Etats-unis/Iran : L’opération « Chevrolet », une intox ?
Alain RODIER
En mai 2011, Mansour Arbabsiar, un Américain de 56 ans d'origine iranienne vivant à Corpus Christi, au Texas, entre en contact avec un trafiquant de drogue mexicain qu'il croit être un membre des Zetas. Cette entrevue est organisée par la tante du trafiquant qui a connu Arbabsiar alors qu'il était vendeur de voitures d'occasion. Mais ce trafiquant est en réalité un indicateur de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine. La DEA transmet donc l'information au FBI qui se charge alors de l'affaire.
Arbabsiar demande à l'indicateur si son organisation accepterait d'enlever ou même d'assassiner Adel al-Jubeir, l'ambassadeur d'Arabie saoudite à Washington. Le paiement proposé pour cette action est de 1,5 millions de dollars. Adel al-Jubeir est considéré comme un proche du roi Fahd et un grand artisan de la coopération entre les Etats-Unis et l'Arabie saoudite. Arbabsiar indique que cette offre est faite à la demande d'Abdul Reza Shalhai, un de ses cousins iraniens. Ce dernier serait en effet un membre important de la brigade Sepah al-Qods (le Corps de Jérusalem), l'unité des pasdaran chargée des opérations clandestines à l'étranger.
En accord avec les autorités américaines, qui ont décidé d'aller plus avant dans la manipulation afin de préciser la menace, le trafiquant de drogue baptisé « CS-1 » (Confidential Source-1) par le FBI, propose d'assassiner le diplomate dans un restaurant où il aime à se rendre, à Washington. Le lieu est régulièrement fréquenté par un public important dont des membres du Congrès. Le commando chargé de l'affaire serait composé de quatre hommes et utiliserait une bombe.
Pour mettre au point son projet, Arbabsiar se déplace à plusieurs reprises au Mexique afin de s'entretenir des détails avec son contact.
Début août, Arbabsiar se rend en Iran d'où il fait effectuer deux virements de 49 960 dollars sur un compte bancaire new-yorkais que lui a indiqué CS-1. En fait, ce compte est contrôlé par le FBI. Ces mouvements d'argent auraient été émis sous la supervision d'un certain Gholam Shakuri, l'adjoint d'Abdul Reza Shalhai. Dans les fait, Shakuri est devenu l'officier traitant d'Arbabsiar. Il a été identifié par les services américains comme le responsable qui a planifié une attaque à Kerbala (Irak), le 20 janvier 2007, laquelle a causé la mort de cinq militaires américains et en a blessé trois autres. Le FBI identifie l'établissement bancaire iranien émetteur des 100 000 dollars comme un organisme utilisé par le corps des pasdaran.
En septembre, Arbabsiar tente de rejoindre Mexico par voie aérienne pour servir de gage en attendant le paiement des sommes restant à verser à l'issue de l'attentat. Discrètement, le département d'Etat a fait interdire l'entrée du suspect au Mexique. Refoulé, ce dernier reprend un vol à destination de l'aéroport John Fitzgerald Kennedy. Il est alors suivi par des agents du FBI et arrêté à son arrivée aux Etats-Unis.
Il ne fait aucune difficulté pour raconter son histoire par le détail. En outre, il passe plusieurs coups de téléphone – bien sûr dûment enregistrés – à son officier traitant iranien qui ignore qu'il est désormais aux mains de la justice américaine. Shakuri l'invite même à déclencher rapidement l'opération dirigée contre « Chevrolet », nom de code pour désigner l'ambassadeur d'Arabie saoudite aux Etats-Unis.
Cet attentat, s'il avait réussi, aurait démontré aux Iraniens qu'il leur était possible d'aller plus loin encore en s'attaquant à des objectifs situés sur le territoire américain. D'autres actions auraient alors pu se développer. Les cibles potentielles étaient les représentations diplomatiques saoudiennes et israéliennes aux Etats-Unis et en Argentine. Les exécutants pensaient que les enquêtes auraient conduits à accuser Al-Qaida.
Les incohérences de l'affaire
Ce complot est truffé d'invraisemblances qui font douter du professionnalisme des exécutants. Ainsi, les 100 000 dollars adressés à CS-1 étaient aisément traçables. Toute enquête aurait révélé leur provenance. CS-1 lui-même était peu discret dans ses déplacements au Mexique, surtout que les allées et venues entre les deux pays sont particulièrement surveillées par les autorités en raison du rôle joué par les cartels de la drogue dans l'approvisionnement des Etats-Unis en cocaïne et, dans une moindre mesure, en héroïne. La personnalité de CS-1 étonne même. Enchaînant depuis trente ans les petits boulots qui ne présentent qu'un intérêt financier pour lui, il se montre particulièrement distrait voire quelque peut « évaporé ». Cela est peut-être dû à son goût immodéré pour le whisky qui le fait surnommer « Mister Jack ». En outre, il n'a jamais montré un zèle religieux particulier. Ses motivations semblent donc être essentiellement pécuniaires, d'autant qu'il aurait beaucoup de créanciers à ses basques. Plus étonnant encore, le téléphone a été largement utilisé par Arbabsiar pour communiquer avec son officier traitant iranien, en utilisant un code plus que simpliste. Or, il est connu que la force Al-Qods emploie des messagers pour toutes les opérations secrètes qu'elle mène, de manière à échapper aux écoutes de la NSA américaine. A noter que cette méthode est également en vigueur depuis des années au sein d'Al-Qaida.
Même si, dans un but de discrétion, les services secrets iraniens (Vevak et pasdaran) ont pour habitude de sous-traiter leurs opérations à l'étranger, ils s'appuient généralement sur des mouvements politiques ou religieux (Hezbollah, Djihad islamique, Hamas, Armée du Mahdi, etc.) et non pas sur des réseaux criminels qui relèvent du droit commun. Par expérience, ils savent parfaitement qu'aucune confiance n'est à accorder à des repris de justice qui peuvent retourner leur veste à tout moment.
Enfin, le fait d'avoir donné un rôle central à CS-1, qui est tout sauf un agent fiable, laisse perplexe. Le commanditaire aurait voulu que le complot soit décelé, il ne s'y serait pas pris autrement.
Et la politique dans tout cela ?
S'il est vrai que Riyad est un adversaire déclaré de Téhéran au Proche et Moyen-Orients – l'Arabie saoudite ayant grandement contribué à l'échec de la contestation chiite au Bahreïn et soutenant discrètement la révolte syrienne, grand allié de l'Iran – un tel acte ne peut qu'exacerber un peu plus les tensions existantes entre les deux Etats. Globalement, l'Iran n'a pas besoin de cela.
Bien que le grand ayatollah Ali Khamenei ait théoriquement directement barre sur la brigade Al-Qods, il semble plus que douteux qu'il ait été à l'origine de ce projet ou, à l'inverse, qu'il n'ait pas été mis au courant de l'affaire. En effet, il est aujourd'hui en conflit avec le président Ahmadinejad, lequel craint ne pas pouvoir se représenter aux élections présidentielles de 2012. En effet, le guide suprême a le pouvoir de l'évincer via les différents comités, en particulier en utilisant le Conseil des gardiens de la Constitution qui juge si les candidatures sont recevables ou non.
Un personnage qui a dirigé les pasdaran de 1981 à 1997 est sur la sellette : Mohsen Rezaï. Pendant son commandement, il avait déclaré : « un jour, des étincelles de la colère et de la haine des musulmans brûleront à Washington, et ce sera aux Etats-Unis d'en assumer les conséquences ». Curieusement, bien que présidant le Conseil de discernement du bien de l'Etat, il a été une des personnalité qui a défendu un temps les responsables du « mouvement vert de l'espoir», lancé le 16 août 2009 par Mir Hossein Moussavi pour contester la régularité des élections présidentielles de juin de la même année. Ses ambitions présidentielles sont connues d'autant qu'il s'est présenté aux élections de 2005.
Qui est derrière cette opération ?
Qasem Soleimani, l'actuel commandant de la division Al-Qods, et un des ses adjoints, Hamed Abdullahi, le chef hiérarchique direct d'Abdul Reza Shalhai, sont soupçonnés par les Américains d'avoir participé à cette opération. Les questions qui se posent sont :
- Dans quel but ont-ils fait cela ?
- Pourquoi si peu de « professionnalisme » ?
- Sur ordre de qui ?
Les réponses pourraient être les suivantes :
– Cette opération avait un objectif de politique intérieure qui consistait à discréditer ou, au moins, à affaiblir le camp du grand ayatollah Ali Khamenei qui s'oppose à Ahmadinejad.
– Les comploteurs ont dû passer par des canaux non habituels car ils agissaient à l'insu de l'appareil d'Etat et n'ont donc pas bénéficié du professionnalisme des unités Al-Qods. Cela tendrait à démontrer que même Qasem Soleimani n'était pas dans le coup. Il n'aurait jamais pu autoriser cette opération de « pieds nickelés ». Il est tout à fait possible que les pasdaran commencent à être divisés, certains refusant désormais de suivre le président Ahmadinejad.
– Le donneur d'ordres principal – qui n'est pas obligatoirement Ahmadinejad, un de ses fidèles pouvant avoir pris cette initiative qu'il jugeait utile – est vraisemblablement quelqu'un qui s'oppose à l'ayatollah Ali Khamenei et qui souhaite que sa position soit déstabilisée par cette affaire, afin qu'il soit obligé de passer la main. Les suspects sont nombreux.
– Il est par contre difficile de croire que c'est l'Ayatollah Ali Khamenei lui-même qui est à l'origine de ce complot, par exemple pour se débarrasser d'Ahmadinejad. En effet, s'il souhaite venir à bout de ce dernier, il bénéficie d'autres moyens beaucoup plus efficaces et moins risqués sur le plan international.
– Il se pourrait que ce soit un troisième camp qui souhaite évincer simultanément le guide suprême et le président Ahmadinejad. Les regards se tournent alors vers les personnalités connues mais actuellement mises au placard : Ali Akbar Hachémi Rafsanjani, qui a perdu la présidence de l'assemblée des experts en mai 2011 ; Mohsen Rezaï qui a gardé de nombreuses amitiés au sein des pasdaran ; ou un autre…
– Il existe également une théorie du « complot sioniste ». Selon les « conspirationnistes », le Mossad serait derrière cette affaire foireuse de manière à pousser Washington à réagir, voire à laisser les Israéliens effectuer une frappe préventive sur les sites nucléaires iraniens. L'auteur ne croit pas à cette idée acabradantesque, mais est bien obligé de la signaler.
Le ministre des Affaires étrangères iranien a déclaré, lundi 17 octobre, que l'Iran était prêt à examiner les éléments de preuve en possession des Américains. Cela paraît constituer un début de réponse aux questions posées. Si le pouvoir en place à Téhéran avait réellement été à l'origine de cette affaire, il se serait contenté de nier, ce qu'il a d'ailleurs commencé par faire. Cette nouvelle posture plus que surprenante, laisse penser que des règlements de compte vont maintenant avoir lieu à l'intérieur de la hiérarchie du régime iranien ainsi qu'au sein du corps des pasdaran. Les développements ultérieurs peuvent être surprenants mais seront intéressants pour découvrir qui fait quoi aujourd'hui à Téhéran.