Egypte – Israël : Coup de main de salafistes dans le Sinaï
Alain RODIER
Un vehicule blindé Fahd après l’explosion
Dans la soirée du dimanche 5 août, un commando en provenance du Sinaï, fort d'une dizaine d'activistes portant des tenues de bédouins, rejoint, à bord de deux véhicules 4X4, le poste frontière égyptien de Rafah. Situé près du point de passage israélien de Kerem Shalom, il contrôle l'entrée en Israël et dans la bande de Gaza. Il est 20h00 et les militaires sont en train de rompre le jeune du ramadan. Les terroristes ouvrent un feu nourri. Seize militaires sont tués. Les assaillants s'emparent de deux blindés transport de troupes Fahd. L'un d'eux est chargé en hâte de 500 kilos d'explosifs. Les deux véhicules empruntent alors à vive allure la route qui mène en Israël. Le blindé chargé d'explosifs fait une embardée et heurte une tour de guet égyptienne. Il explose instantanément, la charge étant vraisemblablement actionnée par le conducteur. L'autre blindé poursuit sa route et pénètre en territoire israélien où il est accueilli par des tirs qui ne parviennent cependant pas à le stopper. Il est alors pris à partie par l'aviation et un missile met fin à sa course folle. Pour plus de sécurité, un char israélien Merkava le gratifie de deux coups au but supplémentaires. Des tirs sont également effectués sur un nombre indéterminé de terroristes survivants qui s'enfuient à pied, dans la nuit. Consignes seront données aux habitants du kibboutz voisin de se barricader chez eux jusqu'au matin, de peur qu'un activiste ne parviennent à y pénétrer.
Au total, les Israéliens récupèrent six corps sans vie qu'ils rendent aux autorités égyptiennes dans la nuit du lundi 6 au mardi 7 août. La rapidité de l'intervention des forces israéliennes est due au fait que le Shin Beth, le service contre-espionnage et de sécurité intérieure de l'Etat hébreu, avait reçu des renseignements concernant une éventuelle tentative de pénétration de la part de terroristes salafistes. La seule chose qu'il ignorait était la date et l'heure de l'action. Sur la base de ces informations précieuses, les forces frontalières israéliennes avaient été mises en alerte renforcée. Par contre, il est probable que les Egyptiens n'aient pas été prévenus.
Le groupe Tawid al Jihad
L'opération du 5 août a été officiellement revendiquée par le Tawid al Jihad – aussi appelé Jahafil Al-Tawhid Wal-Jihad fi Filastin (« Les armées du Dieu unique et du Jihad en Palestine »). Ce mouvement est officiellement apparu le 6 novembre 2008, mais sa création daterait de 2006. Il aurait en effet participé aux attentats à la bombe du 24 avril 2006 dans la station balnéaire de Dahab, sur le golfe d'Aqaba. Cette action avait causé la mort de 23 personnes, majoritairement des Egyptiens. Le 5 février 2011, le cheikh Al-Maqdisi, l'autorité morale dont s'inspire cette formation, a émis une fatwa autorisant le meurtre de civils juifs et catholiques, car ils sont considérés comme des « combattants agressifs […] fondamentalement pas innocents ». Le 2 mars de la même année, le citoyen italien Vittorio Arrigoni – un activiste pacifiste membre du Mouvement de solidarité internationale (pro-Palestinien) – a été enlevé par le Tawid al Jihad puis étranglé (ou pendu). Selon ses assassins, il était venu dans la bande de Gaza pour « corrompre ses habitants » et de toute façon, il venait d'un pays « impie ». Depuis cette époque, le Tawid al Jihad revendique régulièrement des attaques à la roquette du territoire israélien. A noter qu'Al-Maqdisi, qui avait été arrêté par le Hamas le 2 mars 2001, a été relâché le 3 août 2012, soit deux jours avant l'attaque de Karem Abou Salem. Peut-être est-ce un pur hasard ?
Cheikh Al-Maqdisi
Il semble que l'objectif principal des terroristes était bien les gardes-frontières égyptiens, l'attaque suicide de la frontière israélienne qui s'en est suivie étant considérée comme un dernier « coup de panache ». En effet, les activistes savaient pertinemment qu'ils allaient vers une mort certaine. Certains étaient d'ailleurs équipés de ceintures d'explosifs. Ils tenaient à prévenir le nouveau pouvoir du président Mohamed Morsi qu'il devait compter avec eux. D'ailleurs, les Frères musulmans égyptiens ont soutenu en sous-main cette opération en prétendant qu'elle avait été organisée par le Mossad, assertion totalement fantaisiste qui relève de la théorie du complot. L'attaque directe de la frontière israélienne est cependant considérée par les Palestiniens comme un geste héroïque destiné à galvaniser les activistes islamiques en mal d'action.
Al-Qaida s'installe dans le Sinaï
Cela fait des années que des groupuscules salafistes ayant fait allégeance ou clamant leur admiration pour Al-Qaida ont vu le jour à Gaza. Le Hamas, qui dirige cette région palestinienne depuis 2007, les a laissé prospérer malgré quelques affrontements avec ces groupes. Les Iraniens, qui soutenaient le Hamas jusqu'à ce que ce mouvement se range du côté des opposants syriens, ont tout fait dans le passé pour qu'Al-Qaida n'infiltre pas la résistance palestinienne. Les choses semblent avoir bien changé depuis quelques temps, le Hamas ayant retrouvé sa liberté d'action. Le Jihad islamique qui est un mouvement islamo-nationaliste palestinien, vient également de distendre ses relations avec Téhéran, également en raison de la guerre civile qui se déroule en Syrie. L'Iran parait en conséquence avoir perdu totalement le contrôle qu'il pouvait encore avoir au sud d'Israël.
Les six principaux groupes salafistes nés à Gaza sont :
- le Tawid al Jihad du cheikh Ahmad'Abd Al-Karim Al Sa'idani – alias Abou al-Walid Al-Maqdisi ;
- le Masada al Mujahideen d'Abou Omar al Ansari ;
- l'Armée de l'Islam ou Jaish al Islam de Mumtaz Dughmush[1] ;
- Jund Ansar Allah (« Les combattants de Dieu ») dont le chef a été tué en août 2009 par le Hamas car il remettait en cause la suprématie du mouvement palestinien sur la bande de Gaza ;
- Jaish al Ummah (l'Armée de la Nation), groupuscule apparu récemment ; il est très hostile aux chiites iraniens ;
- Jaish al Mu'minun (« L'Armée des croyantse), groupuscule qui ne limite pas ses ambitions à la Palestine mais entend participer au djihad mondial.
Dans le Sinaï égyptien, des groupes similaires sont apparus depuis le « printemps » arabe (2011). Les trois principaux sont :
- l'organisation Al-Qaida dans la péninsule du Sinaï et son bras armé, Ansar al Jihad, apparu le 20 décembre 2011, qui a saboté l'oléoduc entre l'Egypte et Israël plus de quatorze de fois depuis un an ;
- le Conseil consultatif des Moudjahiddines (Mujahideen Shura Council/MSC) ;
- le Jund al Shura (« Les soldats de la loi islamique »).
Tous ces mouvements, soutenus par les populations bédouines qui ont été délaissées depuis des années par le pouvoir central du Caire, menacent directement les intérêts égyptiens, israéliens, américains et plus généralement occidentaux dans la zone. Ainsi, le 1er août 2012, le Jund al Shura a menacé directement les forces de paix américaines dans le Sinaï, ainsi que les Egyptiens.
Israël a autorisé l'entrée de sept bataillons égyptiens dans la zone démilitarisée du Sinaï afin de permettre au Caire de tenter de maîtriser la situation dans la région. Toutefois, cette mesure n'était pas suivie d'effet à la mi-août 2012. Aussi, il est légitime de se demander si la volonté politique égyptienne de rétablir l'ordre dans la région est bien réelle. En effet, ce ne sont pas les frappes aériennes à l'aveuglette sur des campements de nomades de bédouins qui permettront de sécuriser la zone. Bien au contraire, ils risquent de pousser les Bédouins un peu plus dans la rébellion et dans le soutien à Al-Qaida.
Il est donc à craindre que la situation sécuritaire se dégrade considérablement au Sinaï dans les mois qui viennent, provoquant une forme de « somalisation » de la région, à travers laquelle divers chefs de guerre vont pouvoir lancer des actions en direction d'Israël tout en se livrant à de juteux trafics criminels sur les territoires qu'ils contrôlent.
La situation s'assombrit notablement pour l'Etat hébreu qui, s'il n'est pas confronté à une menace d'attaque militaire classique comme ce fut le cas dans le passé, doit faire face à une insécurité latente et volatile de plus en plus importante. En effet, de nombreux groupes, soit salafistes s'inspirant de la pensée d'Oussama Ben Laden, soit chiites (cf. le Hezbollah libanais) rêvent d'en découdre avec les « sionistes ». La menace qui visait jusqu'à présent les intérêts d'Israël à l'étranger, a tendance à se resserrer autour du territoire national. Il convient de rajouter à cela l'accession probable de l'Iran à la puissance nucléaire qui reste un sujet d'inquiétude majeur pour Tel-Aviv.
Nul doute que les dirigeants israéliens ont pleinement conscience qu'il n'est plus temps de baisser la garde car ils doivent être en mesure d'assurer la protection effective de leur population. Heureusement pour l'Etat hébreu, le monde musulman reste profondément divisé. C'est, à n'en pas douter, un des atouts qu'Israël va s'efforcer de maintenir, voir de développer.
- [1] Des membres de cette organisation sont présents en Syrie où ils combattent le régime de Bachar el-Assad.