États-Unis : la stratégie de Trump au Proche-Orient
Alain RODIER
Peu à peu, la nouvelle stratégie de l’administration Trump se dessine au Proche-Orient. Elle continue à s’appuyer sur les forces kurdes, les peshmergas en Irak et les Forces démocratiques syriennes en Syrie pour « éradiquer » Daech ; mais elle pourrait désormais aussi soutenir indirectement l’Organisation de libération de la Syrie (OLS/Hayat Tahrir al-Cham) via la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite. C’est en effet la seule coalition jugée capable de mettre en difficulté le régime de Bachar el-Assad. Ce n’est un mystère pour personne qu’au-delà du leader syrien, l’adversaire visé par les Etats-Unis est résolument Téhéran. En cela, Washington est en accord complet avec Israël qui considère l’Iran (et sa créature, le Hezbollah libanais) comme son ennemi principal1.
Le rôle de la Turquie
Le président Trump pense que son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan, est une des pièces maîtresses qu’il convient d’utiliser correctement pour mener à bien sa politique proche-orientale. La Turquie offre toutes les facilités pour bombarder Daech en Syrie et en Irak depuis la base aérienne d’Incirlik ; mais elle sert aussi de base arrière à l’OLS car la province d’Idlib, que cette coalition contrôle en majeure partie, est frontalière avec le territoire turc.
Si officiellement Ankara n’entretient aucun lien avec l’OLS, quelques signes ne trompent pas. Ainsi, le 17 mars 2017, le commandement politique de l’OLS a officiellement félicité « le peuple et le gouvernement turcs » pour le résultat du référendum du 16 avril amenant le changement de la constitution qui permet l’établissement d’un régime présidentiel taillé pour la personne d’Erdoğan2. Ce texte aurait été rédigé depuis le Qatar par Ziad al-Attar, un ancien porte-parole du Fateh al-Cham (ex-Front al-Nosra), aujourd’hui responsable du Département des affaires politiques de l’OLS.
A peu près au même moment, cet émirat aurait abrité une rencontre discrète entre un émissaire américain et un chef militaire de l’OLS connu sous le nom d’Al-Chafii pour négocier la sortie de la coalition islamique de la liste officielle de Washington des « mouvements terroristes ». Pour l’instant, il lui est reproché d’être idéologiquement trop proche d’Al-Qaida « canal historique », bien que tout lien ait été rompu « officiellement » par sa principale composante, l’ex-Front al-Nosra.
En dehors de la province d’Idlib, l’OLS est également très active dans l’ouest du pays – Hama, Damas, Deraa – où elle mène de nombreuses actions offensives contre le régime de Damas. Elle tente de fédérer derrière elle toute l’opposition islamique à l’exception de Daech, mais se heurte à des réticences de chefs locaux. Sa stratégie est simple : si les négociations de ralliement n’aboutissent pas, alors elle n’hésitera pas à employer la force pour imposer son leadership. C’est actuellement le cas dans le quartier de la Ghouta, à l’est de Damas, où elle s’oppose depuis fin avril au Jaish al-Islam et au Faylaq al-Rahman.
Enfin, le président Trump se réjouit du rapprochement qui a actuellement lieu entre Israël et Ankara. A titre d’exemple, des attachés de défense devraient rapidement être installés au sein des représentations diplomatiques respectives à Ankara et Tel-Aviv. Cette réconciliation clôt la période de froid qui prévalait depuis 20103. Elle n’a qu’un seul objectif : s’opposer à l’influence de Téhéran au Proche-Orient. En effet, les points de désaccord entre les deux pays restent nombreux, en particulier sur la cause palestinienne que le président turc a fait sienne. Accessoirement, les frappes chirurgicales que mène régulièrement l’Etat hébreu en Syrie sur des convois d’armes destinés au Hezbollah libanais ne sont pas pour déplaire ni à Washington, ni à Ankara. Quant aux Russes, ils ne tiennent certainement pas à ce que les bonnes relations qu’ils entretiennent avec le Premier ministre israélien ne soient troublées par un incident qui engagerait leur défense anti-aérienne. En conséquence, ils laissent faire en restant l’arme (le missile) au pied.
Le président turc incontrôlable ?
L’administration américaine a tout de même de sérieux doutes sur la fiabilité de l’allié turc. Depuis la victoire électorale d’Erdoğan le 16 avril, sa politique répressive intérieure s’est encore accrue. Ainsi, le 26 avril, il a fait arrêter plus de 1 000 « complotistes » du mouvement Gülen qu’il poursuit de sa vindicte car il était le seul à être capable de le mettre en difficulté après l’avoir discrètement soutenu tout au long de sa carrière politique débutée dans les années 1980. Depuis la tentative de putsch militaire du 14 juillet 2016, ce sont quelque 46 000 personnes qui ont ainsi été incarcérées – des militaires, des juges, des policiers, des intellectuels, des journalistes, des députés, etc. – et plus de 100 000 fonctionnaires ont été limogés ou suspendus. Cerise sur le gâteau, Erdoğan fait contrôler étroitement les programmesde télévision et internet ; ainsi l’accès à Wikipédia a été suspendu le 28 avril ! La liberté de la presse turque devient un lointain souvenir, laissant place à une propagande effrénée.
Certes, il semble que ce ne soit pas tant la dérive dictatoriale d’Erdoğan qui préoccupe outre mesure le président Trump, mais le fait qu’il ait étendu la guerre déclenchée contre le PKK depuis l’été 2015, à presque l’ensemble des Kurdes de la région (à l’exception des Kurdes irakiens). Sa cible première est le Parti de l’union démocratique (PYD) et son bras armé, les Unités de protection du peuple (YPG et YPJ pour les formations féminines). Pour tenter d’amadouer Erdoğan, le président Trump a déclaré qu’il se rangeait résolument derrière lui dans sa guerre contre le PKK. Mais le problème vient du fait que les Etats-Unis soutiennent les Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition dont la colonne vertébrale est formée par le PYD. Ils comptent sur elle pour reprendre Raqqa, la « capitale » du proto Etat islamique. D’ailleurs, Washington prétend que les FDS sont désormais constituées majoritairement de forces arabes et syriaques, ce qui est un bien gros mensonge. En effet, si ces dernières sont bien présentes au sein des FDS, elles restent très minoritaires. Mais il faut bien tenter de ne pas trop déplaire au « nouveau Sultan ».
Passant outre toutes les mises en garde, le 25 avril, l’aviation turque a lancé des attaques aériennes en Syrie et en Irak. Elle a tout d’abord mené un important raid aérien contre le quartier général des YPG situé sur le mont Karachok, à proximité de la ville de al-Malikiyah, dans le nord-est de la Syrie. Non seulement le PC a été atteint, mais aussi un centre de presse. 20 Kurdes dont une responsable féminine ont été tués et le bilan pourrait s’alourdir car trois blessés étaient dans un état d’urgence absolue. Salih Muslim, un des deux co-dirigeant du PYD, a émis une protestation officielle laissant même entendre que les Kurdes pourraient arrêter l’offensive menée sur Raqqa si les Américains n’intervenaient pas auprès d’Ankara pour faire cesser ces « coups de poignards dans le dos ».
Parallèlement, une frappe a visé des activistes du PKK dans le Sinjar, au nord-ouest de l’Irak. Mais ce sont six peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) de Massoud Barzani, allié de la Turquie, qui ont perdu la vie. Ankara a reconnu son erreur en acceptant de transférer trois blessés dans ses hôpitaux. Par ailleurs, Halgurd Hikmat, le chef du département de la communisation des peshmergas a renouvelé l’injonction faite depuis des semaines au PKK par le KRG d’évacuer la province du Sinjar, car il n’était pas en mesure d’assurer leur sécurité. Les activistes du PKK, qui avaient été les premiers à se porter au secours des populations yézidies lors de l’offensive de Daech sur le Sinjar en 2014, refusent d’évacuer cette région frontalière de la Syrie considérée comme vitale pour leurs intérêts.
Le 25 avril au soir, les Turcs ont renouvelé les frappes aériennes en Irak du Nord, particulièrement près de la rivière Grand Zab, ainsi que dans les provinces turques du sud-est, annonçant avoir neutralisé Sait Tanit – alias Bedran Cudi -, un responsable opérationnel historique du PKK inscrit sur la liste des personnes les plus recherchées par Ankara. Le lendemain, en Syrie, ils ont délivré de nombreux tirs d’artillerie sur des villages tenus par les FDS à l’est d’Alep. De manière à éviter toute méprise avec les conseillers russes et américains déployés sur le terrain, Ankara assure prévenir les deux capitales avant de lancer ses bombardements.
Voulant montrer ses muscles, Ankara est en train de déployer des troupes dans la région de Şanliurfa, comme si une nouvelle offensive terrestre était envisagée à l’est de l’Euphrate4, dans la région de Tal Abyad tenue par les FDS. Pour dissuader ce type d’initiative, les Américains font patrouiller en « interposition » des véhicules blindés Stryker arborant de larges bannières étoilées tout le long de la frontière nord-est syrienne. Erdoğan est furieux car les signes de connivence entre militaires américains et activistes du PYD sont largement diffusés sur les réseaux sociaux.
Il est évident que tous ces sujets seront abordés prioritairement lors de la visite que rendra Erdoğan aux Etats-Unis le 16 mai prochain.
- Les positions iraniennes et israéliennes semblent irrémédiablement figées. Téhéran appelle régulièrement à la destruction de l’Etat hébreu, menace que ce pays prend très au sérieux. ↩
- D’autres mouvements rebelles ont également félicité Ankara pour ce succès électoral : le Jaish al-Islam, le Faylaq al-Cham et la brigade Sultan Mourad. Cela est moins étonnant pour ces derniers cas puisque ces groupes ont participé à l’opération Bouclier de l’Euphrate lancée dans le nord-ouest de la Syrie, le 24 août 2016. ↩
- Ce navire battant pavillon turc avait tenté de briser le blocus israélien de la bande de Gaza. L’intervention des commandos israéliens avait tué dix passagers turcs (eux-mêmes avaient eu dix blessés). La situation ne s’est normalisée qu’à l’été 2015. ↩
- L’opération Bouclier de l’Euphrate, qui avait débuté à l’ouest du fleuve, s’est officiellement terminée le 29 mars 2017. ↩