Afghanistan : la situation se dégrade de jour en jour
Alain RODIER
Le conflit afghan est en train de connaître un tournant très important. Les autorités militaires américaines pensent qu'au final, l'année 2008 sera plus sanglante que 2007, pourtant déjà considérée comme la plus meurtrière depuis l'intervention de 2001. En effet, les forces internationales et afghanes semblent avoir de moins en moins le contrôle de la situation. Au sous-effectif chronique des forces alliées dénoncé à maintes reprises par Washington, s'ajoute la lenteur de la mise sur pied de forces de sécurité afghanes crédibles. Pour leur part, les talibans se renforcent en permanence. En effet, de nombreux combattants internationalistes rejoignent la lutte, en particulier en quittant la terre de djihad constituée par l'Irak.
Ces faits sont particulièrement bien illustrés par la tentative d'attentat dont ont été victimes le président Hamid Karzaï et des autorités afghanes et étrangères, à Kaboul le 27 avril de cette année. Un groupe talibans a réussi à s'infiltrer à Kaboul et à tirer à l'arme d'infanterie sur la tribune officielle lors de la commémoration du 16e anniversaire de la prise de la capitale par les moudjahiddines qui avaient alors vaincu le régime communiste du président Najibullah.
La tactique des « nouveaux talibans »
Ce changement d'ambiance est en grande partie la conséquence de l'arrivée sur le devant de la scène de « nouveaux talibans » qui prennent peu à peu le relais de leurs anciens qui, soit ont été tués, soit été faits prisonniers ou tout bonnement, ont arrêté la lutte, épuisés par plus de 30 ans de combats incessants. La détermination des « nouveaux talibans » à chasser les « forces d'occupation » et à rétablir un régime musulman extrémiste à Kaboul est intacte. Ils s'efforcent de maintenir un climat d'insécurité important sur l'ensemble du pays. En effet, les opérations ne se cantonnent plus uniquement dans le Sud et l'Est de l'Afghanistan mais gagnent peu à peu le centre et le Nord. Cela oblige les étrangers à se terrer dans des camps retranchés et à n'en sortir qu'en force.
Dans ce cadre, l'attentat du 27 avril est un réel coup de force, les insurgés ayant démontré leurs capacités à se renseigner et à s'infiltrer discrètement au cœur même de la capitale afghane. A ce propos, les rapports des services de renseignement américains se font de plus en plus inquiétants de jour en jour. En effet, ces derniers ont noté une infiltration croissante de talibans dans les zones rurales situées au nord et à l'est de Kaboul. Depuis leurs positions, ils peuvent menacer directement la capitale d'actions terroristes d'envergure.
Comme en Irak, les attentats suicide se multiplient. Ainsi, le 17 avril, un kamikaze se faisait sauter dans un marché couvert près d'une mosquée de Zaranj, dans la province de Nimroz, dans le sud-ouest du pays. 24 morts, dont deux responsables de la police, étaient relevés. Le 7 juillet, une voiture explosait devant l'ambassade d'Inde à Kaboul, faisant 41 victimes, le plus lourd tribut payé lors d'une telle action depuis le début de l'insurrection des talibans. Le 13 juillet, un homme à moto se faisait exploser dans une rue passante d'Oruzgan, tuant un chef de la police, quatre de ses hommes et 20 civils. Le 22 juillet, un kamikaze se faisait sauter à proximité du parc Bagh-e Babur à Kaboul, lieu où se trouve le mausolée de premier empereur mongol.
Parallèlement, les insurgés se sont livrés à d'audacieuses opérations de guérilla. Le 13 juin, 900 détenus de la prison de Sarposa de Kandahar, dont 400 talibans, ont pu s'échapper suite à une attaque qui a combiné un attentat suicide, un assaut et la destruction d'une partie du mur d'enceinte. Suite à cette affaire, le général Sayed Agha Saqib, le responsable de la police de la province de Kandahar, ainsi que les chefs de la police criminelle et des services de renseignement locaux, ont été démis de leurs fonctions pour « négligences ». Le 13 juillet, plus d'une centaine de combattants islamiques ont attaqué un avant-poste de la Force internationale d'assistance à la sécurité (ISAF) occupé par 45 Américains et 25 afghans, dans la région de Wanat, dans la province orientale du Kunar frontalière avec le Pakistan. La prise du poste n'a pu être évitée de justesse que grâce à la vaillance des défenseurs et à l'intervention d'hélicoptères armés. En effet, les assaillants ont réussi à créer une brèche dans le mur d'enceinte et à pénétrer jusqu'à l'intérieur du poste où des combats au corps à corps ont eu lieu. Le bilan a été très lourd : 9 soldat américains ont été tués et quinze autres blessés, au moins 4 Afghans auraient aussi été blessés. Le nombre des pertes chez les agresseurs est évalué à une quarantaine de combattants. Suite à cet assaut, le poste a été évacué par les forces de l'ISAF. En effet, il a été jugé comme trop proche de la frontière car une partie des tirs des assaillants provenaient du Pakistan voisin, ce qui le rendait particulièrement vulnérable.
Les zones d'insécurité gagnent de plus en plus de terrain. En effet, sous la pression, les forces de la coalition ont été obligées d'évacuer des avant-postes pour se déployer là où la population est concentrée. A titre d'exemple, dans la région de Kandahar, 4 des 16 districts sont tenus par les forces gouvernementales alors que les talibans en contrôleraient 6. Le reste serait aux mains de différents chefs de guerre. Le pouvoir central de Kaboul ne contrôlerait que 30% du pays. Même dans ces zones, la sécurité n'est pas pleinement assurée, en particulier en raison des risques d'attentats.
Dépendant de commandants régionaux, le plus souvent tribaux, les groupes de talibans bénéficient d'une grande autonomie. Ils ne constituent pas une organisation centralisée mais plutôt un conglomérat de différentes factions qui agissent indépendamment les unes des autres. Ces groupes peuvent être composés de quelques dizaines d'activistes, mais leur nombre peut parfois atteindre des centaines de combattants comme lors de l'attaque du poste de l'ISAF, le 13 juillet 2008. Ils sont très difficiles à identifier car, paysans le jour, ils deviennent djihadistes la nuit. Ces groupes agissent indépendamment les uns des autres mais peuvent coopérer, en particulier dans le domaine logistique.
Les talibans s'appuient également sur des chefs de guerre indépendants comme Gulbuddin Hekmatyar, cet ancien vétéran de la guerre contre les Soviétiques qui avait été aidé en son temps par la CIA. Il est le leader du Hezb-e-Islami actif dans les provinces du Nuristan et de Baghlan au nord-est du pays. Et pourtant, le Mollah Omar n'apprécie pas outre mesure ce chef de guerre. Mais la réalité rencontrée par les combattants sur le terrain les pousse parfois à s'affranchir des consignes données par leurs autorités, fussent-elles morales.
Les talibans s'en prennent désormais directement à la société civile, détruisant les écoles laïques[1], en s'attaquant à tout ce qui n'est pas conforme à la charia : cinémas, magasins vendant de l'alcool, de la musique, des livres jugés impies, la presse libre, etc. En outre, les actions dirigées contre les ONG ont doublé au premier trimestre 2008 par rapport à la même période l'année passée. La construction de l'autoroute Zaranj-Delaram, qui devrait être achevée à la fin de l'année, est particulièrement visée. Des groupes criminels agissant dans un but purement lucratif se joignent aux talibans pour s'en prendre aux ONG. Ainsi sur 29 attaques directes contre des ONG répertoriées entre janvier et mars 2008, 13 leur sont attribuées. Les forces de sécurité et les représentants du pouvoir en place à Kaboul sont également les cibles prioritaires d'attentats ciblés et de coups de main audacieux. S'ils ne peuvent les atteindre directement, ce sont leurs familles qui sont visées. De toutes façons, pour les « nouveaux talibans », les pertes civiles n'ont pas beaucoup d'importance à leurs yeux.
La population afghane qui, initialement rejetait majoritairement le régime des talibans, se trouve contrainte de coopérer. En effet, les promesses sociales non tenues, la corruption de nombreux fonctionnaires et la pression accrue exercée par les « nouveaux talibans » ne lui laisse pas le choix. Pour l'exemple, des décapitations au couteau – les femmes n'échappant pas au supplice – ont parfois lieu en public ou sont filmées et largement diffusées. A chaque fois, les victimes sont accusées d'être des « espions à la solde des Américains » ou des prostituées.
Al-Qaida en Afghanistan
Les « nouveaux talibans », dont les effectifs seraient en augmentation[2], n'entretiennent pas les réticences de leurs « anciens » vis-à-vis des djihadistes internationalistes d'Al-Qaida. Bien adossés aux zones tribales pakistanaises où ils trouvent refuge, ravitaillement et camps d'entraînement, ils reçoivent l'aide de nombreux volontaires étrangers qui découvrent en Afghanistan une terre de djihad idéale.
Ils adoptent les thèses et les méthodes de leurs alliés dihadistes[3] qui, dans la zone, sont principalement de nationalités ouzbèke, tchétchène, tadjike, arabe ou pakistanaise. Parmi eux, de nombreux activistes pakistanais qui ont fait leurs premières armes au Cachemire[4] ont désormais rejoint l'Afghanistan, apportant leur expérience du combat acquise contre l'armée indienne. De l'avis même des autorités américaines, des combattants internationalistes quitteraient actuellement le territoire irakien pour rejoindre l'Afghanistan.
De l'aveu même des autorités pakistanaises, le nombre des combattants étrangers présents dans les zones tribales frontalières de l'Afghanistan avoisinerait les 10 000 ! Les djihadistes d'Al-Qaida en Afghanistan auraient pour chef l'Egyptien Mustafa Ahmed Muhammad Uthman Abu al-Yazid, alias « cheikh Saïd », un proche collaborateur de Ben Laden.
Les talibans et leurs alliés poursuivent une guerre de guérilla qui leur a été enseignée par leurs anciens, en la renforçant à la « mode irakienne » en employant massivement des engins explosifs improvisés (IED) et des volontaires à l'attentat suicide. Ainsi, alors que durant la première moitié de 2007, 44% des pertes des forces de la coalition étaient dues à l'emploi d'IED ou de kamikazes, pour la même période en 2008, la proportion s'élève à 80%.
Et pourtant, les kamikazes ne relèvent pas d'une tradition afghane. Cette technique qui n'a pratiquement pas été employée pendant la guerre contre les Soviétiques, a été importée par les djihadistes internationalistes. D'ailleurs, les Afghans restent relativement réticents à se porter volontaires pour ce type d'action. Pour eux, il est plus utile d'être un bon moudjahidine qui risque sa vie au combat (et leur courage est légendaire) que de se sacrifier en une seule action. Ce sont donc en général de très jeunes gens qui ont été embrigadés psychologiquement dans des camps de réfugiés pakistanais qui en font les frais. Bien sûr, de nombreux étrangers sont également mis à contribution ; comme en Irak, n'étant pas considérés comme de vrais « moudjahiddines », ils sont plutôt réservés à des opérations suicide.
Le rôle de l'Iran
Le rôle de Téhéran dans le conflit afghan reste ambigu. Si les mollahs chiites se sont longtemps opposés aux talibans[5], il semble qu'ils leur apportent désormais une aide discrète, particulièrement en les approvisionnant en armes. De plus, l'Ouest de l'Afghanistan est surveillé de très près par les pasdarans et les services secrets iraniens (VEVAK). Il est à noter que cette région est encore une des zones les plus calmes du pays, ce qui ne semble pas être le fruit du hasard. Si, pour des raisons stratégiques, Téhéran le décide, cela peut changer à tout moment. En effet, des hommes d'Al-Qaida implantés en Iran depuis 2001 et qui sont tombés sous la coupe des pasdarans, pourraient être relancés dans le combat dans l'ouest du pays.
De plus, les Iraniens bénéficient dans la province d'Herat de l'appui inconditionnel de l'important chef de guerre (et trafiquant notoire) Ismaël Khan, actuel ministre de l'Eau et de l'énergie dans le gouvernement d'Hamid Karzaï. Comme cela est quasi traditionnel en Afghanistan, il peut « retourner sa veste » à tout instant ! C'est d'ailleurs dans ce cadre que le général Dostum, un important chef de guerre d'origine ouzbèke, qui s'est rendu célèbre par ses multiples volte-faces, a été discrètement écarté du pouvoir au début 2008.
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L'Histoire a démontré à maintes reprises qu'une insurrection nationale qui s'appuie sur des bases situées à l'étranger ne peut être vaincue militairement (guerres coloniales, Vietnam, etc.). Elle nous a aussi appris que l'Afghanistan était une terre incontrôlable en raison de sa géographie tourmentée, de son système féodal et de l'esprit combatif et extrêmement rustique de ses populations qui se sont toujours montrées rétives à toute intervention étrangère.
Les forces de la coalition sont en total sous-effectif. A titre de comparaison, pour établir un Etat bosniaque viable et maintenir l'ordre, la communauté internationale a dépêché 19 soldats pour 1 000 habitants et a accordé une aide de 679 dollars par personne. Actuellement en Afghanistan, il y a un soldat pour 1 000 habitants et l'aide financière s'élève à 57 dollars par personne.
La solution, si elle existe, ne peut donc être que politico-économico-militaire. Une évidence s'impose : elle se trouve dans les mains des Afghans eux-mêmes. Aussi, doit-on se poser la question de ce qu'ils veulent vraiment. Ce n'est peut-être pas le « modèle démocratique » importé depuis l'Occident comme ce n'était pas le « modèle communiste » importé en son temps par le « grand frère » soviétique.
- [1] Les écoles religieuses étant épargnées.
- [2] On parle de 15 à 20 000 combattants.
- [3] Ce n'est que récemment que les talibans ont utilisé, à l'image d'Al-Qaida, les richesses de l'informatique.
- [4] Où la situation est actuellement relativement stabilisée et ne présente donc plus d'intérêt opérationnel immédiat pour eux.
- [5] Par exemple, ils ont laissé les mains libres aux Américains pour les chasser du pouvoir.