Assassinat d’un journaliste slovaque : meurtre d’une mafia italienne ?
Alain RODIER
Ján Kuciak, un jeune journaliste slovaque de 27 ans, a été assassiné durant le dernier week-end de février 2018, avec sa compagne Martina Kusnirova, dans la maison qu’ils venaient d’acquérir à Velka Maca, à 65 kilomètres à l’est de Bratislava. Employé par le media Aktuality.sk, il enquêtait pour le compte du Projet de reportages sur la corruption et le crime organisé (OCCRP), le Centre tchèque de journalisme d’investigation (CCIJ) et le Projet de reportages d’investigation Italie (IRPI) sur les liens troubles qui existeraient entre des responsables politiques slovaques et la ‘Ndrangheta calabraise.
Cette mafia s’est surtout fait connaître du grand public à l’occasion de la tuerie du 15 août 2007 à la gare de Duisbourg (Allemagne), qui a coûté la vie à six Italiens âgés de 16 à 39 ans. L’enquête avait révélé qu’il s’agissait alors d’une vendetta interne à l’organisation. Profitant du déclin de Cosa Nostra (Sicile) – qui avait commis l’erreur stratégique de s’attaquer directement à l’autorité italienne avec les meurtres des juges Giovani Falcone et Paolo Borsellino en 1992, provoquant une riposte massive des autorités -, la ‘Ndrangheta est devenue une des mafias italiennes les plus actives ces dernières années. Elle a progressivement quitté – sans l’abandonner – son gîte calabrais du sud-ouest de la botte italienne pour gangrener le reste du pays, dont la Lombardie puis, pour s’implanter à l’international, devenant une véritable organisation criminelle transnationale (OCT). Elle entretient notamment des liens privilégiés avec les cartels de la drogue sud-américains, étant la première distributrice de cocaïne en Europe. Parallèlement, elle se livre à toutes les activités classiques du crime organisé : trafic d’armes, d’êtres humains, de déchets toxiques, racket, détournement de subventions, corruption, etc. Par contre, elle a renoncé à l’une de ses spécialités d’antan : l’enlèvement contre rançon, activité jugée comme présentant un mauvais rapport coût/rentabilité. Ses membres sont unis par des liens de sang et il est très difficile pour les autorités italiennes de la pénétrer car les repentis (témoins de justice) qui acceptent de parler sont plus rares que dans les autres mafias italiennes (Cosa Nostra, Camorra, Sacra Corona Unita et Stidda).
Une enquête à risque
Kuciak était en train de rédiger un article intitulé : « La mafia italienne en Slovaquie : ses marionnettes s’étendent à la politique.» Il y expliquait notamment que « deux personnes proches d’un homme arrivé en Slovaquie alors qu’il était accusé dans une affaire de mafia en Italie ont accès quotidien au Premier ministre. (…) Les Italiens liés à la mafia ont trouvé un second foyer en Slovaquie : ils ont commencé à faire des affaires, recevoir des subventions, collecter des fonds européens, mais surtout à établir des relations avec des personnalités politiques influentes, jusqu’au coeur du gouvernement slovaque. Ils possédaient ou possèdent toujours des dizaines d’entreprises, dont la valeur s’élève à plusieurs dizaines de millions d’euros.» Il avait aussi écrit de nombreux articles concernant la corruption et l’évasion fiscale.
Kuciak s’intéressait en particulier au sulfureux homme d’affaires italien Antonino Vadala (présent dans l’agriculture, les travaux publics, les emballages, l’énergie propre, etc.) et à ses relations avec l’ancien mannequin Maria Troskova, laquelle avait été embauchée – sans raison valable apparente – par le Premier ministre slovaque actuel, Robert Fico également président du parti politique majoritaire SMER-SD. Vadala est soupçonné par la justice italienne d’être « en odeur de mafia », son clan, originaire de Bova Marina, étant suspecté de se livrer au trafic de cocaïne à grande échelle, mais aussi d’être responsable de vingt-cinq assassinats1. D’ailleurs, le boss de ce clan serait un certain Domenico Vadala2.
Bien que mis en cause par les recherches de Kuciak et ne ménageant généralement pas la presse, le Premier ministre Robert Fico s’est montré très choqué par ce double assassinat. Il a déclaré mardi 27 février que « la protection de la liberté d’expression et la sécurité des journalistes est une priorité (NdA : de son gouvernement) ». De son côté, le président Andrej Kiska a appelé à un profond remaniement ministériel, voire à la tenue d’élections anticipées.
Pour les besoins de l’enquête, Antonino Vadala, son frère Bruno, son cousin Pietro Catroppa et quatre autres Italiens ont été arrêtés par la police slovaque. Mais l’assassinat semblant avoir été réalisé de manière très « professionnelle » (une seule balle par victime et personne n’a entendu de coups de feu), il est probable que les indices sont minces. Il est d’ailleurs possible que ces meurtres aient été commis par des tueurs à gages venus de l’étranger, qui ne sont pas forcément italiens car la ‘Ndrangheta a conclu des alliances avec ses homologues albanaises, dont une des nombreuses spécialités est l’assassinat sur contrat. D’ailleurs, les sept suspects ont été relâchés faute de charges suffisantes, 48 heures après leur arrestation.
Un métier à risque
Le meurtre d’autres journalistes a déjà eu lieu en Europe au cours de l’année 2017.
– Ainsi, le 16 octobre, Daphne Caruana Galizia (53 ans) avait été assassinée devant chez elle à Bidjina (Malte), alors qu’elle enquêtait sur la corruption et le blanchiment d’argent. Elle avait notamment rédigé de nombreux papiers sur le monde politique maltais, l’accusant d’être infiltré par des escrocs et d’avoir transformé Malte en « île de la mafia ». Son meurtre a été très professionnel : une bombe télécommandée placée sous sa voiture. L’enquête qui a suivi a permis d’arrêter une dizaine de suspects, dont trois d’entre eux – Vince Muscat et les frères Alfred et George Degiorgio- sont actuellement poursuivi pour assassinat. Bien sûr, ils clament leur totale innocence.
– Le 24 mai, c’était Dmitri Popkov (42 ans), qui travaillait le journal local Ton-M et s’intéressait tout particulièrement à la corruption en Russie, qui a été tué de cinq balles dans l’arrière cour de l’immeuble où il résidait, à Minusinsk, en Sibérie.
– Le 19 avril, le citoyen britannique Saeed Karimian (45 ans), propriétaire d’un bouquet de chaînes de télévision, et son associé koweitien ont été assassinés par balles à Istanbul, lors d’une véritable embuscade contre leur véhicule. L’entreprise GEM TV dont le siège est à Dubaï diffuse sur plusieurs chaînes des émissions occidentales traduites en farsi. Karimian avait été condamné par contumace par Téhéran pour « propagande anti-iranienne ». Á priori, il s’agit là d’une opération homo ciblée menée par les services secrets iraniens. Ils n’est d’ailleurs pas rare que ces derniers commettent ce type de méfait à Istanbul où ils semblent particulièrement bien implantés.
– Le 19 avril, Nicolai Andrushchenko (73 ans) est décédé à l’hôpital Marrinsski à Saint-Pétersbourg ,après avoir été agressé le 9 mars, frappé violement par un groupe d’inconnus. Il était l’un des membres fondateurs du journal local Novy Petersburg et avait pour domaine de compétences la criminalité et les droits de l’homme. Il était connu pour être un farouche opposant au Président Vladimir Poutine.
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Dans le monde du crime organisé et, plus particulièrement celui des mafias3, aucun meurtre n’est jamais gratuit. Les spécialistes parlent de « crime systémique.» Il y a toujours une signification à de tels actes. Dans ce cas précis, il semble que l’enquête menée par le journaliste « dérangeait ». Quoiqu’en dise la presse, il y a peu de chances qu’elle se poursuive avec d’autres acteurs de la profession. Par contre, c’est maintenant à la police et à la justice de reprendre la piste pour tenter de découvrir les commanditaires.
- Sans compter les disparitions non élucidées. En termes mafieux, un meurtre réalisé sans laisser de traces se nomme la lupara bianca. ↩
- Les liens de parenté entre les deux hommes ne sont pas connus. ↩
- Les mafias sont des organisations criminelles transnationales (OCT) qui ont un « plus » : les traditions et ce qu’elles appellent un « code d’honneur.» Par exemple, les cartels latino-américains qui sont des OCT ne peuvent être considérés comme des mafias, les Triades chinoises, si. ↩