Egypte : révolte ou révolution ?
Alain RODIER
Après une intense campagne menée par le mouvement Tamarrud (« Rébellion »), le président Mohamed Morsi a été contraint par les militaires égyptiens à quitter le pouvoir, le 3 juillet 2013.
Dans un premier temps, différentes composantes politiques opposées aux Frères musulmans ont amassé des listes de signatures pour lui demander de provoquer des élections anticipées. A cette occasion, Tamarrud a annoncé avoir recueilli plus de 22 millions de signatures à la date du 29 mai 2013. Parallèlement, des foules estimées à plus d'une dizaine de millions de personnes étaient lancées dans la rue, et en particulier sur la mythique place Tahrir, pour exiger le départ du président en scandant le célèbre « Morsi, dégage ! ». Les forces de police, qui ont très mauvaise réputation en raison de leur gestion habituellement ultra violente des manifestations populaires, ont alors pactisé avec les protestataires, ôtant ainsi au pouvoir son moyen de répression légitime. L'armée est ensuite entrée en lice en la personne de son ministre de la Défense et président du Conseil suprême des Forces armées, le général Abdelfatah Khalil al-Sisi . Celui-ci avait pourtant désigné par le pouvoir en place, le 12 août 2012, pour ses convictions religieuses affirmées. Ces dernières lui avaient d'ailleurs valu quelques problèmes sous l'administration Moubarak. Le général al-Sisi a demandé le 1er juillet au président Morsi de démissionner puis, devant son refus, il l'a proprement et simplement renversé le 3 juillet.
Putsch militaire en réplique d'élections truquées ?
Les commentateurs posent la question qui fâche tous les démocrates en herbe : « s'agit-il d'un coup d'Etat militaire ?». La réponse est simple : dans la forme, certainement ! Le président a été mis en résidence surveillée et de nombreux responsables des Frères musulmans ont été emprisonnés de manière à limiter leurs actions éventuelles. Il convient donc de ne pas jouer sur les mots.
Mais, il est aussi parfaitement légitime de s'interroger sur les élections qui ont amené le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), patronné par les Frères musulmans, aux commandes. Certes, les bulletins de vote lui ont été favorables mais, sans même parler de bourrages d'urnes, il est utile de savoir comment les Frères musulmans sont parvenus à faire pencher la balance électorale en leur faveur, en comme dans d'autres pays, lors d'élections théoriquement démocratiques. Depuis des années, ils noyautent les mega-banlieues des grandes agglomérations égyptiennes, palliant par leurs actions sociales, « éducatives » et surtout financières, les incuries de l'Etat étranglé par la crise économique, la mauvaise gestion et la corruption. L'Egypte n'est plus, depuis longtemps, autosuffisante en denrées de première nécessité. Elle doit importer massivement de la nourriture car son agriculture est défaillante, non seulement en raison de la topographie de son territoire, mais aussi par une gestion inconséquente et la corruption de l'administration.
Les Frères musulmans, pour leur part, bénéficiaient jusqu'à présent des largesses du Qatar qui, en sous-main, soutenait partout où cela était possible, la confrérie chère au coeur de ses émirs. De plus, Doha trouvait dans cette cause le moyen de damer le pion à son grand rival, l'Arabie saoudite, qui préfère soutenir les mouvements salafistes jugés beaucoup plus proches d'un retour aux sources de l'islam que Riyad appelle de ses voeux. Les populations miséreuses du Caire, d'Alexandrie et de la campagne profonde égyptienne, ont donc trouvé auprès des Frères musulmans les subsides que l'Etat était incapable de leur fournir. En échange, elles ont accepté d'être encadrées et organisées autour de responsables qu'elles ne s'étaient pas choisies. Selon les consignes reçues de leurs chefs passés maîtres en communication – surtout vis-à-vis des Etats-Unis et de l'Europe qui ont érigé le principe de la « démocratie » en modèle à suivre ou même à imposer -, ces derniers ont conduit vers les urnes leurs gros bataillons d'électeurs qui n'avaient rien à leur refuser.
Le problème est venu du fait qu'une partie de ces mêmes électeurs s'est rendue compte par la suite que la contrepartie de la victoire des islamistes allait se payer cher. En particulier, l'économie, vitale parce que c'est elle qui fait vivre les 84 millions d'habitants que compte le pays, a été directement impactée. En effet, les imprécations religieuses lancées par les nouveaux maîtres de l'Egypte ont tout bonnement commencé à tuer « la vache à lait » du pays : le tourisme et les investissements l'accompagnant.
Il n'en reste pas moins que de nombreux adeptes sont toujours fidèles aux Frères musulmans, tout simplement parce que l'encadrement mis en place précédemment se garde bien de leur laisser le loisir de réfléchir plus avant. Les contre-manifestations n'ont donc pas tardé, les Frères musulmans réclamant le retour du président « démocratiquement élu ». Ces manifestations savamment orchestrées ont causé la mort de dizaines de personnes et, à l'heure où sont écrites ces lignes, personne ne sait comment la situation sur le terrain va évoluer. Ce qui est sûr, c'est que les Frères tentent de provoquer l'armée pour que cette dernière provoque la mort de nombreux « martyrs ». Ces derniers seraient destinés à galvaniser leurs partisans et à influencer l'opinion internationale prompte à s'enflammer devant les images gores du journal télévisé de 20 heures !
Il convient de remarquer la dextérité avec laquelle les Frères manipulent les medias et les « bonnes consciences » occidentales en occultant la partie obscure de leur manière d'être : mise au pas des chrétiens, haine des chiites, profond antisémitisme – mais suffisamment discret pour ne pas effrayer outre mesure Washington -, déconsidération de la femme, liberté individuelle réduite à sa plus simple expression, etc.
Un autre problème vient compliquer le désordre ambiant : celui posé par le mouvement palestinien Hamas qui dirige actuellement la bande de Gaza. Chassée de Syrie pour avoir pris fait et cause pour les insurgés, sa direction s'est retrouvée basée entre Doha et Gaza. L'Iran[1] ayant arrêté de financer ce mouvement jugé comme « ingrat », le Qatar est venu à sa rescousse. Seulement, Doha commence à se rendre compte que ses invités sont un peu encombrants et que le soutien officiel de ce mouvement, reconnu par la plupart des pays occidentaux comme « terroriste », commence à faire désordre. La représentation du Hamas à Doha a donc été priée de se faire plus discrète et s'est en conséquence redéployée à Gaza et dans le Sinaï égyptien voisin. Tout cela allait presque bien avec le président Morsi, les actions terroristes survenant dans le Sinaï ayant même quasi disparues.
Mais on touche là une contradiction qui empoisonne les pays arabes : la cause palestinienne servait d'étendard aux dictateurs aujourd'hui déchus car elle leur conférait une aura de bonne conscience en dissimulant leurs turpitudes personnelles (essentiellement financières) ; mais cette même cause n'est pas particulièrement appréciée au sein des populations arabes qui, avant le bien-être des Palestiniens, pensent égoïstement, mais fort logiquement, au leur ! Il est plus aisé d'être un défenseur de la Palestine dans les beaux quartiers de Paris que dans les banlieues cairotes. L'intérêt représenté par la bande de Gaza réside essentiellement pour les populations égyptiennes dans les profits financiers qui peuvent être faits en « commerçant » avec ce territoire surpeuplé.
L'influence grandissante des salafistes
Le risque est également grand que les Frères musulmans se fassent doubler par plus radicaux qu'eux : les salafistes, dont une bonne partie dépend de Riyad. Ils dovient donc mener une course en avant, tambour battant.
Heureusement pour eux, au sein du mouvement salafiste, rien n'est simple. En effet, ceux-ci sont loin de former un front uni.
– Il y a, d'une part, les djihadistes purs et durs qui rêvent de l'établissement du califat mondial selon les enseignements du regretté Oussama Ben Laden. En Egypte, cette minorité a la chance d'être emmenée par le plus jeune frère de l'ex-leader d'Al-Qaida, Mohamed Ben Laden, qui déclame sa haine de l'Occident en général, des Etats-Unis, d'Israël et de la France en particulier, sans oublier les apostats chiites dont trois leaders se sont fait lyncher en juin sans qu'aucune bonne âme ne semble trouver à y redire. Des dénominations de groupes apparaissent ici et là sur le net sans que l'on sache vraiment qui se cache derrière : Ansar al Sharia en Egypte, Abdullah Azzam en Egypte, etc. Pour le moment, les accrochages avec l'armée ont majoritairement lieu dans le Sinaï qui a toujours été un foyer de tension pour le Caire. Toutefois, l'insécurité pourrait rapidement gagner l'ensemble du pays.
– D'autre part, il y a les piétistes qui, globalement, ne sont pas agressifs, mais qui souhaitent vivre leur retour à l'islam d'origine sans être inquiétés.
– Enfin, il y a ceux (majoritaires) qui ont pris le goût du jeu politique à travers le parti Al Nour et qui se voient bien faire partie d'un futur gouvernement.
Entre ces trois factions, l'Arabie saoudite – et nouveau venu, au moins sur le devant de la scène, les Emirats arabes unis – hésitent, mais les financent via des personnes ou associations privées. N'étant pas à une contradiction près, Riyad vient d'allouer 5 milliards de dollars au pouvoir égyptien et les Emirats 3 ! Jouant sur tous les tableaux, les deux partenaires savant que de tout ce méli-mélo, il en sortira bien quelque chose !
Un avenir incertain mais qui aura des répercussions internationales
L'avenir est donc très incertain mais, quelle que soit la suite des évènements, celle-ci aura des répercussions sur les pays voisins et même plus lointains.
– Damas se félicite de cette « révolution », ce que l'on peut comprendre car cela permet de desserrer la pression internationale sur la Syrie, en diminuant notablement l'aide apportée aux insurgés. Bachar el-Assad peut continuer à massacrer en rond (idem pour ses adversaires) dans une discrétion qui sied à ce type de tragédie.
– Le Qatar condamne mais se fait pour l'instant discret. Le risque de contagion dans le petit émirat n'est pas totalement nul.
– En Tunisie, Ennahda n'en mène pas large. L'opposition est en train de se réveiller et l'armée est le seul corps constitué capable d'influer sur la suite des évènements. Toutefois, cette dernière est bien loin d'avoir la puissance de son homologue égyptienne ni surtout, le soutien de la plus grande partie de la population.
– En Turquie, le régime islamique emmené par le Premier ministre Erdogan est extrêmement inquiet, d'autant que beaucoup de points rapprochent l'Egypte de la Turquie : une contestation interne désordonnée, disparate mais puissante, une armée jouant un rôle important tant sur le plan militaire que sur celui de l'économie, une volonté de ne plus subir d'une partie des intellectuels. La différence réside surtout dans le fait que les populations turques miséreuses ne sont plus si « miséreuses » que cela. Et cela est la conséquence de l'action du gouvernement islamique en place à Ankara, qui a réussi à booster l'économie laquelle est en constante progression depuis des années. Le parti au pouvoir garde donc la sympathie d'une grande partie de la population. Il convient d'ajouter que les cadres militaires ont été matés depuis des années et l'idée d'un putsch semble très improbable. En effet, si l'intervention de l'armée dans la vie politique en Egypte semble avoir été accepté bon gré mal gré par l'Occident, un schéma similaire en Turquie serait critiqué. Mais, sait-on jamais. Les jeunes colonels turc (les généraux font rarement la révolution, ils sont trop vieux et trop bien installés pour cela) pourraient bien envoyer balader la vieille Europe qui, de toute façon, promène la Turquie depuis des années quant à son adhésion à l'Union. Ils pourraient tenter de revenir sur le devant de la scène avant de transmettre le pouvoir à un régime civil et laïque, défense de l'héritage d'Atatürk oblige !
– Enfin, il reste les Etats-Unis. Il semble qu'ils se sont bien trompés au Proche-Orient, pensant trouver – sans doute à contrecoeur – avec les Frères musulmans la solution aux bouleversements qui viennent de se produire. L'idée était simple : « ils gèrent leurs affaires politiques comme ils le souhaitent, même si cela égratigne un tant soit peu les sacro-saints droits de l'Homme, mais nous continuons à faire des affaires ». En gros, séparer le « politique » de l'« économique ». Le problème est que les frontières entre le politique, l'économique et le religieux n'existent pas dans le monde musulman en général[2] et chez les Frères musulmans en particulier.
Comme tout le monde, Washington attend maintenant de voir quelle va être l'évolution des événements avant de décider de la suite à donner. Mais ce sont les Etats Unis qui détiennent, une fois de plus, la clef. Soit ils refusent le nouveau pouvoir en place au Caire, et ce dernier ne pourra tenir bien longtemps car le peuple a faim – au propre comme au figuré – ; soient ils apportent une aide massive de type « plan Marshall » et tout peut être sauvé. A Barack Obama de décider !
- [1] Bien que la Hamas soit sunnite, l'Iran chiite a toujours soutenu ce mouvement, histoire de porter le fer contre son ennemi affiché : l'Etat hébreu.
- [2] Même en Arabie saoudite, grand allié de l'Occident qui sait rester très « modéré » vis-à-vis de l'application effective des droits de l'homme et de la femme.