Canada : affaire d’espionnage
Alain RODIER
Jeffrey Paul Delisle
Le sub-lieutenant (enseigne de vaisseau de première classe) Jeffrey Paul Delisle de la Marine canadienne, âgé de 41 ans, a été arrêté le 14 janvier 2012 sous deux chefs d'inculpation. Il est notamment accusé d'avoir transmis des informations susceptibles de nuire aux intérêts nationaux du Canada. Depuis, il est détenu au centre correctionnel de Nouvelle Ecosse à Halifax.
Les causes d'une trahison
A la suite d'études supérieures à l'université de Lower Sackville (Halifax), il est affecté dans la réserve de la Marine comme militaire du rang auprès de la 3e compagnie de renseignement, seule unité de réserve de ce type dans les forces armées canadiennes. Après avoir rencontré de sérieuses difficultés financières dans la vie civile, il intègre l'armée d'active en 2001. Il est promu au grade de maître de deuxième classe en 2006 puis passe officier en 2008. Sa dernière affectation était analyste au HMCS Trinity, un centre de communications et de renseignement de la Marine basé à Stadacona, au sein de la Canadian Force Base (CFB) Halifax.
Le profil psychologique de l'officier ne présente rien de bien particulier. A l'université, il s'était montré comme un « fou d'informatique, ne pratiquant aucun sport et n'ayant pas de liaison sentimentale connue ». Marié en 1997, quatre enfants naissent de cette union. Les époux se séparent en 2008 et le divorce est prononcé en 2010. Il obtient alors la garde de trois de ses enfants. Le manque d'argent du couple était flagrant, les époux ne pouvant même pas acheter une voiture, un véhicule étant pourtant indispensable au Canada.
En fait, il semble que Delisle présente un caractère relativement effacé, sans doute introverti et quelque peu aigri par les échecs professionnels et familiaux qu'il a rencontrés. Placé à un poste où il avait accès à de nombreuses informations confidentielles[1], bien que n'occupant pas d'importantes de responsabilités, il constituait donc la cible idéale pour les services secrets adverses. En effet, ses faiblesses psychologiques et financières constituaient autant de leviers qui permettaient d'envisager son recrutement en tant qu'agent de renseignement[2].
Après une période d'environnement poussée destinée à tout savoir sur lui, il était aisé à un officier-traitant (OT) de l'approcher en jouant sur son ego en lui délivrant le discours suivant : « vos compétences ne sont pas reconnues à leur juste niveau, par contre, nous savons bien quelle est votre valeur et les difficultés que vous avez rencontrées. En conséquence, nous allons vous aider (financièrement) en échange de quelques services ». Non seulement l'intéressé va enfin pouvoir sortir de ses ennuis financiers, mais ce contact est aussi considéré par lui comme une revanche sur la vie.
Il aurait ainsi livré des informations confidentielles concernant les transmissions de la NSA américaine, du GCHQ britannique, des services de sécurité australien et néo-zélandais sur une période allant du 6 juillet 2007 au 13 janvier 2012. Cela démontre qu'il aurait commencé à être un agent alors qu'il n'était encore qu'officier-marinier. Par contre, les quatre années durant lesquelles il a été dans les mains du service étranger laissent craindre qu'il ait été en mesure de passer à ses traitants de très nombreuses informations confidentielles.
Qui est derrière cette manipulation ?
Les autorités canadiennes, quoique très discrètes, ont laissé entendre que les Russes étaient derrière cette manipulation.
Or, en janvier 2012, quatre noms de diplomates russes en poste auprès de l'ambassade d'Ottawa ont disparu de la liste officielle des représentations diplomatiques étrangères présentes au Canada. Il s'agit de :
- Konstantin Kolpakov, attaché politique ;
- lieutenant-colonel Dmitry V. Fedorchatenko, attaché de Défense adjoint ;
- Mikhail Nikiforov, personnel administratif et technique ;
- Tatiana Steklova, personnel administratif et technique.
Devant les déclarations de la presse faisant état d'expulsions, le ministère des Affaires étrangères russe a formellement démenti, affirmant qu'il s'agissait d'une simple relève qui n'avait rien à voir avec l'affaire d'espionnage. En effet, Kolpakov, entré aux Affaires étrangères en 2004, avait été affecté en novembre 2006 au Canada. Quant au lieutenant-colonel Fedorchatenko, il serait parti aux alentours de Noël 2011, après un « pot de départ » traditionnel dans le monde des attachés de Défense s'étant tenu le 10 novembre 2011. Il aurait terminé son séjour réglementaire de trois ans. En ce qui concerne les personnels administratifs et techniques (appelés avec une certaine condescendance dans le milieu diplomatique le « petit personnel »), aucun détail n'a été divulgué.
Le Lieutenant-colonel Fedorchatenko et Konstantin Kolpakov.
Si le temps passé au Canada par les deux diplomates russes semble effectivement correspondre à un séjour presque normal, quelques doutes demeurent. Kolpakov est arrivé dans le pays en 2006 alors que Delisle a commencé officiellement à fournir des renseignements en 2007. Il est donc possible que ce diplomate ait été chargé de l'approche du militaire canadien. Son affectation rapide en poste à l'étranger après son entrée aux Affaires étrangères (deux ans) peut aussi laisser à penser que son administration d'appartenance réelle est probablement le SVR (Služba vnešnej razvedki Rossijskoj Federacii), le service de renseignement extérieur de la Fédération de Russie.
Or, une fois recruté, Delisle aurait fourni essentiellement des informations auxquelles il avait accès et qui relevaient des télécommunications militaires et des signaux radar. Ce sujet étant du ressort du renseignement militaire russe, le GRU (Glavnoe Razvedyvatel'noe Upravlenie[3]), il semble logique que la source ait été transmise à un représentant de cet organisme. Or, le GRU gère l'ensemble des attachés de Défense russes dans le monde. Dans un cas aussi sensible, il est trop risqué de mettre en avant le chef de la mission militaire, l'attaché de Défense en titre, qui est surtout chargé d'entretenir des relations officielles avec les forces armées locales et d'échanger des informations avec ses collègues étrangers. L'attaché de Défense adjoint est par contre plus en retrait, donc plus à même de se charger des tâches clandestines.
Il n'est donc pas impossible que le lieutenant-colonel Fedorchatenko ait été spécialement affecté à Ottawa pour prendre en compte Delisle, lequel se révélait être une source de valeur. Sa présence de trois ans au Canada est d'ailleurs plutôt révélatrice, la durée moyenne d'une telle affectation étant plutôt de deux années. En effet, la gestion d'une source clandestine est une chose très délicate qui oblige à ne pas changer trop souvent le traitant qui établit avec elle des relations de confiance, voir d'amitié, même si d'un autre côté, elle est rémunérée[4]. Comme les meilleures choses ont une fin, son administration a dû se résoudre à le rapatrier. Une présence trop longue aurait immanquablement attiré l'attention du service de contre-espionnage canadien.
Ce qui sera intéressant de savoir, c'est qui aurait pris le relais de la manipulation. Il peut très bien s'agir d'un des deux agents administratifs signalés[5], le GRU ne dédaignant pas donner ce type de couverture à ses officiers. La discrétion de cette position subalterne est utile à la gestion des affaires délicates. De plus, un des ces fonctionnaires aurait pu se consacrer exclusivement à la manipulation de Delisle. Il n'est pas impossible non plus que ces deux diplomates aient assuré la couverture des contacts clandestins avec de Delisle avec son OT, voire récupéer du courrier dans des boîtes aux lettres mortes (BAL[6]).
*
Nul doute que l'avenir éclairera cette affaire d'éléments nouveaux. Il n'en reste pas moins que si les soupçons se confirment, elle démontrerait que les services de renseignement russes ont retrouvé leur superbe de l'époque de la grandeur de l'URSS[7]. La présence au Kremlin de Vladimir Poutine, ancien officier du KGB, n'y est certainement étrangère. Il est particulièrement au fait de l'importance vitale du renseignement, en particulier d'origine humaine.
- [1] Il avait d'abord été affecté au Quartier général du renseignement naval à Ottawa avant de rejoindre Halifax.
- [2] Un « agent » est une source rémunérée par un service spécial. Son homologue non rétribué est appelé « honorable correspondant » (HC). Ce dernier agit alors par convictions personnelles (patriotiques, politiques, religieuses, etc.).
- [3] Direction générale des renseignements de l'État-major des forces armées.
- [4] Le traitant russe fait systématiquement signer des reçus contre la remise des rémunérations. Un autre OT placé en couverture prend la scène en film ou photo pour « verrouiller » la source. En effet, si celle-ci commence à rechigner, il est aisé de lui faire comprendre que l'envoi de ces preuves compromettantes aux autorités lui apporterait de très graves ennuis.
- [5] Et pas forcément le « mâle », les performances des OT féminins étant particulièrement reconnues.
- [6] Les BAL sont des caches clandestines dans lesquelles des messages, voire des documents sont échangés.
- [7] Voir les Notes d'actualité n°261 (novembre 2011), n°219 (août 2010), n°164 (mars 2009), n°159 (février 2009) et n°153 (janvier 2009).