Annonce de l’arrêt de l’opération anti-terroriste russe en Tchétchénie
Philippe BOTTO
Le 16 avril dernier, le Comité antiterroriste national russe (NAK) a accepté, sur proposition du président Medvedev, de mettre fin à l'opération anti-terroriste en Tchétchénie (KTO).
Initiée en 1999, à la fin de l'ère Eltsine, cette opération se déploie, dans un premier temps, sous la forme d'une authentique guerre dont la conduite est confiée au « Groupe unifié des forces dans le Nord Caucase » (OGB). En 2001, celui-ci est rattaché hiérarchiquement à l' « Etat-major opérationnel régional » (ROCH) placé sous la responsabilité du directeur adjoint du service de sécurité intérieure et de contre-espionnage (FSB). En 2003, sa tutelle échoit – de façon nominale – au ministère de l'Intérieur (MVD). L'opération anti-terroriste en Tchétchénie subit, tout au long de ses dix années d'existence, de nombreux aménagements et réajustements[1]. L'actualité de la menace, sa diffusion à l'extérieur du territoire tchétchène (opérations « commando » sur l'Ingouchie, juin 2004 ; sur la Kabardino-Balkarie, octobre 2005), sa diversification (prise d'otages de Beslan, septembre 2004), justifient le maintien et le perfectionnement du dispositif. Les améliorations apportées ne permettent pas, cependant, de pallier ses insuffisances structurelles (défaut de coordination des forces impliquées sur le « théâtre » ; faiblesse des capacités de renseignement des troupes du MVD, etc.). Dans ce contexte, le retrait, maintes fois annoncé, des forces fédérales du territoire tchétchène, ne sera, compte tenu de la fragilité des équilibres politiques et sécuritaires, jamais pleinement réalisé. L'état-major, au gré des évolutions locales – marquées notamment par la montée en puissance des services de sécurité tchétchènes « pro-russes » – se contentera de procéder à une réduction des troupes et, singulièrement, des unités spécialisées dans le « renseignement » (départ des brigades spéciales du GRU, le renseignement militaire, en 2006 ; dissolution du groupe d'intervention du FSB Gorets, etc.).
A s'en tenir aux déclarations officielles de mars et d'avril 2009, 20 000 hommes des troupes du ministère de l'intérieur de la Fédération de Russie devraient, à court ou moyen terme, quitter la Tchétchénie. Les « bataillons à destination spéciale » Zapad et Est (700 hommes), financés par le GRU, et autrefois dirigés par les officiers d'ethnie tchétchène S. Yamadaev et S-M. Kakiev[2], devraient être, conformément à des engagements antérieurs, dissous. Les mesures adoptées dans le cadre de la « loi anti-terroriste » de 2006, permettant une extension exorbitante des prérogatives des services, devraient également être annulées. Celles-ci autorisaient notamment la facilitation des contrôles d'identité, des perquisitions et des modalités d'interpellation des citoyens, le transfert des populations à l'extérieur du périmètre des opérations spéciales, la simplification des modalités de recours aux interceptions téléphoniques et électroniques et la réquisition de certains biens privés.
Un retrait en trompe l'œil?
Très favorablement accueillie par le président tchétchène pro-russe Ramzan Kadyrov qui aspire, de longue date, à s'affranchir de la tutelle des « structures de force » fédérales et à renforcer, autant que faire se peut, son pouvoir politique, économique et financier face à l'état-major, la décision du 16 avril plaide, selon toutes les apparences, en faveur de la thèse de la « normalisation ».
Toutefois, l'annonce de la fin de l'opération antiterroriste en Tchétchénie ne peut être considérée qu'avec prudence. De fait, la décision du 16 avril, qui doit sans doute beaucoup à l'actuel Premier ministre, n'a pas fait immédiatement consensus dans les cercles dirigeants russes. Nonobstant les annonces triomphalistes de Kadyrov, le directeur du FSB, qui préside le comité national antiterroriste, A. Bortnikov, se refuse, fin mars, à recommander d'emblée la levée du dispositif anti-terroriste en Tchétchénie. S'il évoque la possibilité d'ouvrir à Grozny un aéroport international et d'y mettre en place une douane, s'il accepte d'envisager une réduction des troupes afin de relancer l'économie locale et d'accroître les investissements productifs, il subordonne l'arrêt du régime d'exception en Tchétchénie à un travail préparatoire, que le NAK doit réaliser de concert « avec les services de renseignement, le MVD et le ministère de la Défense ». L'objectif de cette manœuvre vise, paradoxalement, « à optimiser le travail de l'antiterrorisme, à analyser plus avant la situation régionale et à mettre au point des propositions concertées ».
De façon symétrique, le vice-ministre russe de l'Intérieur et commandant du « Groupe unifié des troupes dans le Nord-Caucase », A. Edelev, considère, dans un premier temps, avec le plus grand scepticisme, la possibilité d'un allègement ou d'une suppression du dispositif anti-terroriste en Tchétchénie, une mesure dont il assure « entendre parler pour la première fois ».
Ces résistances seront, il est vrai, définitivement vaincues ou surmontées peu avant le 16 avril. Dans le contexte actuel, l'argument économique, défendu, par exemple par le président de la Douma, Gryzlov, a sans doute joué. Les dépenses attachées au maintien d'un volumineux contingent de forces en Tchétchénie sont considérables et s'ajoutent à celles, très lourdes, liées au programme de renouvellement des armements 2007-2015. De ce point de vue, la réduction des troupes serait appréciable et pourrait profiter au budget fédéral, même s'il n'est pas impossible, comme le remarque A. Malachenko, que les ressources financières dégagées par ces économies soient pour partie affectées à république tchétchène, récemment fragilisée par une baisse de 30% des subsides fédéraux. Au-delà, la possibilité de redonner chair et sens à l'idée de « normalisation » en adoptant une mesure hautement symbolique comme l'arrêt de l'opération anti-terroriste a pu également être considérée comme opportune.
La qualité (prétendue) des relations entretenues par le Premier ministre avec Ramzan Kadyrov est apparue déterminante aux yeux de certains analystes. En tout état de cause, la décision du 16 avril, mal accueillie par les acteurs sécuritaires russes qui ont tiré un profit substantiel de la guerre et du processus de reconstruction de la république, sert la stratégie de Ramzan Kadyrov qui utilise, de longue date, le discours de la « normalisation » pour consolider son pouvoir et qui n'a de cesse d'appeler au retour ses compatriotes exilés à l'étranger (A. Zakaev)[3].
Quoiqu'il en soit des facteurs ayant motivé la décision du Kremlin et du Comité national anti-terroriste, il paraît d'ores et déjà acquis que la fin de l'opération anti-terroriste en Tchétchénie, sans être de pure forme, n'impliquera pas un retrait plénier des troupes russes du territoire tchétchène. Dès la fin mars, le chef du service de presse des forces du MVD, Pantchenkov, précise qu'en cas de dissolution du dispositif seules les unités stationnées « à titre provisoire » en Tchétchénie seront transférées hors de la république. Ce retrait, en stricte logique, ne devrait pas concerner, les troupes des gardes-frontières du FSB, la 46e brigade à destination spéciale du MVD ni la 42e division du ministère de la Défense (15 000 hommes) qui se trouvent actuellement déployées sur une « base permanente ». Leurs effectifs comme leurs moyens opérationnels ont pour vocation à demeurer sur le théâtre tchétchène. Des aménagements semblent toutefois prévus puisque de nouvelles brigades devraient être mises en place dans le cadre de 42e division. Celles-ci pourraient notamment accueillir les personnels issus des bataillons Zapad et Vostok, du moins ceux qui n'ont pas encore intégré les services de sécurité contrôlés par la présidence tchétchène.
Il faut noter encore que la levée du dispositif anti-terroriste pourrait n'avoir lieu que sur une partie du territoire tchétchène. Certains officiels ont d'ores et déjà suggéré qu'en raison de la persistance des menaces, il demeurerait en place dans les régions montagneuses dont on sait qu'elles se trouvent hors du contrôle des services de sécurité locaux et fédéraux. Medvedev, par ailleurs, a, dès le mois de mars, indiqué son souhait que le FSB, de conserve avec les autres « structures de force », continue à exercer un contrôle de l'évolution de la situation sur place et soit prêt, en tant que de besoin, à réactiver certaines fonctionnalités du dispositif.
De façon générale, il est prévu que le travail des services spécialisés adopte désormais un nouveau format et se poursuive sous la forme d' « actions ponctuelles », « limitées dans le temps comme dans l'espace, et initiées sur la base de renseignements ciblés dûment vérifiés » (A. Edelev). Et, comme par le passé, c'est à l' « Etat major opérationnel de Tchétchénie » qu'il reviendrait d'organiser l'optimisation des ressources en personnels et en moyens du « Groupe unifié des forces chargé de la conduite des opérations anti-terroristes sur le territoire de la région du Caucase du Nord ».
Enfin, rappelons que les réaménagements en cours en Tchétchénie ne semblent pas avoir vocation à devenir la règle dans le Caucase du Nord. Le président Evkourov a d'ores et déjà prévenu que le dispositif ingouche demeurerait inchangé, notamment dans la zone frontalière avec la Tchétchénie. A ceci il faut ajouter le fait que la présence des services anti-terroristes s'est d'ores et déjà renforcée et diversifiée en d'autres points du district Sud de la Fédération, et ce, dès les années 2005-2006. Les structures d'intervention du FSB et du MVD (« groupes spéciaux unifiés » ; « détachements mobiles », « groupes opérationnels spéciaux provisoires », etc.) ont été autorisées, à l'été 2005, à opérer non seulement en Tchétchénie mais dans tout le Nord-Caucase[4]. Par ailleurs, au Daghestan, est apparue, à peu près à la même époque, une filiale régionale du « Centre à destination spéciale » du FSB, compétente pour tout le district Sud. Des brigades motorisées d'intervention en montagne ont été mises en place au Daguestan et en Karatchevo-Tcherkessie en 2005. Des bases du GRU auraient été déployées en Kabardino-Balkarie en 2006.
Une guérilla résiduelle
Il est vrai que la décision du 16 avril s'inscrit dans un contexte stratégique qui, en Tchétchénie même, a sensiblement évolué depuis 1999. La guérilla tchétchène s'incarne aujourd'hui dans des groupes armés dont la taille, les capacités opérationnelles et les moyens de financement sont significativement inférieurs à ceux dont disposaient les unité indépendantistes durant le premier conflit (1994-1996) ou l'entre-deux-guerres (1996-1999). L'Armée du général Doudaev », le groupe Borz, la Garde nationale, les microstructures relevant du ministère de la Sécurité chariatique d'Etat (MGB) ont disparu de longue date, corrélativement au démantèlement des institutions « gouvernementales » de l'Itchkérie indépendantiste et à l'écrasement des forces vives de la résistance par l'armée fédérale à Grozny, en février 2000, à Komsomolskoe, en mars 2000.
Dans une première phase, sont apparus en leur lieu et place des groupes armés résiduels, mais jouissant encore de financements substantiels et d'équipements de qualité. Grâce au savoir-faire des vétérans des campagnes d'Abkhazie, du Karabakh et de Tchétchénie (tels que Bassaev) et à la faveur du soutien de spécialistes de la guerre de diversion venus du Moyen-Orient (Aboul Al-Walid, Abou Khavs, Khattab) et disposant de relais à l'étranger (Arabie saoudite, Jordanie, Turquie, etc.), ces groupes ont pu, en Tchétchénie même, en Russie, et parfois depuis son étranger proche (Géorgie), conduire des actions de faible intensité avec une efficacité réelle. Faisant preuve d'audace et d'ingéniosité, profitant aussi des faiblesses structurelles de l'armée russe – vétusté des équipements militaires ; manque de coordination des forces ; faiblesse des moyens de surveillance électroniques ; défaut d'entraînement et indiscipline des engagés volontaires ; faible moral des troupes -, ils ont occasionné des pertes récurrentes et parfois substantielles à l'armée, aux gardes-frontières et aux forces spéciales russes.
Dans une seconde phase, consécutive à l'année 2004, la neutralisation des responsables politico-militaires de la résistance tchétchène (Maskhadov, Bassaev, Sadoulaev), l'assassinat de certains idéologues (Yandarbiev) ou de chefs de guerre d'importance (Guelaev), l'interpellation de volontaires étrangers (Ali Soitekin Ollu, 2006), ont conduit à affaiblir le pouvoir de nuisance des séparatistes. Au gré des opérations spéciales, des exécutions extrajudiciaires et des arrestations, les effectifs de la guérilla se sont amenuisés. En 2007, d'après Edelev, 17 groupes armés auraient été démantelés ; 28 chefs de bande et 164 combattants auraient été neutralisés ; 700 auraient été arrêtés et 154 auraient déposé les armes. En 2008, selon l'adjoint du ministère de l'Intérieur tchétchène, Mouslim Issaev, plus de 324 combattants auraient été arrêtés ; 61 auraient été abattus (dont 5 chefs de bande) ; 93 se seraient rendus aux autorités et auraient sollicité leur amnistie. Les données statistiques fournies par Kadyrov en mars 2009 indiquent que seuls 70 hommes participeraient encore activement à des actions de diversion contre les forces de sécurité locales et fédérales. Les chiffres des autorités russes sont, il est vrai, moins optimistes : 480, contre 440 en 2007, près de 4 000 en 1999.
Au-delà de ces données chiffrées, qu'il faut considérer avec prudence, on doit reconnaître que, l'islamisation du discours et des pratiques aidant, les divergences idéologiques au sein de la mouvance combattante – et des communautés diasporiques tchétchènes – ont constitué un nouvel handicap pour la « résistance ». Depuis la proclamation par l'Emir Dokka Oumarov, en octobre 2007, d'un « Imarat du Caucase », les tensions et les polémiques entre les tenants d'un Califat nord-caucasien et les partisans d'un Etat national tchétchène territorialisé[5] se sont multipliées et ont fragilisé plus avant l'unité des groupes armés. Ceux, hostiles à l'idée de l'Imarat et qui demeurent fidèles à une idéologie nationaliste classique, optent le plus souvent pour un mode d'action autonome. Ils sont, il est vrai, désormais minoritaires.
A l'hétérogénéité des options politiques et religieuses s'ajoute, en outre, les rivalités et les conflits de personnes. Ceux-ci s'aiguisent avec le temps, dans un contexte marqué par l'amenuisement des sources de financement, la lassitude de certains combattants et de la population, et par la poursuite des défections, encouragées par le Kremlin dans le cadre de sa politique d'amnistie et du processus de « tchétchénisation » du conflit ; ils ne doivent en aucun cas être minimisés.
Cela dit, bien qu'affaiblie et résiduelle, la guérilla séparatiste continue à opérer sur le territoire tchétchène. Ses effectifs pourraient avoisiner le millier de combattants. Dans cette perspective, le général Rogojkine reconnaît, fin mars 2009, que « la situation dans la région du Nord-Caucase demeure tendue » et constate que les bandes armées continuent à jouer un « rôle déstabilisateur d'importance ». De fait, en 2008, près de 100 militaires et policiers ont été tués en territoire tchétchène. Plus de 130 ont été blessés au cours d'une quarantaine d'attentats. 73 opérations de police auraient été conduites en Tchétchénie. Très récemment, en février 2009, le MVD tchétchène indique avoir essuyé des pertes lors d'une opération visant à neutraliser une trentaine de combattants relevant du commandement d'O. Moutsigov. En mars, des troupes sont aux prises avec un groupe armé d'une quinzaine d'hommes entre les communes d'Alleroï et de Galsontchou. D'autres affrontements se produisent à Daï (arrondissement de Chatoï) où les forces fédérales ont maille à partir avec une dizaine de combattants. Très régulièrement, des caches d'armes sont découvertes sur le territoire de la république. Un attentat de grande ampleur aurait ainsi été évité, le 9 avril, par suite de la mise au jour de 60 kilogrammes d'explosif près de Vedeno.
Au-delà de la Tchétchénie
Le cas tchétchène ne doit pas occulter le fait que des cellules opérationnelles, pratiquant l'action violente (attentats à l'explosif, assassinats ciblés, kidnappings, etc.) contre les représentants du pouvoir politique, local ou fédéral, les services de sécurité et certaines personnalités de la société civile, sont actives, non seulement en Tchétchénie, mais aussi bien en Ingouchie, au Daghestan, en Kabardino-Balkarie, en Karatchevo-Tcherkessie et en Ossétie du Nord. En 2008, plus de 29 opérations anti-terroristes d'importance auraient été conduites dans tout le Caucase du Nord et plusieurs centaines de combattants auraient été neutralisés. Confidentiels, les chiffres relatifs aux pertes régulièrement enregistrées par l'armée et les services spéciaux pourraient été relativement élevés.
Les organisations terroristes nord-caucasiennes se réclament désormais dans leur majorité d'une idéologie de type salafiste. Elles veulent apparaître interconnectées et aspirent à opposer à l'occupant russe un front uni. Leurs responsables en appellent généralement, dans la ligne des déclarations d'Oumarov, à la restauration d'un « Califat du Nord Caucase ». La réalité des relations entre ces micro-guérillas est attestée par le fait que nombre de leurs combattants ont préalablement opéré en Tchétchénie avant de regagner leur territoire d'origine pour y poursuivre la lutte. Les Daghestanais Makacharipov et Khalilov de la Djamaat Charia[6] ont ainsi compté parmi les proches de Bassaev et de Khattab et combattu à leurs côtés lors de l'offensive sur le Daghestan de 1999. Plus décisivement, le front daghestanais, au même titre que le front ingouche, est désormais défini, sur les vecteurs informationnels des islamistes caucasiens[7], comme un « segment structurel du front caucasien ». Dans ce cadre, les leaders actuels de la Djamaat daghestanaise (Al-Bara) ou de la Djamaat ingouche (Magas) se trouvent liés hiérarchiquement au chef de l'Imarat du Caucase. Celui-ci, en théorie du moins, assume le contrôle de tous les acteurs de la guérilla islamiste et assume des fonctions aussi bien politiques et militaires que religieuses[8].
Les djamaats daghestanaise et ingouche compteraient chacune une centaine d'hommes bien entraînés, disposant d'un solide réseau de sympathisants au sein de la population locale. En Ingouchie, comme en Tchétchénie, certaines femmes semblent être promises à jouer un rôle actif dans la guérilla. Plusieurs d'entre elles pourraient avoir pris part à la préparation d'attentats-suicide comme semble en attester l'arrestation, en mars 2009, de Fatima Ougourtchieva et de Patimat Moutalieva.
La situation en Ingouchie, où l'on a parlé un temps du possible déclenchement d'une authentique guerre civile, apparaît particulièrement alarmante. Plus de 70% du nombre total des attaques visant des représentants des forces de l'ordre ou du pouvoir politique y seraient actuellement commis. Entre les mois de janvier et d'août 2008, 70 tentatives de meurtre sur des agents de police ou des militaires y auraient été recensées. 18 membres des forces de sécurité auraient d'ores et déjà été tués depuis le début de l'année 2009. En mars, un attentat est perpétré contre un agent de police en poste dans la région de Sounja. Le même jour, des inconnus tirent sur le véhicule d'un haut fonctionnaire du ministère de l'intérieur, B. Aouchev. Peu après, un établissement de vente de spiritueux est la cible d'un attentat à Nazran. En avril 2009, trois attentats au moins ont été perpétrés contre des fonctionnaires locaux. En dépit de la démission du président Ziazikov, de son remplacement par Evkourov et de la politique « novatrice » initiée par ce dernier (sanctions de certains cadres de l'ancien régime, rapprochement avec une fraction de l'opposition, etc.), le cycle des opérations anti-terroristes se poursuit et semble, comme par le passé, s'accompagner de pratiques illicites (enlèvements, assassinats, etc.). En mars 2009, un régime d'exception est mis en place dans les communes de Moujitchi et de Galachki au motif de prévenir une série d'attentats majeurs. Par ailleurs, plusieurs combattants, ou présumés tels, ont été neutralisés ces derniers mois dont les frères Oujakhov. Dans ce climat incertain, qui témoigne des difficultés des autorités à restaurer l'ordre constitutionnel, un groupe de travail interministériel devrait être prochainement mis en place pour contribuer à une amélioration du travail des enquêteurs. Enfin, à l'exemple de ce qui se fait en Tchétchénie et au Daghestan, un programme d'amnistie destiné à favoriser le retour des combattants à la vie civile est à l'étude.
La situation sécuritaire en Kabardino-Balkarie apparaît également fragile depuis le milieu des années 2000. Une opération spéciale conduite dans la commune de Baksan, à 24 kilomètres de Naltchik, s'est conclue récemment, le 19 mars, par la mort de plusieurs activistes. En février, un responsable de la djamaat locale, Zeitoun Soultanov, a été abattu dans l'arrondissement de Cheresk. La situation au Daghestan est plus préoccupante encore. De fait, le déclin des confréries soufies traditionnelles, l'acuité des conflits intergénérationnels, l'absence d'attractivité de la société politique et l'arbitraire des « structures de force » expliquent, pour partie, la montée en puissance des groupes islamiques armés. Face à la détérioration du climat sécuritaire, une série d'opérations ont été conduites durant plusieurs mois, dans différentes communes de la république, notamment à Gimry. En mars 2009, une opération anti-terroriste de grande envergure s'est déployée, pendant quelques jours, à 30 kilomètres de Makhatchkala, dans le village de Gubden[9]. En dépit des pertes infligées, et malgré notamment la mort des chefs de guerre A. Zakariev et O. Cheïkhoullaev, la Djamaat Charia ne devrait pas désarmer. Un nouveau responsable a d'ailleurs été nommé par Oumarov en la personne de l'Emir Al-Bara.
De la violence armée pensée comme un phénomène global et complexe
Le phénomène de la violence armée au Caucase du Nord ne saurait naturellement être réduit à une opposition binaire entre, d'une part, l'activité insurrectionnelle des groupes islamiques armés, et, d'autre part, le jeu des contre-mesures mises en place par les forces de sécurité russes. Dans de nombreuses républiques nord caucasiennes, la violence constitue un phénomène global et complexe qui déborde largement les limites de ce cadre. Une violence armée sourd également de certains mouvements d'opposition, organisations associatives, groupements économiques et structures criminelles travaillés par des rivalités de nature différenciée. De façon générale, l'espace social nord-caucasien, à l'instar de la scène intérieure « russe », forme un espace fluide et plastique où des acteurs, issus de tous milieux, s'entrelacent, sur un mode harmonieux ou disharmonieux, pour accoucher d'un ordre politique, social et économique conforme à leurs vues, à leurs intérêts ou plus simplement à leurs habitudes mentales et culturelles. Multiformes et hybrides, certains de ces acteurs, dans un contexte marqué par un nihilisme sui generis, la corruption et un net déficit démocratique, ont couramment recours à des pratiques illicites qui ne manquent pas de produire leurs effets, à la fois structurants et déstructurants, sur la scène locale. Ainsi, tous les assassinats commis au Daghestan, par exemple, ne sont pas le seul fait des groupes islamiques armés. Les tensions interethniques, la contradiction des intérêts économiques des commerçants et des politiques éclairent aussi ces longues séquences criminelles qui permettent, pour partie, de redistribuer les richesses et les postes d'influence au sein de la république. Pour prendre un autre exemple, il n'est pas acquis que les attaques, récurrentes, dont le clan de l'ex-président ingouche Ziazikov a été la cible au lendemain du meurtre de l'opposant Magomed Evloev soient le fait de la guérilla. L'appel à la vengeance de sang lancé par le père du défunt à l'encontre de Ziazikov et du ministère de l'intérieur Mousa Medov a sans doute joué ici un rôle déterminant.
Il importe de comprendre que toutes ces pratiques se conditionnent et entretiennent souvent entre elles des relations singulières que l'on pourrait qualifier, en reprenant la terminologie de René Girard, de mimétiques. Ainsi, à la violence des groupes salafistes se mêle intimement celle générée par les structures de force (locales ou fédérales). Ici et là, dans chacun des deux camps, s'enchaînent, selon un schéma souvent analogue, pratiques illicites et criminelles. Pareil mimétisme se révèle également sur le plan idéologique où « l'Empire islamique » apparaît, mutatis mutandis, comme le double de l'Empire russe[10].
Pris à l'intérieur de cette configuration mimétique, l'appareil sécuritaire russe, dans une sorte de surenchère, ne manque pas de produire un supplément de violence et contribue ainsi à la radicalisation d'une partie de la population. Cette démarche, dans certaines limites, peut également s'inscrire dans le cadre d'une stratégie. Faute de pouvoir mettre en place un modèle de citoyenneté acceptable par tous, certains acteurs politico-sécuritaires, dans une continuité certaine avec l'héritage soviétique, peuvent être tentés d'entretenir et d'intensifier le cycle de la violence dans l'exacte mesure où celle-ci leur apparaît comme un instrument ordinaire de régulation sociale et politique et/ou comme un moyen d'accumulation de capital. C'est, en gros, le calcul qui a été adopté en Tchétchénie, tant par les Russes que par leurs supplétifs tchétchènes, quoique avec des objectifs parfois distincts. Parallèlement, le « centre fédéral » peut, là encore jusqu'à un certain point et selon des modalités différenciées, aiguiser les contradictions internes aux sociétés concernées, intervenir plus activement dans leurs affaires intérieures, approfondir les rivalités intra-régionales et interrégionales sur les plans politique et territorial. Cette stratégie offre un biais pour ôter aux républiques concernées la possibilité d'accroître authentiquement leur autonomie et de développer harmonieusement de nouvelles synergies avec leur environnement proche (Géorgie, Turquie, etc.).
Certes, ambiguë et incertaine, cette stratégie ne constitue pas une solution de long terme et ne permet pas de surmonter les facteurs dirimants qui menacent l'unité de la Fédération. La violence, prise dans sa complexité et sa globalité, ne relève pas d'un processus entièrement maîtrisable et domesticable. Aussi une politique exclusivement répressive, pourrait-elle provoquer, faute d'une ouverture politique et d'une inflexion des mentalités, un nouveau conflit de forte intensité dans une région qui demeure aujourd'hui encore une « zone grise ».
Philippe BOTTO
Chercheur associé au CF2R
Mai 2009
- [1] Cf. restructuration du ROCH en 2006.
- [2] Ces deux hommes sont considérés comme des rivaux directs de Ramzan Kadyrov. Par suite d'un conflit avec ce dernier, Yamadaev est suspendu de ses fonctions en mai 2008. Selon certaines informations, il aurait été tué à Dubaï le 28 mars 2009. Son frère, Rousslan, ex-député à la Douma russe, a été assassiné à Moscou en septembre 2008. Kakiev a quitté ses responsabilités au sein du bataillon « Zapad », transféré pour partie en Abkhazie. Il a pris la direction du commissariat militaire de Grozny.
- [3] L'actualité semble démontrer que cette politique de réconciliation nationale peut se doubler de pressions, de menaces (affaire « Anzor Maskhadov » en Norvège) et de contre-mesures (affaire Israïlov en Autriche) dans l'hypothèse où les personnes approchées refuseraient de regagner la Tchétchénie et d'y faire allégeance au président. Parmi les ralliements récents, on notera celui de B. Baraev, frère d'A. Baraev et père de M. Baraev. Dès son retour en Tchétchénie, en février 2009, cet individu, qui représentait les intérêts d'Oumarov en Autriche, reconnaît sur les antennes « ses erreurs passées » et rallie le président Kadyrov. Dans la foulée, il appelle A. Zakaev, exilé à Londres, à revenir dans la République afin de contribuer à la renaissance de la culture tchétchène.
- [4] Ces structures, d'après A. Soldatov, spécialiste des questions de défense au journal « Novaya Gazeta », auraient cependant connu un déclin d'activité à partir de 2006.
- [5] Soultan Arsaev, Issa Mounaev et Ahmet Zakaev refuseront ainsi l'idée d'un Imarat du Caucase.
- [6] Cf. notre article, « Caucase du nord : la Djamaat daghestanaise », Bulletin de documentation n° 2, avril 2009, Centre Français de Recherche sur le Renseignement, https://cf2r.org/images/stories/bulletin_documentation/bulletin-documentation-2.pdf.
- [7] Exemples : http://hunafa.com/?=935 (djamaat ingouche); http://www.islamdin.com (djamaat kabarde).
- [8] Cf. Exclusive Interview with Anzor Astemirov by: Fatima Tlisova, March 2009, North Caucasus Weekly Volume: 10 Issue: 11, March 20, 2009, Jamestown Foundation.
- [9]« Frappes préventives au Daghestan »., 27/03/2008, « Nezavissimaya gazeta » (« Voennoe obozrenie »).
- [10] Cette symétrie, on pourrait le démontrer, se retrouve dans certains systèmes de pensée de type nationaliste. Cf. notre rapport de recherche : Khoj-Ahmed Noukhaev et le nationalisme tchétchène, CF2R, septembre 2008, www.cf2r.org/fr/rapports-de-recherche/khoj-ahmed-noukhaev-et-le-nationalisme-tchetchene.php.