presse » Amaqmontrait cinq jeunes adolescents qui auraient été les auteurs de l’assassinat, le 29 du même mois, de cyclistes au Tadjikistan, renversés par une voiture puis poignardés.
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Depuis juillet 2016, un grand nombre de vidéos de propagande circulent montrant des jeunes mâles prêtant allégeance à Al-Baghdadi et menaçant plus particulièrement l’Europe et la Russie. Deux leçons sont à tirer de cet état de fait. La première est que Daech rencontre des difficultés de recrutement qui l’obligent à faire feu de tout bois : enfants et parfois vieillards ou/et handicapés. Cela constitue indéniablement un signe de faiblesse encourageant qui montre que les efforts de la lutte anti-Daech n’a pas été vaine. Cependant, la seconde leçon est plus inquiétante car elle implique que de très jeunes embrigadés pourraient éventuellement mener des actions terroristes en Occident, et en Europe en particulier.
[1] Cela rappelle les longs communiqués des mouvements terroristes d’extrême-gauche dans les années 1970. Ils étaient parsemés de citations idéologiques qui les rendaient totalement indigestes et illisibles, sauf par les convaincus à la « Cause » de la révolution.
[2] Il est certain que sur le plan psychologique, il n’a pas tort. Les victimes de la guerre sainte en pays musulmans n’intéressent pas le public occidental et les populations locales font acte de fatalisme. Les victimes du terrorisme en Occident créent localement la sidération et provoquent l’enthousiasme d’une partie des Moyen-orientaux qui, même s’ils ne sont pas des sympathisants de Daech, considèrent que cela est bien mérité
[3] Accusé par la justice turque de « terrorisme » pour ses liens supposés avec le réseau Gülen. En réalité, Erdoğan souhaiterait échanger ce pasteur contre Gülen, qui vit aux États-Unis.