Al-Qaida, le redéploiement ?
Alain RODIER
Depuis la disparition d'Oussama Ben Laden – tué le 2 mai 2011 à Abbottabad, au Pakistan – et en raison des « révolutions arabes » – qui ont supplanté l'idéologie d'Al-Qaida -, le centre de gravité du mouvement a changé. En effet, si « Al-Qaida central » est toujours implanté au Waziristan, dans les zones tribales pakistanaises, il semble que les opérations du mouvement se déroulent principalement au Sahel, au Nigeria, en Somalie, au Yémen, au Sinaï, en Irak et maintenant en Syrie, au dépend du théâtre AFPAK[1].
L'étiolement d'Al-Qaida central
Le nombre des activistes internationalistes présents au Pakistan diminue constamment, les différents groupes n'étant plus constitués que de quelques dizaines de combattants. Cela est le résultat de deux facteurs : la lutte anti-terroriste intense menée par les drones de la CIA, qui pousse les militants à la défensive, et la relative désaffection des taliban pakistanais qui ne considèrent plus avec le même oeil bienveillant les membres d'Al-Qaida.
Il en est de même pour les taliban afghans qui reprochent toujours à Ben Laden d'avoir attiré les foudres américaines sur l'Afghanistan alors qu'ils étaient au pouvoir. Le sens de hospitalité, même s'il fait partie intégrante de la culture afghane, a tout de même ses limites. Le mollah Mohamed Omar, le leader historique des taliban afghans, sait que la victoire est désormais à portée de kalachnikov car Kaboul tombera dans les mains de ses troupes peu de temps après le départ des dernières forces de l'OTAN. Pour cela, il n'a pas besoin de l'aide des internationalistes. L'apport du réseau Haqqani, des forces de Gulbuddin Hekmatyar et des frères pakistanais sera amplement suffisant.
En sus, les apports financiers dont Al-Qaida bénéficiait par le passé, qui provenaient en grande partie de riches donateurs des pays du Golfe, sont aujourd'hui en forte diminution. En effet, les mécènes islamiques estiment qu'il est désormais plus judicieux de financer les islamistes radicaux qui ont pris en main certains pays suite aux « révolutions arabes », que de verser des sommes à fonds perdus. Ils pensent qu'investir dans Al-Qaida est sans lendemain. Ces donateurs sont enthousiasmés car ils constatent que des salafistes parviennent à prendre le pouvoir dans de nombreux pays et ce, par la voie la plus légale qui soit : l'application du « vote démocratique » tant vanté par les sociétés occidentales. Cela leur permet, entre autres objectifs, de s'opposer à Téhéran dont la volonté d'expansion au sein d'un « croissant chiite » reliant l'Irak, l'Iran, la Syrie, le Liban au Bahreïn est bien connue. Les « révolutions arabes » ont réussi relativement pacifiquement à faire en quelques dizaines de mois ce qu'Al-Qaida a été incapable de réaliser en plus de dix ans de lutte sanglante dont les premières victimes (en nombre) ont été des musulmans !
Le redéploiement vers d'autres fronts
Les mouvements dits affiliés à Al-Qaida, que l'on trouve au Yémen, AQPA[2], au Sahel AQMI[3], en Somalie (Al-Shabab) et, dans une certaine mesure, au Nigeria (la secte Boko Haram), au Sinaï, AQPS[4], en Irak et en Syrie, redoublent désormais d'activité.
Au Yémen, des hommes d'AQPA ont profité du désordre qui règne au plus haut niveau de l'Etat suite au départ du président Saleh pour s'emparer de plusieurs localités du sud du pays : Rada'a, Al Koud, Ja'ar, Shaqra, Rawdah, etc. .
Au Nord du Mali, des combattants d'AQMI ont accompagné les offensives de janvier 2012 lancées par les Touaregs du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) contre les localités d'Aguelhoc, Menaka, Tessalit et Anderamboukana. Le MNLA nie farouchement cette alliance de circonstance car c'est une question de crédibilité dans les négociations qui débuteront un jour sérieusement avec le pouvoir central.
Au Nigeria, la secte Boko Haram qui a fait sa jonction – au moins sur les plans idéologique et logistique – avec AQMI, s'est livrée au début 2012 à de nombreux massacres dans les régions de Bauchi et de Kano, s'en prenant aux symboles de l'autorité, mais aussi aux populations chrétiennes considérées comme l'ennemi principal.
Dans le Sinaï égyptien, AQPS aidé par les bédouins locaux, est en train de se structurer et représente une menace directe contre les intérêts israéliens. Ainsi, le gazoduc qui approvisionne l'Etat hébreu a été saboté à cinq reprises en 2011. D'ailleurs, Tel-Aviv craint qu'AQPS ne fasse la jonction avec les salafistes du Jund Ansar Allah, groupe qui compte quelques 10 000 activistes dans la bande de Gaza.
En Syrie, les Brigades Abdullah Azzam, dirigées par les Saoudiens Saleh al Qarawi et Suleiman Hamad al Hablani, ont été rejointes par deux mouvements : la brigade du martyr Al Baraa Ibn Malik[5] – qui prétend dépendre de l'Armée libre syrienne (ALS) – et le front Al Nusrah, ces deux dernières entités étant basées à Homs.
Al-Qaida en Irak (aussi appelé l'Etat islamique d'Irak) profite du désengagement américain pour consolider ses positions.
Seuls les Shabab somaliens rencontrent de grandes difficultés, mais cela est essentiellement dû à l'intervention musclée des forces kenyanes et éthiopiennes.
Ce qui paraît certain, c'est qu'Al-Qaida central n'a aucune prise directe sur ces mouvements « affiliés ». Par contre, il mène des opérations terroristes contre les populations chiites pakistanaises comme l'a fait le mouvement Jundallah[6], en assassinant dix-huit pèlerins à la fin février 2012.
Ce redéploiement des terrains d'opérations d'Al-Qaida s'explique par le fait que ce sont surtout des activistes locaux qui ont repris les choses en main. Pour la plupart, ils n'ont fait allégeance à Al Zawahiri, le chef de la nébuleuse initiée par Oussama Ben Laden, que pour se faire connaître sur la scène internationale, le label Al-Qaida étant porteur. Leur combat poursuit désormais des buts plus nationalistes qu'internationalistes. Ces mouvements montent en puissance sur le plan opérationnel. En effet, des combattants aguerris « rentrent au pays » après avoir mené le jihad en zone AFPAK ou en Irak. Certaines formations, particulièrement au Sahel, ont récupéré des armes abandonnées en Libye, ce qui, accessoirement a fait la fortune de nombreux trafiquants.
Toutefois, le risque est grand pour les groupes constitués de subir dans un proche avenir de terribles revers. En effet, certains sont passés du niveau guerre non conventionnelle à celui de la guerre classique. Or, les forces étatiques possèdent généralement une grande supériorité dans ce domaine, surtout si elles sont épaulées par des pays amis. L'exemple historique du LTTE sri-lankais est encore dans toutes les mémoires[7]. C'est ce qui en train de dérouler en Somalie[8] et pourrait bien arriver au Yémen.
De tous ces évènements, il serait facile d'en déduire que le risque terroriste a fortement diminué en Occident, les activistes concentrant désormais leurs opérations à un niveau local. C'est oublier un peu vite que l'idéologie prônée par Ben Laden est toujours présente sur la toile. De plus, de nombreux responsables islamiques vouent toujours la même haine farouche envers les « juifs et les croisés ». Il n'est donc pas exclu que quelques individus isolés (les loups solitaires) ou regroupés en microcellules, dont certains membres ont suivi une formation dans des camps d'entraînement pakistanais ou somaliens, ne tentent un coup d'éclat destiné à frapper l'opinion publique mondiale. Par contre, ils n'ont certainement pas les moyens de leurs prédécesseurs du 11 septembre 2001. Enfin, le terrorisme d'Etat risque de réapparaître si la situation dégénère au Proche et Moyen-Orient. Mais cela est une autre histoire…
- [1] Afghanistan/Pakistan.
- [2] Al-Qaida dans la péninsule arabique.
- [3] Al-Qaida au Maghreb islamique.
- [4] Al-Qaida dans la péninsule du Sinaï ou Ansar al-ihad, mouvement officiellement apparu à la mi-2011 qui compterait quelques centaines de combattants.
- [5] Unité créée en 2005 pour rejoindre l'Irak.
- [6] Dirigé par Ahmed Marwat.
- [7] En mai 2009, les Tigres tamouls ont été vaincus car ils se sont crus assez forts pour affronter directement l'armée sri-lankaise.
- [8] Les Shabab se sont rendus compte du danger. Après avoir effectué des « replis stratégiques », en particulier en évacuant Mogadiscio, il reprennent les bonnes vieilles tactiques de la guérilla et du terrorisme.